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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    Nur ed-Din contre Saladin

    Mosquee-Nur-ed-Din Le sultan Nûr ed-Dîn s'inquiétait de l'activité et des succès personnels de Saladin. On lui avait déjà signalé que ce dernier recherchait l'occasion favorable pour se libérer de sa tutelle et il résolut de le faire surveiller par les émirs mécontents qui faisaient leur cour au gouverneur de l'Egypte. Il se fit adresser des rapports sur la politique suivie par Saladin et le traita ostensiblement dans sa correspondance officielle avec les seuls égards dus à un serviteur notable. C'était clairement signifier à Saladin qu'il était non point le possesseur du pouvoir, mais le dépositaire des intérêts de l'Islam syrien en Egypte, et qu'à ce titre il devait non point innover, mais se conformer aux directives qu'il recevrait de Damas. Certes Nûr ed-Dîn désirait prendre lui-même possession de l'Egypte et rendre Saladin à ses anciennes et inoffensives occupations théologiques. Cependant il avait pour l'heure trop de soucis personnels. En effet les chrétiens s'agitaient aux portes de son royaume et, à l'Est, une séquelle de petits princes turbulents de Mésopotamie disputaient son autorité et prenaient hardiment le chemin de la rébellion.

    Les chrétiens, après la chaude alerte de Darûm, cherchaient de nouveaux concours. Et Amaury, roi de Jérusalem, qui venait d'épouser la petite-fille d'Andronic Comnène, frère de l'empereur de Byzance, se rendit dans cette ville « gardée de Dieu. » Devenu son parent par sa femme, le roi de Jérusalem alla trouver celui qui, pour tous les peuples chrétiens et infidèles, ne pouvait apparaître, du haut de son trône inaccessible, que comme l'émanation vivante de la divinité, immobile dans son éblouissant appareil de joaillerie, comme une icône sainte. Personnage redoutable, roi de vingt nations, incarnation du césarisme traditionnel, maître après Dieu de la terre, autocrate, souverain absolu que les plus illustres personnages n'abordaient que pliés en deux, maître suprême des croyances, dispensateur des dix-huit dignités auliques de l'Empire, Manuel Comnène régnait toujours, ayant déjà derrière lui un lourd passé de trahisons, de victoires et de défaites, partageant son temps entre la mise au point d'une nouvelle doctrine qui se ressentait de l'influence de celle de Mahomet, et les heures de débauche avec sa nièce Théodora, excommuniant ceux qui se permettaient de critiquer sa conduite, persécutant les prélats qui s'opposaient à ses erreurs. Il reçut le roi de Jérusalem selon la coutume traditionnelle de ses prédécesseurs. Guillaume de Tyr a raconté en détail ce que furent les fêtes données en l'honneur d'Amaury, et le cérémonial grandiose des audiences qui lui furent accordées. Parmi tant de bals, de spectacles, Amaury n'oublia cependant point l'objet de son voyage. Il entretint l'empereur de la nécessité de faire une guerre impitoyable à Saladin, dont la puissance grandissante alarmait les chrétiens. Il lui rappela que, par les empereurs de Byzance, le Seigneur avait résolu de combattre et de détruire l'impiété des nations pour que soient unis dans la foi ceux qui diffèrent par la race. Il lui exposa longuement la situation des malheureux royaumes francs de Syrie voués à la ruine par la mésentente entre les barons, les grands ordres du clergé et le roi, menacés par la constitution d'un énorme bloc musulman allant de l'Euphrate à la Libye, unifié politiquement et religieusement. Le roi de Jérusalem avait clairement compris que l'unité de l'Islam allait se refaire au détriment des chrétiens. Il proposa à Manuel Comnène de chasser Saladin de l'Egypte et d'y créer un État franc qu'il partagerait avec lui. Amaury n'eut d'ailleurs pas besoin de développer une éloquence exceptionnelle pour faire valoir ses idées car, fidèle aux traditions de la diplomatie byzantine, Manuel Comnène estimait que la possession de la vallée du Nil non seulement était avantageuse grâce aux ressources qu'il pourrait en tirer, mais qu'elle permettrait à la chrétienté d'Orient de voir un peu plus loin que le bout de ses fiefs et de retrouver une vigueur nouvelle suscitée par l'appât des trésors accumulés dans les souks du Caire. Économiquement et politiquement il ne pouvait que soutenir les arguments du roi de Jérusalem, son parent, et il lui promit de l'assister.

    Pendant qu'Amaury s'entretenait ainsi avec l'empereur de Byzance et méditait ses futures expéditions, Nûr ed-Dîn s'emparait du Crac de Montréal, situé près de la mer Morte, en plein cœur de cette terre d'Oultre le Jourdain, patiemment mise en valeur par les premiers fondateurs du Royaume de Jérusalem. C'était une perte sensible pour les chrétiens de Transjordanie car les ressources économiques de cette opulente seigneurie leur avaient procuré d'appréciables revenus. C'est sur cette bande des plateaux de Moab, « espèce de Beauce arabe », qu'étaient cultivés la vigne, les céréales, l'olivier, des champs de canne à sucre. Ce sucre s'exportait au loin: dans l'île de Chypre des marchands vendaient une poudre qui portait le nom de sucre du « Crac de Montréal. » Cette imposante forteresse de Montréal à triple enceinte était réputée imprenable. Elle avait été édifiée par Baudouin afin de surveiller la frontière orientale du royaume de Jérusalem, d'exercer un contrôle douanier sur les caravanes transitant par la grande voie nommée Derb el Hadj, et de protéger contre les agressions des Bédouins pillards les populations agricoles de Moab et de l'Idumée dont le travail contribuait à enrichir la colonie franque d'Oultre le Jourdain.

    Après s'être installé à Montréal Nûr ed-Dîn pria Saladin de venir le rejoindre. Il lui mandait qu'il convenait de supprimer cette Marche avancée du royaume de Jérusalem, agressive avec ses puissantes forteresses échelonnées sur trois cents kilomètres. Sans doute avait-il formé le projet de supprimer cette terre d'Oultre le Jourdain avec le concours des troupes égyptiennes du gouverneur du Caire. Saladin se mit en route. Fut-il informé des desseins secrets de Nûr ed-Dîn ?
    On ne sait. Sachant combien les émirs syriens étaient jaloux de son élévation et disposés à le desservir, craignant d'être arrêté et dépossédé de l'Egypte, ne voulant surtout pas contribuer à ouvrir la route de la vallée du Nil à ses amis douteux de Damas, il se ravisa en cours de route et rentra au Caire, prétextant qu'il venait subitement d'apprendre qu'un complot se tramait contre la sûreté de l'État dans la capitale. Nûr ed-Dîn se fâcha, se promit de rapporter la tête de Saladin dans un sac et il jura d'aller lui-même surprendre le rebelle à la tête de ses Syriens.

    Ce fut un beau tapage au Caire. Les partisans de Saladin s'affairèrent. Les mécontents se réunirent et prirent toutes dispositions pour recevoir Nûr ed-Dîn. Les uns parlèrent de s'opposer aux projets de ce dernier par les armes et ils firent le compte des officiers de la garnison dont ils étaient sûrs de la loyauté. Selon le biographe de Saladin qui occupait auprès de lui des fonctions de secrétaire, le maître de l'Egypte aurait été le seul à ne point retenir cette suggestion et il aurait répondu à ceux qui voulaient se battre: « Nous ne devons même pas penser à ces choses. » D'autres historiens arabes rapportent que certains de ses vizirs l'engageaient à ne pas commettre l'irréparable. Ils lui représentaient que Nûr ed-Dîn était le véritable maître de l'Egypte et son bienfaiteur; que s'ils étaient mis en demeure de choisir entre Saladin et Nûr ed-Dîn, ils n'hésiteraient pas ! « A quoi penses-tu, lui disait l'un d'entre eux, en nous demandant quelle sera notre attitude ?
    Ne sais-tu pas que Nûr ed-Dîn possède la confiance du calife de Bagdad ?
    Si le Commandeur des Croyants apprenait que nous avons l'intention de défendre ta cause par l'épée, il serait capable de rechercher aussitôt l'alliance des chrétiens — qu'Allah les maudisse ! — et de faire trêve à toute autre guerre pour accourir en Egypte où il trouverait par surcroît de nombreuses intelligences chez les Égyptiens, dans l'armée, dans l'administration, dans ton propre entourage. Je te recommande d'agir de la façon suivante, pour ne point attirer ici ses rigueurs: tu vas envoyer immédiatement un courrier à Nûr ed-Dîn avec ces mots de ta part:
    « Il m'est revenu que vous voulez venir jusqu'ici pour ôter l'Egypte à mes soins. Qu'est-il besoin de tout cela ?
    Que notre Seigneur m'envoie plutôt un officier pour me mener à lui la corde au cou ; il ne rencontrerait de ma part aucune résistance. » Ce propos, textuellement relaté par un auteur arabe, Ibn al Athir, dans son Histoire des Atabegs, sembla convaincre Saladin de l'inutilité d'une lutte fratricide dans laquelle il n'aurait pour lui ni l'opinion publique indifférente à ces conflits d'autorité, ni ses troupes qu'il suffisait d'acheter un meilleur prix, ni ses ministres prudents et prêts à l'abandonner. Il était seul. Et le temps n'était pas encore venu où il pouvait se montrer intransigeant. Il était trop intelligent pour croire que sa situation était désormais solide au Caire. Néanmoins il voulut montrer qu'il était encore le maître. Il se débarrassa des émirs douteux qui passaient leurs loisirs à ourdir des cabales contre lui en les expédiant dans des postes lointains où l'on attrape les fièvres ; il confia quelques Syriens à son neveu et l'envoya conquérir le royaume de Barca et reconnaître une partie du littoral méditerranéen; il confia à son frère la mission de s'emparer de la Nubie riche en chevaux. Celui-ci se couvrit de gloire, emporta les principales places, leva des contributions, traversa la mer Rouge et alla fonder une dynastie Ayyubide dans le Yémen. Mais les jours de Saladin semblaient comptés car Nûr ed-Dîn avait fait venir d'importants contingents mésopotamiens à Montréal et, ne voulant plus différer son entrevue avec Saladin, il marchait par étapes forcées vers l'Egypte aux trésors fabuleux. Au moment même où il allait franchir la frontière de l'antique empire des Pharaons, le mercredi 15 mai 1173, il mourut des suites d'un stupide mal de gorge.

    Un enfant de onze ans, Al Malik al Salîh Ismaël, le fils de Nûr ed-Dîn, montait sur le trône de Damas.
    Il n'est pas superflu de s'arrêter ici sur le caractère de Nûr ed-Dîn qui fut un grand soldat, un grand bâtisseur, le vainqueur des Francs dans cent batailles. Je ferai d'abord appel au témoignage d'un célèbre écrivain arabe, Ibn al Athir, qui écrivait ceci:
    « J'ai bien étudié les vies des souverains du passé, mais depuis les califes légitimes et Omar ben Abd el Aziz, je n'en ai trouvé aucun dont la vie fût plus pure et l'amour de la justice plus ardent. Musulman pieux et profondément convaincu de la grandeur et de la vérité de la mission du Prophète, il s'efforça de suivre exactement et dans tous les cas particuliers, aussi bien dans sa vie privée que dans l'exercice de ses fonctions publiques, les multiples prescriptions du Coran et de la Sunna sur la conduite des croyants. Il consacrait les sommes qui provenaient des butins de la guerre à des fondations pieuses et à des travaux d'intérêt public. Toutes les villes importantes de la Syrie eurent leurs fortifications relevées par lui: Damas, Homs, Hama, Alep, Baalbek. Partout, sous son administration, s'élevèrent des mosquées, des écoles, des caravansérails. Les savants furent, eux aussi, l'objet de sa sollicitude, de ses préoccupations, de ses sacrifices. Ses efforts n'eurent qu'un même but: chasser les chrétiens de la Syrie et de la Palestine et il essaya de remplir fidèlement cette mission. » Nûr ed-Dîn, cadet des fils de Zengî, le plus éminent émir de l'époque glorieuse des Seldjoukides, que les chrétiens avaient surnommé « le Sanguinaire », montra, dès ses premiers pas dans la vie publique, qu'il n'avait point oublié les leçons de son père qui lui avait appris comment il fallait s'y prendre pour gouverner les hommes et haïr les chrétiens. L'adolescent, tôt promis aux rudes épreuves de l'action, avait laissé son frère aîné régner tranquillement dans le fief paternel de Mossoul, préférant s'installer à Alep afin d'être plus près des frontières des ennemis de sa religion. Il fut un remarquable administrateur des deniers publics auquel ses contemporains ont rendu hommage. Il osa suspecter les fortunes arrogantes, les émirs diamantés, les fonctionnaires trop serviles. Il dota Damas du « Dar el Adl », qui servait encore au siècle dernier de résidence aux gouverneurs turcs, l'hôpital, le « Maristan. » Il reconstruisit entièrement à ses frais la mosquée d'Alep. C'est lui qui créa le premier en Syrie une haute cour de justice qui devint une véritable cour d'appel des jugements ordinaires des cadis, où devaient être jugés en dernier ressort tous les procès, sans que les juges soient tenus de considérer le rang ou la qualité des demandeurs. Il venait parfois y tenir audience, mettant au service de l'équité le poids de son autorité légale, inaccessible à la vénalité ou à la complaisance. Il ordonna que les contributions de guerre fussent intégralement versées dans les caisses du trésor public et non point distribuées, comme c'était l'usage, aux officiers et aux émirs qui s'accordaient toujours une sorte de privilège de droit divin. Il aimait répéter à son entourage ébahi qu'il n'était que le comptable des biens des musulmans et qu'il ne lui était pas permis de les employer à d'autres fins que celles de leurs intérêts. C'était certes un langage peu courant à la cour des brillants émirs, impressionnés par une telle austérité de mœurs, mais peu enclins à la partager. Nûr ed-Dîn ne rechercha ni la richesse, ni les honneurs. Il vivait simplement, rappliquant à être aussi libéral qu'économe. Il établit un usage, singulier pour l'époque: pour recevoir plus rapidement son courrier, donner ses ordres à ses officiers en campagne, surprendre les mouvements de l'ennemi, il utilisa le premier les pigeons voyageurs. Grâce à cette innovation, il surprit plus d'une fois les chrétiens et les tailla en pièces avant qu'ils aient eu le temps de comprendre par quel sortilège Nûr ed-Dîn connaissait si vite leurs déplacements.

    Mais ce qui, avant tout, fait de Nûr ed-Dîn l'une des plus impressionnantes figures de l'Islam, c'est son acharnement à combattre les colonies franques de Syrie. Toute sa vie fut engagée dans cette lutte sans cesse renaissante contre les ennemis de sa foi. La haine qu'il vouait aux chrétiens d'Orient n'était point une haine politique, mais une haine froide, entretenue, calculée, une véritable fureur religieuse. Il avait la passion de la guerre sainte. Guillaume de Tyr, qui connaît son époque, ne s'y trompe pas: « Noradins, li crueus anemis aus Cresdens. » Il n'était pas question pour lui d'une querelle de race, ni de reconquérir des territoires arabes, ni de contester des frontières; il s'agissait des intérêts spirituels, des intérêts sacrés de l'Islam. Il disposait à cet effet d'appuis assez sûrs pour lui permettre d'imposer sa politique: d'une part ses troupes, dont la fidélité n'était pas douteuse, puisqu'elles étaient composées de mameluks, esclaves ou affranchis que liaient à la personne de leur maître des liens juridiques et moraux, d'autre part les « enturbannés », les hommes de science et les sûfis chargés de la propagande religieuse, qui créaient en faveur du souverain qu'ils servaient un puissant courant d'opinion. A sa mort il avait su rallier la grande majorité des musulmans syriens à la cause qu'il avait servie avec tant de constance. Voilà pourquoi fut grand celui dont l'autorité s'étendait « du fond de la Nubie à la porte de Hamadan. » Voilà pourquoi les fidèles prononçaient son nom dans leurs prières, à La Mecque et à Médine. « Nûr ed-Dîn a continué l'œuvre de son père, écrit René Grousset, un peu comme Saint-Louis continue celle de Philippe-Auguste. Le politique et le conquérant font place au saint. Non certes que Nûr ed-Dîn ait en rien abandonné — pas plus que Louis IX d'ailleurs — la tradition militaire de ses ancêtres. Il passe au contraire sa vie à la guerre sainte. Mais, précisément, la guerre sainte, en temps que telle, est toute sa raison d'être. » Il s'y dévoue avec le zèle obstiné d'un derviche. Il est, lui aussi, le saint roi. Devenu le souverain de la Syrie musulmane, il mène dans ses palais d'Alep et de Damas une vie étonnamment simple, qui, dans les heures de pure exaltation religieuse, en temps de Jihâd, devient presque la vie d'un ascète, mortifiée de jeûnes et brûlée de prières. Les siens auraient pu graver sur son tombeau ces quelques mots prononcés avant sa mort par un compagnon du Prophète:
    « Sois la bienvenue, ô mort ; sois bienvenue, visiteuse amie, qui me joins dans la pauvreté et dans la prière. 0, mon Dieu, tu le sais, je t'ai toujours craint, mais aujourd'hui j'espère ardemment en toi. Je n'ai pas aimé le monde ni la longue vie en ce monde pour creuser des canaux ou planter des arbres, mais pour avoir soif dans le flamboiement de la chaleur de midi et écouter les ulémas aux assemblées de Dikr. »

    « Djihad signifie en arabe » effort vers un but déterminé. » L'expression complète est djihad fi sabil Allah, « effort sur le chemin de Dieu. » On a coutume, dans les langues européennes, de traduire djihad par « guerre sainte. » Il convient de bien en préciser le sens. Le djihad n'est pas une « guerre sainte » d'exécration et d'extermination, tel le herem biblique. Son but est de propager et/ou de défendre l'islam. Divers versets coraniques seraient à citer:
    Ceux qui demandent de répandre l'islam par la persuasion ;
    Ceux qui ordonnent de combattre pour repousser une attaque contre l'islam ;
    Ceux qui ordonnent une offensive, mais hors des quatre mois sacrés ;
    Ceux qui ordonnent le combat en tout temps. (Il faudrait tenir compte ici des « règles de l'abrogation », qui varient d'ailleurs selon les écoles.) »

    Sa gloire est intacte. Il figure aujourd'hui dans la littérature sacrée des musulmans au nombre des saints. Il occupe l'une des plus hautes places, avec Saladin, dans la hiérarchie des saints de l'Islam. Et sa tombe est visitée par des milliers de fidèles chaque année, dans cette prestigieuse Damas qu'il aima tant et où il dort dans la « Madrasa al Nûrîya. »

    La mort de Nûr ed-Dîn avait agréablement surpris Saladin. Elle fut providentielle pour lui. Il avait à faire face à une crise intérieure d'une extrême gravité. On n'a pas oublié que la reconnaissance du califat abbasside de Bagdad dans la prière du vendredi s'était passée sans incident. Les habitants de la capitale avaient bien murmuré, mais sans doute impressionnés par la vue de quelques troupes kurdes que Saladin promena dans les souks, ils préférèrent s'abstenir de toute manifestation nettement hostile. Cependant la province s'était montrée plus réticente au joug spirituel de Bagdad. En secret la majorité des Égyptiens demeurait fidèle à la doctrine de leurs anciens gouverneurs, les Fatimides. Le fils d'El Adid vivait toujours, légitime héritier de cette dynastie. Un poète du Yémen (Umarâ ibn Abu'l Hasân), aidé par son secrétaire (Le Cadi al-Awûris), par quelques officiers soudanais heureux de jouer leur tête, et par d'anciens domestiques du palais califai dépourvus de scrupules et de situation, projeta de rétablir le fils d'El Adid sur le trône de ses pères. Il forma un gouvernement insurrectionnel qui devait prendre le pouvoir à une date convenue. Les conjurés députèrent l'un des leurs aux chrétiens pour solliciter leur appui moyennant de bonnes terres et d'appréciables revenus. Un accord fut conclu à Jérusalem entre les rebelles égyptiens et le roi Amaury, qui envoya au Caire un personnage de sa suite officiellement chargé de venir saluer Saladin, mais en réalité ayant reçu mission de se tenir au courant des progrès de cette conjuration. Saladin fut prévenu par sa police de ce qui se tramait contre lui et la répression fut implacable. Tous ceux qui, de près ou de loin, appartenaient à la famille d'El Adid furent assassinés ; les chefs du mouvement séditieux et ceux qui s'étaient laissé compromettre furent pendus. Afin de ne point être suspectés, d'importants personnages qui avaient juré la perte de Saladin se précipitèrent dans les mosquées pour prier ostensiblement pour les Abbassides de Bagdad, abandonnant le poète yéménite et ses projets de restauration des Fatimides. Mais l'ordre ne dura guère. Éteint ici, le feu fut rallumé, entretenu plus loin. Le 7 septembre 1174, six mois après la découverte du premier complot, un général fatimide (Kanz al Dawla, de la puissante tribu des Banu'l Kanz) recruta des troupes noires, les réunit à Assouan et leur promit le pillage du Caire et la tête de Saladin. Il destitua les gouverneurs des villes de la Haute-Egypte, vit grossir ses effectifs des mécontents et des soldats réguliers désertant les rangs de l'armée pour participer au pillage des souks de la capitale. Il ravagea la Thébaïde, s'emparant de Kous, la fameuse Thèbes. Cette fois, Saladin n'avait point devant lui une bande intellectuelle de mutins, mais un général habile commandant des troupes aguerries et enthousiastes. Ne voulant pas quitter le Caire en des heures aussi critiques, Saladin chargea son frère (El Melek el Adel) de restaurer son pouvoir dans la province en effervescence. Ce dernier était accompagné par ceux des émirs que Saladin s'était attachés par ses bienfaits, ses faveurs, les richesses qu'il leur avait prodigués, les emplois lucratifs qu'il leur avait distribués. Il les choisit intentionnellement parmi ceux qui, ayant goûté les douceurs de la vie du Caire, y tenaient trop pour s'en laisser priver par un chef de tribu et ses Noirs. Les mameluks de son frère réussirent à surprendre les rebelles. Le général fatimide fut fait prisonnier et sa tête envoyée au Caire. Trois mille de ses hommes furent suppliciés, le corps cloué sur des croix. Toute la population du Caire fut invitée à venir voir ce sanglant spectacle. L'échec de ces conspirations ne doit pas nous faire méconnaître leur importance. Les révoltés ébranlèrent le pays. Ils avaient fait appel aux chrétiens habitués depuis quelque temps à ce jeu. Ils avaient écrit au grand maître de cette étonnante secte syrienne des Assassins, le célèbre Sinan, lui exposant que la doctrine des Fatimides était semblable à la sienne, qu'il n'y avait entre eux divergence que sur des points qui ne pouvaient ni susciter un schisme, ni lui interdire de leur porter secours. Ils lui avaient demandé de désigner un volontaire qui détruisît Saladin par trahison ou lui dressât des pièges et des embûches (Les Assassins firent assaillir Saladin à deux reprises: en janvier 1175 et le 25 mai 1176. La première tentative fut déjouée, mais Saladin n'échappa que par miracle à la seconde.)

    Saladin allait pouvoir se consacrer à de grandes tâches. La mort de Nûr ed-Dîn le tranquillisait du côté de Damas. Le calife de Bagdad, assez versatile, après avoir encouragé Nûr ed-Dîn contre Saladin, ne tenait pas à compliquer les choses et s'accommodait de la situation nouvelle. L'ordre était rétabli en Egypte, sanctionné par les exécutions des coupables. Les derniers Fatimides ayant disparu, leur race était éteinte. La position politique de Saladin s'affermissait et il pouvait songer sans inquiétude au brillant avenir promis à sa dynastie. La tranquillité étant revenue au Caire, il apporta ses soins à la réorganisation administrative de l'Egypte, et le pays connut alors une période de renaissance économique et spirituelle. Poètes, grammairiens, médecins, commentateurs sortent en plus grand nombre de l'université El Azhar. La vie religieuse s'épanouit. Saladin fonda des écoles pour les trois rites islamiques principaux. Dans ces grands établissements sont étudiés le fichisme, science de la loi religieuse ; le sufisme, dont les rigueurs ascétiques permettent à ses adeptes, pour lesquels l'existence est un péché, de s'absorber totalement dans la contemplation de Dieu (Le plus grand interprète de cette conception est Djelâl al-Dîn Rûmî.) ; l'aschlahrisme, dans laquelle l'idée de l'opportunité est introduite dans la conception de Dieu. Saladin s'entoura de conseillers intelligents, actifs, capables d'exécuter ses réformes concernant l'administration civile et militaire. L'un d'eux était son vizir Al Fadil, natif d'Ascalon, qui joua un rôle éminent dans l'administration Ayyubide de l'Egypte. Après s'être fait remarquer par l'élégance et la concision de ses rapports, il fut nommé au Caire où il dirigea le « Diwan al Djaish. » Lorsque Saladin prit le pouvoir, Al Fadil devint son alter ego et il réorganisa les services des finances, de la flotte et de l'armée. Il rédigea un journal officiel, « Mutad-jaddidat », où l'on trouve non seulement des notes précieuses sur ses réformes, mais aussi des comptes rendus relatant les événements importants survenus en Egypte pendant le gouvernement de Saladin. C'était, écrit Maimonide qui vivait au Caire à cette époque, « un homme d'une activité inimaginable qui pouvait, pendant une audience, en même temps qu'il écrivait une lettre, en dicter deux autres. » Aussi célèbre en Egypte qu'au-delà de ses frontières, il s'était assigné pour tâche dans la vie de répandre autour de lui les biens qu'il avait reçus de Dieu ; il employa sa fortune à soulager ceux qui étaient dans l'embarras, à éduquer les orphelins, à accroître le nombre des savants. Il possédait la confiance de Saladin et celui-ci, qui connaissait et appréciait la passion de son dévoué collaborateur pour les livres rares, lui offrit la célèbre bibliothèque des califes fatimides.

    Ainsi, sous le gouvernement éclairé du fondateur de la dynastie des Ayyubides, l'Egypte connut une période d'intense rayonnement intellectuel et religieux ; la paix assurée favorisa les travaux des savants, les arts se développèrent librement, la reprise des activités commerciales apporta aux Égyptiens l'abondance des produits de toutes provenances et la richesse. La prospérité succéda à ces années de troubles sociaux, de famine, d'anarchie, de persécution et de spoliation qui avait compromis l'existence de l'Egypte pendant le règne de l'incapable calife fatimide El Adid.
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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