Voyage à Saint Jean d'Acre
Nous avons couché dans une bergerie, entourés d'Arabes, de vaches et de chèvres. Le lendemain, lorsque le muezzin appelait les musulmans à la prière du haut de la petite mosquée du village nous avons pris le chemin de Jaffa où nous sommes arrivés après trois heures de marche. Les pères latins de Jaffa informés de quelques accidents de peste qui avaient eu lieu, disait-on à Saint-Jean d'Acre, se sont empressés de me l'annoncer mais ces nouvelles pouvaient n'être que de vains bruits, et malgré leurs avis, je suis venu a Saint-Jean d'Acre en passant par Arsur, que nous n'avions pu visiter a notre premier passage sur cette route.Arsur ou Arsouf s'élevait aux bords de la mer à deux lieues au nord de Jaffa ; c'était une des places fortes de la Palestine, et son nom est devenu célèbre par un des plus grands combats des, croisades.
Vous avez traversé la plaine d'Arsur et vous avez vu ce champ dé bataille où se sont rencontrées les deux grandes renommées des vieux âges, Richard-coeur-de-Lion et Saladin. Le village arabe d'Arsouf, bâti sur une hauteur, indique la place où fut la vieille cité dont il a pris le nom. Les restes d'Arsur touchent de plus près à la mer que le village les ; débris les plus considérables appartiennent aux murailles de la ville. Ce que j'aurais voulu trouver parmi ces ruines, c'est le tombeau de Jacques d'Avesnes, placé dans une église consacrée a la Vierge ; mais au milieu du désordre de ces décombres, comment reconnaître la place du tombeau du brave chevalier ?
Que de cendres glorieuses ont été emportées par le vent de la Palestine ! Vous savez que des jardins avoisinaient Arsur du côté de l'orient ; on en retrouve encore aujourd'hui autour du village arabe. Soixante ou quatre-vingts familles habitent Arsouf, bâti avec les pierres de la vieille ville. C'est sans doute aussi avec les pierres d'Arsur que fut restaurée, il y a quinze ans, la cité de Jaffa. Je ne vous dirai rien de la forêt d'Arsur où se réfugièrent les soldats de Saladin pour échapper a l'épée victorieuse des croisés. Cette forêt, que la hache ou la flamme ont peu a peu éclaircie et dépouillée, n'est plus qu'une vaste étendue de terrain couverte çà et là de petits arbustes les forêts ont leur gloire et leurs ruines comme les cités.
Je suis arrivé à Saint-Jean d'Acre le 26 avril. Il m'a fallu attendre l'autorisation du pacha avant d'entrer dans la ville. Notre agent que j'avais averti de mon arrivée, m'a envoyé un de ses cavaz pour m'accompagner jusqu'à la, maison consulaire. M. Catafago, qui se montre pour moi plein de bienveillance et d'amitié, ne m'a pas laissé ignorer le retour de la peste à Saint-Jean d'Acre.
Pour qui aime les brillants souvenirs de notre moyen-âge chevaleresque, la plaine de Saint-Jean d'Acre est bien intéressante à parcourir; la peste, qui remplit la cité de funérailles, ne m'a point empêché d'aller visiter les emplacements des camps et les champs de bataille des croisés et des Sarrasins.
En traversant la ville, il fallait ne recevoir le contact de personne; deux cavaz écartaient avec leur bâton ceux qui passaient trop près de moi. La cité d'Acre, dont les rues sont si étroites si sales, si tristes, a pris un aspect plus sombre sous le fléau terrible. Quelque soin qu'on prenne, il est bien difficile de ne rien toucher au milieu de ces bazars encombrés, d'hommes et de marchandises ; la mort est la pourtant. Qui serait tente, d'après cela, d'envier le destin du voyageur ? Les dangers de la mer et d'une terre barbare ne sont, si vous voulez que des périls vulgaires ; mais voilà que la peste envahit mon chemin et qu'il me faut heurter des cadavres pour arriver a l'éclaircissement d'un point d'histoire ; la science que je cherche ne se montre à moi qu'après le péril comme la victoire le théâtre de mes explorations, pacifiques devient comme un champ de bataille, où sifflent les Sèches mortelles d'un fléau plus redoutable que la guerre.
Y a-t-il beaucoup de gens dans le monde qui vous draient faire de la littérature et de l'érudition à ce prix ?
La plaine de Saint-Jean d'Acre, du côte du nord, commence au pied du mont Saron, et s'étend, du côté du sud, jusqu'au pied du Carmel, sur un espace d'environ quatre lieues ; de l'ouest à l'est, la plaine se prolonge à peu près a une lieue et demie. Le Bélus, que Boha-Eddin et d'autres auteurs arabes ont appelé Nahr-Alhalou rivière d'eau douce et que les gens du pays appellent, tantôt Nahr-el-Ramyn et tantôt Nahr-el-Kardane, se jette dans la mer à un quart d'heure à l'est de la ville, sous la petite, éminence où gisent quelques ruines nommées Akkah-el-Kharab (Acre la ruinée) ; ce lieu marque évidemment la limite orientale de l'ancienne cité. La plaine est marécageuse en beaucoup d'endroits, et de ces marais s'échappent des exhalaisons funestes à la santé des habitants. Le terrain offre très peu d'arbres ; on m'a dit que plusieurs points du golfe de Saint-Jean d'Acre étaient boisés avant le passage de Bonaparte, mais que l'armée française n'y laissa que des rivages nus. A une demi-heure, au nord-est de la ville, Abdallah-pacha a fait construire une maison de plaisance et des kiosques élégants qui ont coûté m'a-t-on dit, des millions de piastres ; dans chaque kiosque jaillit une source d'eau qui retombe dans un bassin de marbre. Auprès de ces riantes demeures est un aqueduc qui vient abreuver la cité musulmane. Un village appelé Smirii, entouré de figuiers et de mûriers, se voit dans la plaine, à une heure d'Acre, vers le nord ; une demi-heure au-delà de Smirii, sur une hauteur voisine de la mer, un village arabe a hérité du nom et des ruines de l'antique cité d'Achzib, mentionnée dans les livres de Josué et des Juges.
A différentes distances de Saint-Jean d'Acre s'élèvent, au nord et au nord-est, plusieurs collines qui découpent la plaine. La première est celle de Thuron, appelée par les auteurs arabes tour-a-tour colline des Mosallins ou des Prians et Mossallaba. La seconde colline est celle que Boha-Eddin nomme Aïadia, et Gauthier Vinisauf, Mahaméria. La troisième est la colline de Kisan.
Le Bélus coule au pied des hauteurs de Thuron et d'Aïadia. Les montagnes citées dans les chroniques arabes sous le nom de Karouba, sont les montagnes de Saron qui partent du cap Blanc appelé en arabe el-Mecherfy et courent de l'ouest à l'est jusqu'aux rives du Jourdain. Je crois que les Arabes du moyen-âge ont donné à ces monts le nom de Karouba, à cause de la grande quantité de caroubiers qu'on y trouve. Voilà les lieux qu'il était important de reconnaître afin de bien comprendre les chroniques chrétiennes et musulmanes pour les attaques et les combats fameux des années 1189 et 1190.
J'ai cherché sur la colline de Thuron la place où furent dressés le pavillon du roi Guy de Lusignan et les autres pavillons des chevaliers et des soldats chrétiens, chaque jour de nouveaux croisés arrivaient sur des navires ; la mer était pour eux, comme le disait Saladin, la mer s'était déclarée pour les enfants du feu.
A chaque nouveau renfort venu d'Allemagne, de France, d'Angleterre et d'Italie, le camp s'agrandissait et menaçait peu à peu la cité ; je n'ai point trouvé les fossés profonds, les remparts de terre qui entouraient le camp et lui donnaient l'aspect d'une place forte. Plus rien ne reste de ces travaux merveilleux qui causèrent tant de surprise aux troupes de Saladin des chevaux qui n'ont point encore connu de cavaliers, des chamelles avec leurs petits paissent maintenant sur l'emplacement du camp des chrétiens. Les tentes de l'armée musulmane couvraient la colline de Kisan et environnaient de tous côtés les tentes chrétiennes; le camp de Saladin ressemblait à une cité arabe, comme le camp des chrétiens ressemblait à un château franc.
Sept mille boutiques, bien approvisionnées dont chacune était plus considérable que cent boutiques ordinaires d'une ville turque ; plus de mille bains tenus par des Africains, entourés de palissades et de nattes pour cacher les baigneurs ; un vaste marché d'habits neufs et d'habits vieux ; une place renfermant jusqu'à cent quarante loges de maréchaux ferrants, grand nombre de cuisines à vingt-huit marmites pouvant contenir chacune une brebis entière, tels étaient les quartiers et les bazars qui formaient le gros du camp de Saladin, véritable cité, comme vous voyez ; on y trouvait réunies toutes les richesses et les industries de l'Orient.
Le camp des Francs avec ses remparts de terre, ses machines et ses tours de bois, ses tentes et ses bannières, le camp des musulmans avec ses constructions variées et tout son appareil oriental, devaient offrir de curieux spectacles du haut des murailles de Ptolémaïs. J'ai parcouru les hauteurs de Kisan couvertes d'arbustes, tout préoccupé de la grande image de Saladin, et longtemps j'ai contemplé cette montagne de Karouba qui servait de quartier d'hiver au glorieux fils d'Ayoub.
En traversant le terrain qui sépare la colline de Thuron de cette d'Aïadia ou de Mahaméria, j'ai songé aux combats dont il a été le théâtre ; que de cadavres le Bélus a été chargé de porter a la mer ! Que de cendres chrétiennes ont été mêlées au sable de ses rives En quelque lieu qu'on jette ses regards dans la plaine de Saint-Jean d'Acre, on découvre un champ de bataille ; en quelque lieu qu'on marche, on foule une terre que le glaive musulman abreuva du sang de nos croisés. Cette plaine vit alors ce que l'Europe et l'Asie avaient de plus grand, Richard, Philippe-Auguste, Saladin, Malek-Adel, et les plus nobles guerriers des deux religions rivales ; jamais terre n'avait tremblé sous le choc de plus vaillantes armées ; et pour que rien ne manquât à sa gloire, le destin des combats a voulu que les aigles de Bonaparte soient venues s'y abattre en passant. Vous avez raconté dans votre Histoire des Croisades les nombreuses batailles, les longues misères des Francs devant les murs de Ptolémaïs, batailles et misères qui finirent par la prise de la ville ; ce siège de Saint-Jean d'Acre, dans les années 1189 et 1190, est un des morceaux les plus éloquents de votre Histoire et le plus habilement tracés en vous lisant sur les collines de Thuron et de Mahaméria, la plaine d'Acre redevenait pour moi ce qu'elle fut sous les bannières de Richard, de Philippe-Auguste et de Saladin, et je suivais tous les combats, tous les mouvements, tous les drames de la guerre.
L'histoire des expéditions d'outremer n'offre rien de plus intéressant et de plus dramatique que la chute de Saint-Jean d'Acre en 1289; Ptolémaïs était alors la cité la plus riche, la plus puissante et la mieux fortifiée de la Syrie ; sous ses murailles accoururent, quatre cent mille musulmans commandés par le sultan Malek-Aschraf, fils et successeur de Kélaoun cent mille chrétiens habitaient Saint-Jean d'Acre, la ville eut d'abord pour sa défense près de vingt mille guerriers, mais bientôt la désertion diminua le nombre de ceux qui combattaient pour la croix. L'ennemi avait annoncé son arrivée devant Ptolémaïs par la dévastation des vignes et des jardins qui couvraient la plaine et les collines que je viens de parcourir ; du Carmel au Carouba, la terre fut de nouveau foulée par les légions du croissant ; durant quarante jours, les catapultes et les béliers construits avec les bois de Naplouse et du Liban, ne cessèrent de battre la cité ; trois cents tambours placés chacun, sur un chameau étaient destiné à étourdir et, à troubler les assiégés par un effroyable bruit. Dans, votre récit de ce siège, vous avez dit quel fut l'héroïsme des défenseurs de, Saint-Jean d'Acre, quelles furent les dernières misères des habitants. Les chroniques arabes rapportent que les musulmans vainqueurs renversèrent les remparts, les tours, les églises et les maisons en retrouvant aujourd'hui la ville avec six mille habitants et de bonnes murailles, on serait presque porté à croire que la démolition d'Acre ne fut pas aussi complète ; mais toujours est-il vrai que la cite perdit par le glaive ou par la fuite sa grande population, que Ptolémaïs vit de vastes ruines accumulées autour d'elle, et qu'avec cette métropole chrétienne tombèrent les dernières espérances, les derniers restes du royaume de Godefroi. Dans les circonstances présentes, il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'en 1289, la destruction partit de l'Égypte pour venir visiter Saint-Jean d'Acre.
Pendant que mon esprit s'abandonne au souvenir des antiques combats qui ont ébranlé la plaine et la ville d'Acre, la renommée nous annonce que des combats nouveaux se préparent contre la cité ; les mariniers arabes arrivés d'Alexandrie, et les caravanes venues par le désert, confirment les bruits vagues répandus depuis quelque temps en Palestine ; l'ambitieux vice-roi songe sérieusement à venir attaquer la cité d'Abdallah. Quoique la ville soit encore mieux fortifiée aujourd'hui qu'à l'époque du passage de Bonaparte, et que d'épaisses murailles, du côté.de la terre, et des écueils, du côté de la mer, défendent bien la place, il est certain qu'une flotte et une armée comme celle dont on parle, en viendront facilement à bout. Toutefois la prise d'Acca ne suffira point pour établir la domination de Mehmet-Ali en Syrie ; les troupes égyptiennes pourront s'emparer du pays, mais la grande difficulté sera de le garder, ainsi que je le disais, il y a dix jours, au oadi de Gaza. Après ces rapides conquêtes, que deviendra la Syrie ? Je l'ignore.
Tout ce que je puis vous affirmer, c'est que la Syrie serait à la France si la France en voulait. Ce que je dis la n'est point l'effet d'une illusion vaine ; je parle d'après les sympathies universelles du pays ; c'est un fait que, je constaté parce que je le trouve partout, et qu'il me frappe de toutes les manières.
Livré tout entier aux préoccupations d'une guerre prochaine, le peuple de la Syrie ne songe pas aux embarras politiques que Mehmet-Ali pourra susciter plus tard contre le sultan Mahmoud ; des événements qui, pour leur accomplissement, demandent une, deux ou trois années, appartiennent, dans l'esprit des Arabes, a un avenir lointain, et, sur une terre où la vie ne se compose que du jour et du lendemain, personne ne s'en occupe. On sait pourtant, et dans les intimes causeries plus d'un Arabe répète que le sultan Mahmoud s'inquiète du pouvoir toujours croissant du pacha d'Egypte.
En attendant que le démon de la guerre vienne s'asseoir sur les murailles d'Acca, Abdallah-pacha, fuyant la peste, s'en va, dès demain, habiter son kiosque du, Carmel, M. Catafago va se réfugier aussi sur la montagne d'Elie, où l'attendent depuis quelques jours sa femme et ses filles. J'ai fait demander un mukre et des chevaux d'un village voisin, et dans quelques heures je partirai pour Tyr.
Sources : Correspondance d'Orient, tome V, par M. Michaud, Joseph-François et M. Poujoulat, Jean-Joseph-François. Editions : Ducollet (Paris) 1834
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