Chapitre — 1
« La question d'Orient avant les Croisades »Les Croisades représentent une phase de la lutte de l'Europe contre l'Asie. Cette lutte a commencé dès que l'Europe, sous les espèces de l'Hellénisme, a pris conscience d'elle-même pour s'opposer au monde oriental, en l'espèce à l'empire perse. Ce furent les au cours desquelles la Grèce repoussa l'assaut de l'Asie (490-469 av. J.-C.).
Avec Alexandre le Grand (336-323) l'Hellénisme, passant à l'offensive, soumit l'empire perse : les frontières de l'Europe dépassèrent l'Indus. Puis vint la réaction asiatique représentée par les Parthes qui rejetèrent l'Hellénisme à l'ouest de l'Euphrate (129 av. J.-C.).
Pendant quatre siècles et demi, de 64 av. J.-C. à 395 de notre ère, Rome, héritière des Etats grecs et tutrice de l'Hellénisme, défendit cette frontière contre l'Iran parthe, puis (à partir de 224 de notre ère) contre l'Iran sassanide.
La lutte entre Rome et le monde iranien prit un aspect particulier, la question d'Orient changea de face lorsque vers 325 l'empereur Constantin se rallia définitivement au christianisme, plus encore à partir de 395 quand l'empire romain, devenu l'empire byzantin, revêtit un caractère nettement confessionnel. « Romanité », au sens byzantin du mot, devint synonyme d'orthodoxie chrétienne, de même que l'Iran, depuis la restauration sassanide de 224, s'identifiait avec la foi mazdéenne. La question d'Orient, jusque-là simplement ethnique ou culturelle, devint une question religieuse. Ce fut une guerre sainte que, de 622 à 628, l'empereur d'Orient Héraclius conduisit contre le roi sassanide Khosroès II. En 614, les Perses avaient pris Jérusalem et enlevé la Vraie Croix. En 630, Héraclius vainqueur se fit rendre la Croix et la rapporta solennellement au Saint-Sépulcre : déjà une croisades.
« La conquête arabe »
Tandis que la Perse et Byzance s'épuisaient à ce long duel, Mahomet (570-632) fédérait les Arabes autour d'une foi nouvelle qui allait les lancer à la conquête des deux empires.
Le succès de l'Islam ne s'explique que parce que la révolution musulmane survint au milieu du réveil de l'Orient dressé contre l'Hellénisme et contre cette forme finale de l'Hellénisme : l'orthodoxie byzantine. Depuis plus de deux siècles, l'empire gréco-romain d'Orient se présentait à l'Asie sous la forme d'un credo. Avec le Coran, le monde arabe répondit par le djihâd la guerre sainte musulmane.
Il semble d'ailleurs que la conquête arabe ait bénéficié en Syrie et en Egypte de la sympathie des chrétiens monophysites, de rite syriaque ou copte, que l'orthodoxie byzantine tracassait comme hérétiques. Ainsi s'explique en partie la facilité avec laquelle les Arabes enlevèrent aux Byzantins la Syrie-Palestine (batailles d'Adjnâdeïn 634 et du Yarmoûk 636, et prise de Jérusalem 638) et l'Egypte (prise d'Alexandrie 643) sans parler, à partir de 647 ou plutôt de 670 (fondation de Kairouan) de l'Afrique du Nord. A cette dernière date l'empire byzantin se trouvait réduit en Asie à la péninsule anatolienne.
« La résistance byzantine aux VIIe-VIIIe siècles »
Peu s'en fallut que la conquête arabe n'achevât, dès son premier élan, de détruire l'empire byzantin.
De 673 à 677, la flotte arabe, ayant pénétré dans la Marmara, fit le blocus de Constantinople que l'empereur Constantin IV ne sauva que grâce à l'invention du En 717, une armée arabe, ayant traversé de part en part l'Asie Mineure, franchi même les Dardanelles, vint assiéger la ville par voie de terre. L'empereur Léon III l'Isaurien la força à la retraite (718).
Il faut savoir gré à ces rudes empereurs byzantins des « siècles obscurs » d'avoir ainsi sauvé le « conservatoire » de la civilisation européenne. Les journées de Constantinople de 717-718 où Léon l'Isaurien brisa l'offensive arabe à l'est s'égalent à la journée de Poitiers de 732 où notre Charles Martel la brisa à l'occident.
En 739, Léon l'Isaurien et son fils Constantin V remportèrent sur les Arabes, à Akroïnon, en Phrygie, une nouvelle victoire qui dégagea pour un temps l'Asie Mineure.
Les incursions arabes reprirent dans la péninsule quand le khalifat passa à la dynastie des Abbâssides. Les armées du khalife Hâroûn ar-Rachîd (786-809) revinrent ravager les « thèmes » byzantins de la Cappadoce et de la Phrygie.
En 838, les Arabes saccagèrent au cœur de la Phrygie la ville d'Amorium. Les chefs de la garnison byzantine furent, après une longue captivité, mis à mort pour avoir refusé d'embrasser l'islamisme (845) ; ce sont les « 42 martyrs d'Amorium » dont l'histoire montre combien ces vieilles guerres arabo-byzantines affectaient parfois un caractère de « croisade avant la lettre » Par ailleurs les Arabes avaient pris pied en Chypre (686) et enlevé de même aux Byzantins la Crête (827).
« L'épopée byzantine »
La chance tourna au milieu du IXe siècle, quand le khalifat abbâsside tomba en décadence. Le pouvoir politique des khalifes abbâssides se trouva bientôt réduit à l'Iraq, Irak (Bagdad), tandis que le reste de leur empire était partagé entre des dynasties musulmanes provinciales ; la mission de défendre les frontières du monde islamique contre les Byzantins incomba ainsi à une petite maison locale, celle des émirs Hamdânides d'Alep (944-1003) qui n'allait pas être de taille à jouer un tel rôle. De plus, un khalifat dissident, celui des Fâtimides, déjà maître (depuis 908) de la Tunisie, s'établit en Egypte (969-1171), sécession fort grave car elle ne portait pas seulement sur le terrain politique, mais aussi sur le terrain religieux : entre le khalifat abbâsside, de foi reconnue dans presque toute l'Asie musulmane, et le khalifat fâtimide, de foi reconnue en Egypte, le fossé confessionnel était aussi profond que celui qui, dans le monde chrétien, séparait Byzance de la Papauté. Or, à l'heure où triomphaient dans le monde musulman ces éléments de division, l'empire byzantin, sous la dynastie macédonienne (867-1057), connaissait une brillante renaissance.
La reconquête chrétienne commença avec le général byzantin Nicéphore Phocas qui reprit la Crète aux Arabes (961). Devenu empereur (963-969), Nicéphore Phocas leur reprit encore Chypre (964-965) et la Cilicie (prise d'Adana 964, et de Tarse 965).
En 968, il conduisit en Syrie une chevauchée au cours de laquelle il brûla Homs et les faubourgs de Tripoli et annexa à l'empire byzantin la région de Lattakié ou Lattaquié.
En 969, son lieutenant Michel Bourtzès enleva à l'émir d'Alep la grande ville d'Antioche qui devait rester possession byzantine jusqu'en 1078 (et même, théoriquement, jusqu'en 1085).
Jean Tzimiscès qui succéda à Nicéphore Phocas sur le trône de Constantinople (969-976) conduisit, lui aussi, en Syrie musulmane une chevauchée triomphale (975). Par Homs et Balbek il atteignit Damas d'où il pénétra en Galilée. Une lettre de lui (si elle n'est pas apocryphe) le montre faisant le pèlerinage de Nazareth et du mont Thabor. Mais au lieu d'aller arracher Jérusalem au khalifat fâtimide, il regagna Antioche par la côte libanaise. En réalité l'impossibilité de prendre le « Gibraltar syrien » de Tripoli arrêta les Byzantins sur le chemin de la Palestine : les Croisés francs de 1099 seront plus audacieux et passeront outre. L'empereur Basile II qui gouverna ensuite (976-1025) consolida l'hégémonie byzantine dans la Syrie du Nord en sauvant l'émir d'Alep attaqué par les Fâtimides d'Egypte.
Toutefois il n'intervint pas quand en 1009-1010 le khalife fâtimide al-Hâkim ordonna contre les chrétiens une persécution au cours de laquelle l'église du Saint-Sépulcre à Jérusalem fut presque entièrement démolie.
La dernière reconquête byzantine sur les Arabes fut celle d'Edesse (Orfa), à l'est de l'Euphrate, en haute Djéziré ou Djézireh.
Prise par le général impérial Georges Maniakès en 1030-1031, Edesse devait rester byzantine jusqu'en 1086-1087.
Ainsi la reconquête byzantine du Xe siècle avait rendu au vieil empire une partie de la Syrie du Nord (Antioche et Lattakié ou Lattaquié), ainsi qu'Edesse dans le nord-ouest de la Djéziré ou Djézireh, mais elle n'avait pas poussé jusqu'à Jérusalem. Contrairement à ce qu'on eût pu attendre, elle n'avait pas « réalisé la croisade » Toutefois la rechristianisation d'Antioche et d'Edesse par les Byzantins devait avoir de lointaines conséquences.
Les Croisés de 1098 trouveront dans les chrétientés de ces deux villes un point d'appui précieux et c'est par là qu'ils commenceront la conquête de la Syrie.
« Rôle de l'Arménie dans la résistance chrétienne »
Dans la lutte entre l'Europe et l'Asie, entre le christianisme et l'Islam, un rôle considérable échut au peuple arménien.
Pendant les trois premiers siècles de notre ère l'Arménie avait été disputée entre l'influence romaine et l'influence iranienne (parthe, puis sassanide). La situation changea lorsque vers 305 le roi d'Arménie Tiridate III se convertit au christianisme.
Dans le duel entre l'Europe et l'Asie, l'Arménie prenait parti pour la chrétienté, c'est-à-dire pour l'Europe. Elle n'en fut pas moins contrainte de suivre les destinées non du monde gréco-romain mais du monde iranien, l'empereur Théodose l'ayant vers 390, abandonnée à l'empire sassanide. Cependant chaque fois que les Sassanides voulurent obliger le peuple arménien à abjurer le christianisme, il se révolta (révolte et mort héroïque de Vartan Mamikonian, 451). Finalement la cour de Perse laissa ses vassaux arméniens pratiquer librement leur religion (485).
Du reste, vers 527 le clergé arménien se rallia au monophysisme (une seule « nature » dans le Christ), ce qui l'opposa définitivement à l'orthodoxie grecque.
L'Arménie assura ainsi sa complète indépendance spirituelle : son baptême l'avait empêchée d'être absorbée par la Perse (et plus tard par l'Islam), son monophysisme l'empêcha de l'être par Byzance.
Après la chute de l'empire sassanide, l'Arménie fut conquise par les Arabes (prise de Dovin, la capitale arménienne. 642), mais tout en subissant leur domination, elle sut conserver sa foi chrétienne. Du reste les khalifes firent le plus souvent gouverner l'Arménie par des membres de la féodalité arménienne, en l'espèce par les représentants des deux grandes familles des Mamikonian et des Bagratides.
Le bagratide Achot Medz ou le Grand reçut ainsi le gouvernement de l'Arménie (856-890).
En 885, la cour de Bagdad rétablit en faveur de ce prince la royauté arménienne. Toutefois les nouveaux rois bagratides, dont le domaine propre correspondait à la région de Kars et d'Ani, ne possédaient sur les autres princes arméniens qu'une primauté toute nominale. La dynastie locale des Artzrouniens, au Vaspourakan (est du lac de Van), restait presque aussi puissante.
Le deuxième roi bagratide, Sembat Ier dit « le Martyr » (890-914), fut en effet capturé et martyrisé par les musulmans. La situation fut rétablie par son fils Achot II Erkath, « l'homme de fer » (914-929), duquel date l'indépendance définitive de l'Arménie, mais elle fut compromise par le roi Achot III le Miséricordieux (953-977) qui eut la faiblesse de céder à son frère la ville de Kars, l'ancienne capitale, pour s'installer lui-même à Ani (962), ce qui accrut encore le morcellement.
Ajoutons à ces divisions féodales les âpres controverses théologiques entre l'Eglise arménienne (foi monophysite) et l'Eglise byzantine (credo grec orthodoxe). En dépit de ces querelles, l'Arménie à laquelle l'effondrement de la puissance arabe avait rendu sa totale indépendance, était le siège d'une brillante culture nationale. Les rois bagratides Sembat II (977-990) et Gagik Ier (990-1020) construisirent à Ani la célèbre cathédrale et d'autres monuments dont Strzygowski et Baltrusaitis pensent qu'ils ont pu influer sur la formation de notre architecture médiévale.
L'Arménie constituait un bastion chrétien qui couvrait l'empire byzantin aux approches de l'Iran, quand l'empereur byzantin Basile II entreprit de l'annexer, principauté par principauté. Il amena le prince de Vaspourakan à lui céder ses Etats (1022) et prépara l'annexion du royaume bagratide d'Ani.
Le roi d'Ani Gagik II dut, en 1045, se résigner à cette annexion. En 1064, le dernier prince arménien, celui de Kars, cédera à son tour ses Etats à l'Empire.
L'annexion de l'Arménie porta très loin vers l'Est la frontière byzantine, mais elle aggrava le désaccord confessionnel entre l'Eglise grecque et l'Eglise arménienne, la première usant de contrainte pour ramener la seconde à l'orthodoxie. Ce désaccord allait faciliter le succès de l'invasion turque.
« La conquête seldjouqide »
La reconquête byzantine n'avait pu se réaliser que grâce à la décadence et au morcellement de l'empire arabe. Or, au milieu du XIe siècle, les Arabes furent remplacés dans la direction politique de l'Asie musulmane par une race militaire jeune, la race turque, qui donna à la guerre sainte islamique un nouvel élan.
Il s'agissait de la tribu turque des Seldjouqides, sortie des steppes de l'actuel Turkestan russe et dont le chef, le sultan Toghril-beg ou Toghrul-beg, après avoir conquis l'Iran, s'imposa à partir de 1055 comme vicaire temporel au khalife de Bagdad. Le khalifat abbâsside se doubla ainsi d'un sultanat seldjouqide ; l'empire arabe, d'un empire turc.
Aussitôt les Turcs reprirent à leur compte la lutte — depuis longtemps abandonnée par les Arabes —, contre l'empire byzantin. Leur tempérament guerrier allait trouver de ce côté un vaste champ de conquêtes, en même temps qu'ils légitimaient ainsi aux yeux du monde musulman l'hégémonie qu'ils s'étaient arrogée sur lui.
Le sultan seldjouqide Alp-Arslan (1063-1072) enleva aux Byzantins la majeure partie de l'Arménie (prise d'Ani et de Kars 1064).
Un empereur byzantin énergique, Romain IV Diogène, essaya de reconquérir l'Arménie, mais il fut battu et fait prisonnier par Alp Arslan à Mantzikert (1071).
Les conséquences de ce désastre furent aggravées par les guerres civiles qui pendant dix ans (1071-1081) paralysèrent en Asie Mineure la défense byzantine.
Devant l'effondrement de la puissance byzantine, un aventurier normand, naguère au service de Romain Diogène, Roussel de Bailleul, faillit, avant l'arrivée des Turcs, se tailler au détriment de l'Empire une principauté indépendante en Asie Mineure (1073-1074). Il finit par être écrasé entre les Byzantins et les Turcs, mais sa tentative est intéressante : elle nous annonce les chercheurs d'aventures de la Première Croisade.
L'Asie Mineure se trouvait ouverte aux Turcs Seldjouqides. Ils s'y élancèrent d'autant plus volontiers que les prétendants byzantins qui se disputaient le trône les appelaient comme auxiliaires. Le résultat fut qu'entre 1078 et 1081 les Turcs occupèrent presque toute l'Asie Mineure, aussi bien les places de l'intérieur comme Qonya (l'ancien Iconium) que les cités de la périphérie comme Nicée et Smytne. Un cadet seldjouqide, Sulaiman ibn Qoutloumouch, s'installa à Nicée. Il devait être le fondateur du sultanat seldjouqide d'Asie Mineure où de « Roum » (plus tard connu comme sultanat de Qonya), destiné à durer de 1081 à 1302.
Dans l'effondrement général de la puissance byzantine en Asie, quelques places avaient résisté aux Turcs, notamment Antioche en Syrie et Edesse dans la Djéziré. D'autre part, depuis que l'Arménie avait été occupée par les Turcs, une émigration arménienne dense s'était établie à Edesse et en Cilicie.
Entre 1071 et 1084 un aventurier arménien nommé Philarétos, qui avait servi dans les armées de Romain Diogène, fit reconnaître son autorité à Mélitène (Malatya), Marach, Edesse et Antioche, ainsi qu'en Cilicie. Il finit par succomber devant la poussée turque : les Seldjouqides s'emparèrent d'Antioche (1084), d'Edesse (1087) et de la plaine cilicienne, mais de petits chefs arméniens se maintinrent à Mélitène et dans le Taurus cilicien, même à Edesse recouvrée par eux en 1095 (le fait, nous le verrons, aura son importance pour l'histoire de la Première Croisade).
A ces rares exceptions près, la Syrie byzantine comme l'Anatolie passa aux Turcs Seldjouqides. Le sultan seldjouqide Malik-châh (1072-1092) régna du Khorassan au golfe d'Alexandrette et à la frontière égyptienne. Mais après sa mort, ses vastes domaines furent partagés entre les membres de sa famille. On vit ainsi se former un sultanat seldjouqide d'Iran qui dura jusqu'en 1194, un sultanat seldjouqide d'Asie Mineure qui dura jusqu'en 1302, et deux éphémères royaumes seldjouqides en Syrie, l'un à Alep, l'autre à Damas. De plus, les Etats seldjouqides, en Syrie et en Iran, subirent le travail de dissociation interne de la secte arabo-persane des Ismaïliens ou Assassins (buveurs de hachich) qui démoralisaient les esprits par leur propagande antisociale et leurs crimes politiques (1090-1256).
Ce morcellement territorial et ce malaise politique allaient arrêter net l'expansion turque et favoriser l'intervention de l'Occident.
Chapitre II
Les Etats Croisés de Syrie et de PalestineComment l'Occident fut-il amené à intervenir dans la question d'Orient ? Quelles sont les origines de l'idée de croisade ?
Les prises d'armes de l'Occident contre le monde musulman sont bien antérieures à la Première Croisade. L'Occident avait eu depuis longtemps à lutter contre les musulmans parce que les musulmans l'attaquaient directement chez lui. L'Espagne avait été presque entièrement conquise par les Arabes dès 711-718 et, depuis lors, la Galice, les Asturies et les vallées pyrénéennes qui avaient échappé à la conquête, luttaient péniblement pour refouler l'envahisseur.
Au siècle suivant les Arabes de Tunisie (dynastie des Aghlabites) conquirent sur les Byzantins la Sicile (prise de Palerme 830, de Messine 842 et de Syracuse 876). Ils prirent même pied dans la péninsule italienne où ils occupèrent Bari (848) et Tarente (856). Une de leurs bandes était allée
— audace et sacrilège inouïs — piller à Rome la basilique de Saint-Pierre (846).
La réaction chrétienne fut lente. Le vaillant empereur carolingien Louis II — un grand souverain méconnu — reprit aux Arabes Bari (871) et les
Byzantins, sous le règne de Basile Ier le Macédonien, leur reprirent, de leur côté, Tarente (880), mais les Arabes conservèrent plus longtemps la Sicile. Il fallut, pour les en chasser, l'arrivée des Normands.
Le chef normand Roger Ier, frère du célèbre Robert Guiscard, réussit, après une lutte opiniâtre, à délivrer l'île (prise de Messine, 1061, de Catane et de Palerme, 1072, de Trapani, 1077, de Taormina, 1079, de Syracuse, 1085, de Girgenti, 1086 et de Noto, 1091).
Devenu comte de Sicile, Roger Ier enleva même aux Arabes l'île de Malte (1091, 1092).
Les républiques maritimes italiennes avaient été amenées très tôt à s'associer à cet effort, menacées qu'elles étaient chez elles par les corsaires arabes.
Gênes avait été surprise et pillée par eux en 935, Pise en 1004 et 1011. Aidés par les Génois, les Pisans réagirent énergiquement et en 1015 ils chassèrent de la Sardaigne les Arabes qui s'y étaient établis.
En 1034, les Pisans, achevant de prendre leur revanche, firent une descente en Algérie où ils pillèrent Bône.
En 1087, sur l'initiative du pape Victor III, les escadres pisanes et génoises opérèrent encore une descente en Tunisie. La capitale tunisienne, Mehdia, fut prise. Avant de se rembarquer, les vainqueurs délivrèrent un grand nombre de captifs chrétiens.
Au siècle suivant les Normands de Sicile franchiront à leur tour la mer et viendront, eux aussi, relancer les musulmans jusqu'en Tunisie et en
Tripolitaine. Le roi Roger II de Sicile occupera Tripoli (juin 1146), Mehdia, Sousse et Sfax (juillet-août 1148), villes qui resteront une dizaine d'années au pouvoir des Normands (reprise, par les musulmans, de Sfax en 1156, de Tripoli en 1158 et de Mehdia en 1160).
En Espagne, la chrétienne était depuis longtemps commencée. C'était bien, cette fois, une croisade avant la lettre, non seulement, comme on l'a dit, une « croisade à domicile », mais même, tout au moins au début, une entreprise chrétienne internationale, puisque, à diverses reprises, les barons français furent appelés à y prendre part.
« La première croisade française », selon le mot d'Augustin Fliche, fut celle que conduisirent en Aragon en 1063-1065, à l'appel du pape Alexandre II, le Champenois Eble de Roucy et le duc d'Aquitaine Guy-Geoffroi.
« Le monde occidental, sur l'ordre du Pape, se précipite à l'assaut de l'Islam. L'idée de croisade est née » (Fliche).
En 1085, dix ans avant le « Dieu le veut » du concile de Clermont, la Reconquista chrétienne aboutit de ce côté à un premier résultat décisif : la reprise de Tolède par le roi de Castille Alphonse VI.
« L'idée de croisade et son rôle historique »
La Reconquista espagnole avait préparé les esprits à l'idée de croisade. Le pape Grégoire VII (1073-1085) qui avait activement poussé aux expéditions en Espagne, envisagea l'envoi d'un secours militaire à l'empire byzantin, mais si l'idée était dans l'air, ce fut le pape Urbain II qui la réalisa. Remarquons qu'Urbain avait été moine de Cluny. Or, l'influence clunisienne s'était activement exercée en faveur de la Reconquista espagnole. On saisit là un lien de plus entre celle-ci et la croisade proprement dite. D'autre part, si Urbain II, antérieurement à la croisade, put se montrer favorable au recrutement des mercenaires francs par l'empereur byzantin Alexis Comnène (concile de Plaisance, 1er-7 mars 1095), il est faux que ce prince ait fait appel à lui en vue de la prédication de la guerre sainte.
L'initiative de la croisade fut bien l'œuvre propre du pontife. Il en garda longtemps le secret et ne révéla son projet que soigneusement mûri, dans un manifeste solennel, au concile de Clermont-Ferrand, le 27 novembre 1095. Ce jour-là il appela la chrétienté aux armes pour la délivrance du Saint-Sépulcre, pour la délivrance aussi des chrétiens d'Orient opprimés par l'Islam.
En quoi cet appel se distinguait-il de ceux qu'avaient antérieurement lancés les autres papes ou les princes « latins » en vue de telle expédition contre les Arabes de Sicile, d'Espagne ou d'Afrique ?
Jusque-là les expéditions contre les musulmans avaient conservé, en Sicile par exemple ou dans les ports de l'Afrique du Nord, un caractère purement politique. Même en Espagne où la Reconquista, nous l'avons vu, n'avait pas été sans se présenter comme une préfiguration de la croisade, il ne s'était agi encore que d'une entreprise circonscrite à la péninsule, au bénéfice de la Castille ou de l'Aragon.
L'idée d'Urbain II, idée force, idée en marche qui allait bouleverser le monde, se distingua des entreprises antérieures par son caractère proprement religieux, originellement désintéressé, entièrement international. Ce fut toute la chrétienté que le Pape appela à la lutte contre l'Islam. Depuis que les premiers khalifes arabes avaient proclamé contre les chrétiens le Djihad, la guerre sainte musulmane, les Etats chrétiens, malgré le caractère confessionnel que nous avons souligné chez eux, n'avaient opposé à l'Islam qu'une résistance isolée ; et s'il y avait bien eu de leur part guerre religieuse, c'était encore une guerre nationale, voire une guerre de nationalité (Byzance, Arménie).
Avec Urbain II, la chrétienté répond à l'Islam par une guerre sainte générale. A ce titre, la croisade s'oppose et s'égale vraiment au djihad ; on peut dire que la croisade est un contre-djihad
D'où le succès sans précédent de la prédication de 1095, succès qui laissa bien loin en arrière celui des initiatives clunisiennes en vue de chevauchées champenoises, bourguignonnes ou aquitaines en Espagne. La croisade se propagea avec une rapidité inouïe parce que ce fut une idée passionnelle, suscitant une mystique collective, comme plus tard l'idée de liberté, l'idée de nationalité, l'idée de justice sociale. Ce fut l'idéologie, ce fut la mystique créée à Clermont par Urbain II qui, agissant à plein sur la psychologie des foules, suscitèrent l'extraordinaire élan spirituel de 1095. Elan populaire d'abord. A la voix du Pape répondit le cri de « Dieu le veut » (Deus lo volt) qui a traversé les siècles. Ses auditeurs se « croisèrent » (en cousant, comme insigne de leur vœu, une croix d'étoffe sur leur vêtement). L'élan partit des masses : la prédication et le succès d'un Pierre l'Ermite (pauvre homme par ailleurs, que les événements n'allaient pas tarder à ramener à sa mesure) en portent témoignage. Cet élan gagna progressivement la chevalerie puis le monde des barons, sans parvenir pour cette fois (le fait est significatif) à enrôler aucun des princes régnants : la raison d'Etat restait encore réfractaire à ce grand mouvement d'idéologie internationale.
L'élément idéologique ainsi apparu — la mystique de croisade — ne disparaîtra jamais entièrement. Nous en verrons les réveils, de plus en plus affaiblis, il est vrai, au cours des croisades ultérieures. Nous le retrouverons intact en 1248 et en 1270 chez un Louis IX. Mais presque tout de suite il aura dû composer avec le fait de conquête, puis avec le fait de colonisation.
Le fait de conquête tout d'abord. La prédication de la croisade tomba dans une Europe en pleine expansion. Elle déchaîna l'impérialisme militaire de la féodalité capétienne et lotharingienne, l'impérialisme économique des républiques maritimes italiennes. Dans une société tumultueuse, encore mal assise, bouillonnante de sève, la rémission des fautes accordée aux croisés par l'Eglise refit une virginité et assura un alibi moral à bien des consciences troubles, aventuriers ou chevaliers brigands.
Tous ces éléments douteux, un moment courbé devant le souffle mystique de 1095, reprirent, une fois en terre d'Asie, leurs brutaux instincts de rapine.
Parmi les barons eux-mêmes le vœu de 1095 se transforma vite en la plus profitable des aventures. Les plus avisés d'entre eux, un Baudouin Ier, un Bohémond, un Tancrède, verront dans la croisade l'occasion inespérée de se tailler seigneuries et royaumes au soleil d'Orient.
Le croisé deviendra un conquistador pour lequel tous les procédés seront bons — violence, parjure, assassinat même (Baudouin Ier à Edesse) — pourvu qu'il arrondisse son lot.
Pour y parvenir, Baudouin Ier et Bohémond n'hésiteront pas à abandonner la croisade bien avant la délivrance de Jérusalem. Or, ce seront précisément ces deux étranges croisés qui, nous allons le voir, se trouveront finalement les principaux bénéficiaires de l'entreprise, Baudouin comme roi de Jérusalem, Bohémond comme prince d'Antioche.
On voit à quel point l'idéologie de croisade allait servir de paravent à des réalités singulièrement différentes.
Après le fait de la conquête, le fait de la colonisation. Les Etats francs de Syrie et de Palestine une fois sortis de la réussite de la croisade, les nécessités de la colonisation imprimeront à l'histoire de l'Orient latin des tendances diamétralement opposées à l'esprit de 1095. Il faudra, à Jérusalem, à Tripoli, à Antioche, à Edesse trouver un modus vivendi avec les Etats turco-arabes du voisinage, vivre en permanente symbiose avec les fellahs et marchands musulmans restés en terre franque, accepter un minimum de tolérance religieuse entre chrétienté et islam. D'Acre ou de Tyr on ne verra plus le musulman avec les mêmes yeux que de Clermont. Le colon franc de Terre Sainte, « le Poulain », comme l'appelleront par mépris les pèlerins encore fidèles à l'esprit de 1095, se sera adapté au voisinage musulman et à la vie orientale. Il montrera à l'égard des idées, des coutumes, voire de la foi musulmane, un libéralisme qui scandalisera le pèlerin. Inversement le pèlerin, le croisé des croisades ultérieures feront, aux yeux du Poulain, figure de fanatiques. C'est qu'entre les premiers et le second il y aura toutes les nécessités d'une politique indigène, d'une politique musulmane dont un Urbain II n'avait pu avoir aucun soupçon, mais qui ne devaient pas tarder à s'imposer au réalisme des « barons de Terre Sainte »
On peut dire que l'histoire de l'Orient latin sera celle de la sourde opposition et des incessants compromis entre et l'idée de la croisade et le fait colonial.
Hâtons-nous d'ajouter que les deux points de vue se compléteront. Sans l'élan spirituel de la croisade, sans la mystique du concile de Clermont, il n'y aurait jamais eu en Syrie de colonies franques. Et sans le réalisme colonial d'un Baudouin Ier, l'œuvre de la croisade n'eût pas duré dix ans.
« La Première Croisade et le problème juridique byzantin »
La prédication de la croisade au concile de Clermont eut pour premier résultat la mise en mouvement de masses populaires conduites par Pierre l'Ermite et par Gauthier-Sans-Avoir. Ces bandes indisciplinées chez lesquelles l'enthousiasme ne suppléait pas au manque total d'organisation, provoquèrent par leurs pillages en cours de route les représailles des Byzantins (juillet 1096), puis, une fois transportées en Asie, allèrent se faire massacrer par les Turcs près d'Hersek, sur la côte de Bithynie (21 octobre 1096).
« La croisade des barons fut mieux organisée »
Urbain II lui avait donné comme chef le légat Adhémar de Monteil, évêque du Puy, qui, effectivement, jusqu'à son décès à Antioche (1er août 1098) joua un rôle fort utile, tout de conciliation entre les divers barons croisés. En fait, ceux-ci conservèrent leur indépendance. Ils étaient partis en quatre groupes, avec Constantinople comme point de concentration.
Le premier groupe était conduit par Godefroy de Bouillon, duc de Basse Lotharingie, c'est-à-dire de Brabant, vaillant guerrier et chrétien sincère qu'accompagnait son frère Baudouin de Boulogne, personnalité beaucoup plus forte sinon aussi recommandable, dont nous verrons le rôle capital comme fondateur du royaume de Jérusalem.
Après avoir traversé avec beaucoup de discipline la Hongrie et les provinces byzantines d'Europe, l'armée de Godefroy atteignit Constantinople le 23 décembre 1096.
Le deuxième groupe était constitué par les Normands de l'Italie méridionale sous le commandement de Bohémond de Tarente, fils du fameux Robert Guiscard, qu'accompagnait son neveu Tancrède.
Pleins de fougue normande et d'intrigue napolitaine, Bohémond et Tancrède apporteront à la croisade leur expérience du milieu oriental qu'ils connaissent bien par les récentes guerres de Robert Guiscard contre Byzance et par la familiarité des Arabes de Sicile, Personnalités puissantes au demeurant, ils seront avec Baudouin Ier les meilleurs hommes de la conquête franque.
Par l'Epire et la Macédoine ils arrivèrent en avril 1097 à Constantinople où leur approche faisait trembler l'empereur Alexis Comnène: quelques années plus tôt (1081-1085) ce même Bohémond n'avait-il pas tenté avec son père Robert Guiscard d'arracher l'Epire et la Macédoine aux Byzantins ? Néanmoins Bohémond et Tancrède, aussi souples diplomates que redoutables guerriers, surent provisoirement mettre une sourdine à leurs ambitions et même se faire — toujours à titre provisoire — les avocats du basileus auprès des autres chefs croisés.
Le troisième groupe, formé de Français du Midi, était conduit par Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, personnage inégal, plein de prétentions, qui aspirait au premier rôle et, pour le moment, se montrait intraitable à l'égard des thèses juridiques byzantines, en attendant de devenir par la suite l'homme de la politique byzantine au Levant.
Le quatrième groupe était constitué par les Français du Nord avec, notamment, le comte de Normandie Robert Courteheuse et Robert II comte de Flandre.
A Constantinople, où venait d'avoir lieu la concentration générale, les chefs croisés se trouvaient devant un problème de droit international. Les terres qu'ils allaient conquérir sur les Turcs, du moins celles de la Syrie septentrionale, comme Antioche, avaient tout récemment encore appartenu à l'empire byzantin.
L'empereur Alexis Comnène rappela aux Croisés ces titres juridiques, cette hypothèque sur les anciennes possessions impériales et après des négociations orageuses, qui faillirent dégénérer en lutte ouverte (attaque de Godefroy de Bouillon contre les murailles de Constantinople), il finit par obtenir satisfaction ; les chefs croisés s'engagèrent à lui remettre leurs conquêtes éventuelles dans les anciennes provinces d'Empire ou tout au moins à les tenir de lui en fief, en foi de quoi ils durent lui prêter serment de fidélité (avril 1097).
En exécution de cet accord, quand les Croisés, une fois passés en Asie, eurent obligé à capituler la garnison seldjouqide de Nicée, ils laissèrent les Byzantins réoccuper la ville (26 juin 1097).
Disons tout de suite, pour n'avoir pas à y revenir, que Nicée ne fut pas la seule ville que les Byzantins, à la faveur de la Première Croisade, recouvrèrent alors sur les Turcs.
Tandis que les Croisés s'engageaient sur la route de la Syrie, l'empereur Alexis Comnène, profitant des embarras des Turcs, enleva encore à ceux-ci le reste de la Bithynie, l'Ionie (Smyrne, Ephèse) (1097), la Lydie et la Phrygie occidentale (1098). C'est là un résultat indirect, mais non le moins important de la Première Croisade.
L'initiative du pape Urbain II avait ainsi atteint un de ses premiers buts qui était de dégager Constantinople et de rendre à l'Hellénisme la meilleure partie de l'Asie Mineure.
La prise de Constantinople par les Turcs, l'entrée des Turcs en Europe que tout laissait craindre comme prochaines dans les années 1081-1097, reculaient jusqu'à 1453. C'est là un fait d'une importance historique qui dépasse peut-être en portée la conquête même de Jérusalem.
« Cause de la réussite de la Première Croisades : l'anarchie du monde musulman »
La facilité relative avec laquelle les Croisés et leurs alliés byzantins s'étaient emparés de Nicée, capitale du royaume seldjouqide d'Asie Mineure, était révélatrice de l'état du monde musulman à cette date.
Remarquons en effet combien l'heure était favorable pour les Croisés. Si la croisade avait été prêchée une dizaine d'années plus tôt, elle se serait heurtée au grand empire seldjouqide unitaire du sultan Malik-châh, au monde turc obéissant à un seul maître de Boukhara à la Méditerranée et rien ne dit qu'elle n'eût pas échoué. Au contraire, survenant après le partage seldjouqide de 1092, en pleines guerres de succession entre épigones seldjouqides, elle allait bénéficier d'un concours de circonstances inespéré. Seldjouqides d'Asie Mineure, de Syrie, d'Iran, tous étaient brouillés entre eux.
La Croisade pourra écraser séparément ceux d'Asie Mineure sans que ceux de Syrie et d'Iran interviennent.
Carte de La Syrie franque
En Syrie même les deux rois seldjouqides d'Alep et de Damas sont des frères ennemis qui combattront séparément la Croisade et se feront battre séparément.
Les Seldjouqides d'Iran qui théoriquement conservent l'hégémonie et détiennent la dignité sultanienne, sont également en proie à des luttes fratricides. Ils finiront cependant par intervenir en Syrie, mais trop tard, quand Antioche sera perdue.
Si les épigones seldjouqides, malgré leurs liens de parenté, n'allaient pas arriver à s'unir contre la Croisade, à plus forte raison l'union devait-elle être impossible entre eux et le gouvernement fâtimide d'Egypte. Tout séparait les Fâtimides des Seldjouqides. Haine de race : les Seldjouqides étaient turcs ; le Fâtimide, arabe. Haine religieuse : les Seldjouqides étaient des musulmans sunnites, leur sultan (celui d'Iran) se considérait comme le vicaire temporel du khalife sunnite de Baghdâd. Les Fâtimides étaient musulmans chiites, leur khalife du Caire était le pontife même du chiisme. Aussi non seulement le gouvernement égyptien ne secourra-t-il pas les Seldjouqides de Syrie contre la Croisade, mais il profitera de ce qu'ils sont aux prises avec elle devant Antioche pour leur enlever Jérusalem (26 août 1098).
Voir les textes de Louis Madelin La Syrie franque
Voir le livre de Claude Cahen La Syrie du Nord à l'époque des Croisades.
L'état du monde musulman au moment de l'arrivée des Croisés explique pour une bonne part leur succès en dépit des fautes qu'ils allaient commettre.
Après la prise de Nicée, les Croisés entreprirent la traversée de l'Asie Mineure en diagonale, du nord-ouest au sud-est. Le 1er juillet 1097, ils vainquirent à Dorylée le Seldjouqide d'Asie Mineure, Qilidj Arslan, et purent dès lors poursuivre sans obstacle sérieux leur route par Qonya ou Konya et l'Anti-Taurus, les Turcs se contentant de faire le vide devant eux.
Dans l'Anti-Taurus et la région de Marach, ils furent aidés par l'élément arménien récemment immigré, comme on l'a vu, en ces régions. De là ils descendirent dans la Syrie du Nord et vinrent mettre le siège devant Antioche, place qui appartenait à un émir turc vassal des Seldjouqides (20 octobre 1097).
Siège pénible, de plus de sept mois, au cours duquel plus d'un caractère mal trempé (Pierre l'Ermite notamment) déserta. Le roi seldjouqide d'Alep, Ridwân, tenta de dégager la ville et fut repoussé (9 février 1098).
Le 3 juin, Antioche fut enfin prise grâce à l'initiative du prince italo-normand Bohémond. Une grande armée de secours envoyée par le sultan seldjouqide d'Iran arriva trop tard et fut détruite devant Antioche (28 juin).
Le fougueux et rusé Bohémond à qui étaient dus ces succès, réussit, malgré l'opposition de certains autres chefs croisés (Raymond de Saint-Gilles), à se faire reconnaître prince d'Antioche. Quant aux droits antérieurs de l'empire byzantin sur la ville, il affecta de les considérer comme abolis, bien que Byzance n'y ait jamais renoncé, comme nous le constaterons par la suite (p. 44 et p. 48). Ainsi fut fondée la principauté franque d'Antioche, destinée à durer de 1098 à 1268. Principauté d'Antioche
Pendant ce temps, un autre chef croisé Baudouin de Boulogne, frère de Godefroy de Bouillon, était allé de son côté, fonder un comté autonome à Edesse (Orfa) ; appelé contre les Turcs par Thoros, prince arménien de cette ville, Baudouin s'arrangea pour le laisser périr dans une émeute et se substitua à lui (9 mars 1098).
Telle fut l'origine du comté franc d'Edesse qui devait durer de 1098 à 1144.
A ce moment la Croisade parut s'émietter. Chaque baron cherchait à se tailler quelque fief dans la Syrie du Nord. Exemple contagieux que celui de Bohémond et de Baudouin se désintéressant désormais de la délivrance de Jérusalem pour se consacrer le premier à sa principauté d'Antioche, le second à son comté d'Edesse ! L'indignation de la foule des pèlerins força enfin, sous la menace de l'émeute, les autres chefs croisés à accomplir leur vœu.
En janvier 1099, l'armée reprit donc sa marche de la Syrie du Nord vers Jérusalem sous la direction de Raymond de Saint-Gilles qui avait, le premier, cédé à la pression de la foule (Godefroy de Bouillon rejoignit peu après).
Les Croisés remontèrent la vallée de l'Oronte, puis suivirent la côte depuis Tripoli jusqu'au nord de Jaffa sans s'attarder à prendre les villes qui restèrent ainsi — Tripoli notamment — au pouvoir des musulmans.
Ils gravirent ensuite le plateau de Judée pour aller assiéger Jérusalem.
Comme on l'a vu (p. 30), les Egyptiens (dynastie arabe des Fâtimides) avaient profité des embarras des Turcs Seldjouqides, alors aux prises avec la Croisade devant Antioche, pour leur enlever Jérusalem (26 août 1098). Les Egyptiens n'avaient guère eu le temps de consolider leur domination quand les Croisés entreprirent le siège de la ville (mi-juin 1099). Ici encore la Croisade bénéficiait des luttes entre musulmans. De plus, la dynastie fâtimide, déjà en décadence, était loin d'avoir la valeur militaire des Turcs. Jérusalem fut prise par les Croisés le 15 juillet 1099 après un assaut terrible où Godefroy de Bouillon paya bravement de sa personne mais qui fut malheureusement suivi d'un affreux massacre. Massacre aussi impolitique qu'inhumain : le sort des musulmans de Jérusalem détourna de toute idée de reddition les villes de la côte palestinienne encore au pouvoir des Egyptiens.
« Godefroy de Bouillon, avoué du Saint-Sépulcre.
Caractère de l'occupation franque »
Auquel de leurs chefs les Croisés allaient-ils confier Jérusalem ? Ils se prononcèrent en faveur de Godefroy de Bouillon, de préférence à Raymond de Saint-Gilles (22 juillet 1099). Godefroy ne prit pas le titre de roi, mais seulement celui d'avoué (c'est-à-dire défenseur) du Saint-Sépulcre, titre modeste et provisoire qui réservait le statut définitif du nouvel Etat franc.
Après avoir aidé Godefroy de Bouillon à repousser une contre-attaque égyptienne (bataille d'Ascalon, 12 août 1099), les autres barons croisés (Raymond de Saint-Gilles, le comte de Normandie, le comte de Flandre) quittèrent la Palestine. On a vu que Bohémond était resté à Antioche et Baudouin à Edesse.
Il ne demeura avec Godefroy que quelques centaines de chevaliers. L'établissement franc se maintint cependant en raison de la prostration et des divisions du monde musulman. Mais la hâte avec laquelle la plupart des Croisés, leur vœu accompli, rentrèrent en Europe, cette démobilisation prématurée eut de graves conséquences pour l'avenir.
Satisfaits d'avoir soumis Antioche et Jérusalem, les chrétiens négligèrent, quand ils étaient en force, d'en finir avec l'Islam syrien. Par la suite, ils se contenteront d'achever la conquête de la Syrie occidentale et de la Palestine, mais, en dépit de leurs efforts, ils ne pourront jamais s'emparer d'Alep, de Hama, de Homs et de Damas.
La Syrie intérieure, étayée sur toute l'Asie seldjouqide et abbasside, restera donc aux musulmans. De ce fait, la Syrie franque se verra réduite à une frange côtière plus ou moins profonde suivant les époques, mais toujours menacée d'être rejetée à la mer par les poussées venues de l'arrière-pays.
La Croisade qui avait lancé vers l'Asie des centaines de mille hommes se démobilisa trop tôt en ne laissant, pour assurer l'occupation et achever la conquête, que des effectifs squelettiques. Godefroy de Bouillon, une fois ses compagnons d'armes rentrés en France, ne disposera que de 300 chevaliers.
Même quand les années creuses de la « démobilisation » auront fait place à une organisation rationnelle de la défense franque, lors de la levée générale de 1124 par exemple, l'ensemble des quatre Etats francs ne pourra mettre sur pied que 1.100 chevaliers.
La Syrie franque, tout au long de son existence, souffrira de la même oliganthropie.
Il est vrai que dès la conquête de Jérusalem, la Papauté s'était préoccupée d'envoyer en Palestine des croisades de renfort destinées à achever l'occupation du pays. La première fut composée de Lombards qui passèrent de Constantinople en Asie en avril-mai 1101 et à la tête desquels se plaça
Raymond de Saint-Gilles. Sous prétexte d'aller délivrer le prince d'Antioche Bohémond, pour lors prisonnier des Turcs à Niksar, dans les montagnes du Pont, ces croisés s'engagèrent sur un itinéraire absurde, à travers le nord de l'Asie Mineure. Ils furent encerclés et presque tous exterminés par les Turcs entre Ankara et Amasia (juillet-août 1101).
Deux autres armées croisées, commandées l'une par Guillaume de Nevers, l'autre par Guillaume IX de Poitiers et Welf IV de Bavière, reprirent au contraire l'itinéraire de la Première Croisade, mais n'en furent pas moins détruites, elles aussi, par les Turcs près d'Erégli en Cappadoce (août-septembre 1101).
Les quelque 200.000 hommes ainsi massacrés devaient faire cruellement défaut à la Syrie franque. Ils représentaient, après les troupes de la conquête, « l'armée d'exploitation » indispensable au peuplement de la nouvelle colonie, et cette armée ne parvint jamais à destination.
Godefroy de Bouillon n'en eut que plus de mérite, avec les médiocres moyens dont il disposa pendant les quelques mois de son « avouerie » (1099-1100), à étendre la conquête franque de la Judée à la Samarie et à la Galilée. Il confia la Galilée ou « principauté de Tibériade » au vaillant prince italo-normand Tancrède qui acheva d'en chasser les musulmans (prise de Haiffa vers le 20 août 1100).
Malgré sa piété Godefroy de Bouillon faillit entrer en conflit avec le nouveau patriarche latin de Jérusalem, Daimbert de Pise qui, imbu d'idées théocratiques, revendiquait pour l'Eglise la possession de la ville sainte. La question restait encore en suspens quand Godefroy mourut (18 juillet 1100).
« Règne de Baudouin Ier »
Le plus proche héritier de Godefroy de Bouillon était son frère Baudouin de Boulogne.
On a vu comment Baudouin, en se substituant sans scrupule au prince arménien d'Edesse (qu'il laissa massacrer au cours d'une émeute), s'était rendu maître de cette ville à laquelle il ajouta les places voisines, Samosate, Saroudj, etc. Ainsi fut fondé le « comté d'Edesse », destiné à durer de 1098 à 1144, marche d'avant-garde aventurée à l'intérieur des terres et qui devait par la suite s'étendre très loin en direction du Dyarbékir et de la Haute-Mésopotamie, jusqu'aux approches de Mardin.
Baudouin s'appuya sur l'élément arménien qui était l'élément dominant à Edesse et, tout en réprimant sévèrement les dissidences qui s'y manifestaient, l'associa aux affaires. Le comté d'Edesse devait rester jusqu'au bout un Etat franco-arménien. Baudouin épousa lui-même une Arménienne, Arda, donnant ainsi l'exemple de ces mariages arméniens qui devaient devenir si fréquents dans la noblesse franque au cours des croisades. Comté d'Édesse
Quand il apprit le décès de son frère Godefroy de Bouillon, Baudouin confia le comté d'Edesse à son cousin Baudouin du Bourg (depuis, Baudouin II) et partit pour Jérusalem afin d'y recueillir la succession du défunt (2 octobre 1100).
Le roi seldjouqide de Damas, Doqâq, essaya de lui barrer la route dans les gorges du Nahr al-Kalb, au nord de Beyrouth.
Baudouin le bouscula et le 11 novembre atteignit Jérusalem où le patriarche Daimbert, bien qu'hostile à sa candidature, dut s'incliner. Le jour de Noël 1100, à Bethléem, dans l'église de la Nativité, il se fit sacrer par Daimbert comme « roi de Jérusalem », prenant ainsi d'emblée le titre devant lequel avait reculé son frère Godefroy. Et la royauté ainsi créée, il l'entoura, pour frapper les esprits, de tout l'appareil des monarchies orientales, faisant aux yeux de ses sujets ou voisins musulmans, figure de « sultan chrétien »
Le patriarche Daimbert continuant son opposition, Baudouin le fit déposer (1102).
Il trouva dans l'archidiacre Arnoul Malecorne (qu'il finit en 1112 par élever au patriarcat) un auxiliaire docile qui l'aida à se subordonner l'élément ecclésiastique.
A l'avènement de Baudouin Ier, le royaume de Jérusalem ne possédait que le seul port de Jaffa. Le reste du littoral palestinien restait aux mains des Egyptiens ou d'émirs vassaux de l'Egypte : grave inconvénient pour une colonie qui ne pouvait communiquer avec la chrétienté que par la voie maritime.
Ce fut donc à la conquête du littoral que se consacra d'abord Baudouin Ier, en dépit de violentes contre-attaques égyptiennes dont il triompha à force d'énergie (victoire de Ramla, 7 septembre 1101).
Il enleva ainsi à l'Egypte les ports :
d'Arsouf (début avril 1101)
Césarée (17 mai 1101)
Saint-Jean d'Acre (26 mai 1104)
Beyrouth (13 mai 1110)
Sidon (4 décembre 1110).
Il avait utilisé à cet effet la présence occasionnelle d'escadres occidentales, présence indispensable pour assurer le blocus maritime des places qu'il attaquait par terre. Ce fut ainsi qu'une escadre génoise l'aida à prendre Acre, que des escadres génoise et pisane l'aidèrent à prendre Beyrouth et qu'il s'empara de Sidon grâce à l'escadre norvégienne du roi Sigurd et à l'escadre vénitienne du doge Ordelafo Falier.
A la fin du règne, les musulmans ne conservaient plus sur le littoral palestinien qu'Ascalon et Tyr.
Au nord du royaume de Jérusalem le comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles, après avoir promené son ambition inquiète à travers tout le Levant, avait fini par jeter son dévolu sur la côte libanaise que gouvernait, sous le protectorat égyptien, la maison arabe des Banou-Ammâr, émirs de Tripoli. Avec l'aide d'escadres génoises, Saint-Gilles leur enleva Tortose (21 avril 1102 ?) et Djoubaïl, l'ancienne Byblos ou Djoubaïl (23 avril 1104).
Quant à Tripoli, — l'ancienne ville maritime, l'actuel al-Mina, difficile à prendre à cause de sa position péninsulaire — il en commença le blocus en élevant en face la forteresse du Mont-Pèlerin (1103), mais il mourut sans avoir pu s'en emparer (28 février 1105). Son cousin Guillaume Jourdain (1105-1109) continua le blocus de Tripoli et s'empara de diverses localités voisines, notamment de Arqa. Comté de Tripoli
Dans la Syrie du Nord, le prince d'Antioche Bohémond ayant été fait prisonnier par les Turcs, son neveu Tancrède assuma la régence (1101-1103).
Une fois libéré, Bohémond s'associa au comte d'Edesse Baudouin du Bourg pour entreprendre sur les Turcs la conquête de la Djézireh en direction de Mossoul, en commençant par le siège de Harrân, mais tous deux se firent battre près de cette dernière ville par l'atabeg turc de Mossoul auquel s'étaient joints les Ortoqides, émirs, également turcs, du Diyarbakir (7 mai 1104).
Les Turcs vainqueurs assaillirent la principauté d'Antioche du côté de l'intérieur, tandis que les Byzantins, débarqués à Lattaquié, l'assaillaient par mer : Byzance qui n'avait pas oublié ses droits, profitait des circonstances pour rouvrir la « question d'Antioche »
Bohémond exaspéré partit chercher des renforts en Occident et attaquer les Byzantins chez eux. Comme il ne devait plus revenir, Tancrède reprit la régence à Antioche (1104-1111), en attendant, lorsque Bohémond fut mort en Italie, de lui succéder comme prince (1111-1112).
Tancrède, aussi énergique que Bohémond mais moins aventureux, rétablit les affaires de la principauté d'Antioche. Vainqueur des Seldjouqides d'Alep à Tizîn (20 avril 1105), il leur enleva les terres d'Outre-Oronte jusqu'aux portes d'Alep (cantons d'Athârib, Zerdanâ, Ma'arrat an-Nomân et Kafarthâb) ; il conquit sur des chefs arabes Apamée, importante place du moyen Oronte (14 septembre 1106) et, avec l'aide d'une flotte pisane, reprit aux Byzantins le port de Lattaquié, Lattakié (1108). En 1110, nous voyons les Seldjouqides d'Alep lui payer tribut.
Tancrède fut donc le second fondateur et le véritable organisateur de la principauté d'Antioche. Politique habile autant que fougueux guerrier, il sut, comme le roi Baudouin Ier, s'adapter au milieu oriental : ses monnaies le représentent coiffé du turban — un turban surmonté de la croix — avec, en caractères grecs, la légende : « le grand émir Tankridos. »
Au milieu des conquêtes franques, une ville musulmane semblait inexpugnable : la Tripoli maritime, « Gibraltar Syrien » défendu, on l'a vu, par sa situation péninsulaire et qui résistait depuis cinq ans au blocus terrestre établi par les Toulousains. Enfin, en 1109, le roi de Jérusalem Baudouin Ier profita du débarquement du comte de Toulouse Bertrand, fils de Raymond de Saint-Gilles, et de la présence d'une escadre génoise pour en finir avec la résistance de Tripoli. Pour cela Baudouin Ier réunit le faisceau des forces franques. Participèrent avec lui au siège son cousin Baudouin du Bourg, comte d'Edesse, Tancrède, régent d'Antioche, et, bien entendu, les deux héritiers de Raymond de Saint-Gilles (qui se disputaient son héritage libanais), Bertrand et Guillaume Jourdain. Tripoli fut enfin prise le 12 juillet 1109. Elle devint la capitale du « comté de Tripoli » dont le premier titulaire fut Bertrand (son compétiteur, Guillaume Jourdain, fut opportunément assassiné sur ces entrefaites), comté qui devait durer de 1109 à 1289.
Cet Etat essentiellement maritime et, par conséquent, plus facile à défendre que les autres pour les Latins, maîtres de la mer, correspondait en gros à la côte centrale et septentrionale du Liban. Avec le royaume de Jérusalem, la principauté d'Antioche et le comté d'Edesse, il compléta l'ensemble de la Syrie franque.
Cependant l'Islam turc, si lent à réagir, avait fini par s'émouvoir de l'installation des Francs. De 1110 à 1115, le sultanat seldjouqide d'Iran n'envoya pas en Syrie moins de quatre expéditions, véritables « contre-croisades » turques, destinées à rejeter les Francs à la mer.
En 1113, le chef d'une de ces expéditions, Maudoûd, atabeg (gouverneur) de Mossoul, surprit et faillit capturer Baudouin à Sinn an-Nabrâ, au sud-ouest du lac de Tibériade (28 juin 1113), mais la mésentente qui ne tarda pas à se produire entre Maudoûd et les musulmans de Syrie sauva les
Francs (Maudoûd fut assassiné le 2 octobre 1113 dans la grande mosquée de Damas, à l'instigation de Toghtékin, atabeg de cette ville).
Quand une nouvelle armée seldjouqide venant de l'Iran arriva en 1115, les chefs de la Syrie musulmane, à commencer par Toghtékin, firent ouvertement contre elle cause commune avec les Francs. Le fait est instructif. Ainsi l'élément franc s'était si bien adapté au milieu, il s'était si bien fait admettre par ses voisins, les Etats turco-arabes de la Syrie intérieure, que ceux-ci en arrivaient, le cas échéant, à le préférer à leurs propres coreligionnaires, les Seldjouqides de l'Iran et de l'Iraq. Plutôt que de retomber sous l'autorité du sultan seldjouqide, les régents d'Alep et l'atabeg turc de Damas n'hésitèrent pas à se coaliser avec le roi de Jérusalem et avec le prince d'Antioche. Aucun exemple ne montre mieux l'habile politique musulmane d'un Baudouin Ier. Grâce à cette complicité des musulmans syriens, le prince d'Antioche Roger de Salerne, successeur de Tancrède, détruisit l'armée d'invasion sultanienne à Tell-Dânîth, à l'est de l'Oronte (14 septembre 1115).
Au sud de la Palestine, le roi Baudouin Ier mena à bien l'occupation du pays de Moab (Transjordanie) ainsi que du Ouadi-Mousa où il construisit la forteresse de Montréal (Chaubak) (1115).
En 1116, il poussa jusqu'à Aïla, sur le golfe d'Aqaba, en mer Rouge, où il établit un poste militaire. Par la possession de ces terres désertiques, les Francs coupaient en deux le monde islamique, séparaient l'Afrique de l'Asie musulmane et contrôlaient le commerce des caravanes entre le Caire d'une part, Damas et Bagdad de l'autre.
Les Francs, on l'a vu, ne formaient que les cadres du royaume. Pour repeupler les villes et les campagnes (les musulmans ayant, en grand nombre, émigré), Baudouin Ier fit venir des pays restés sous la domination musulmane, notamment de la Transjordanie et du Hauran, tous les chrétiens indigènes, de rite grec ou syriaque, désireux de recevoir des terres, immigration, semble-t-il, assez dense pour assurer l'avenir agricole et commercial du royaume.
La puissante personnalité de Baudouin Ier domine son temps. Politique sans scrupule dès que l'intérêt du royaume était en jeu, mais homme d'Etat de grande classe en même temps que magnifique guerrier, il fut le véritable constructeur de la Syrie franque. En dix-huit ans, il fit du royaume de Jérusalem un Etat solide autour duquel il fédéra les autres Etats francs. Sans doute la principauté d'Antioche était théoriquement indépendante du royaume, mais dans la pratique ses princes, comme les comtes d'Edesse ou de Tripoli, reconnaissaient l'ascendant du roi et, face à l'Islam, suivaient généralement ses directives. A cet égard comme à tant d'autres, Baudouin Ier avait créé une tradition qui jusqu'en 1187 continua à s'imposer.
« Règne de Baudouin II »
Baudouin Ier eut pour successeur comme roi de Jérusalem son cousin Baudouin du Bourg — Baudouin II — jusque-là comte d'Edesse et qui fut lui-même remplacé à Edesse par un baron d'avant-garde, Jocelin Ier de Courtenay.
Baudouin II fut un prince consciencieux, pieux, actif et plein d'adresse, déjà adapté, lui aussi, au milieu oriental. Il avait comme son prédécesseur épousé une Arménienne. Son règne (1118-1131) eut à faire face à une série de difficultés graves qu'il surmonta.
Tout d'abord le prince d'Antioche Roger de Salerne (1112-1119) fut vaincu et tué à Tell-Aqibrîn, entre Antioche et Alep, par un chef turc du Dyarbékir, l'Ortoqide Ilghâzi (28 juin 1119).
Baudouin II, accouru de Jérusalem, arrêta les Turcs et sauva la principauté d'Antioche où il assuma la régence. La situation était consolidée quand il fut fait prisonnier par l'émir ortoqide Balak (18 avril 1123) et enfermé dans la forteresse de Harpout, au Dyarbékir, d'où il tenta vainement de s'échapper.
Toutefois la domination franque était si bien enracinée que l'événement ne tira pas à conséquence. Bien mieux, pendant la captivité de Baudouin II, le régent du royaume, Guillaume de Bures, seigneur de Tibériade, profita de la présence d'une escadre vénitienne commandée par le doge Domenico Michiel, pour enlever aux Egyptiens le port de Tyr, acquisition qui acheva d'assurer aux chrétiens la maîtrise de la mer (7 juillet 1124).
Baudouin II, sorti de captivité, reprit comme régent d'Antioche la lutte contre les Turcs. A la fin de cette même année 1124, il fut sur le point, grâce à la complicité des bédouins, de s'emparer d'Alep. La ville fut sauvée par un énergique capitaine turc, Boursouqi, déjà atabeg de Mossoul et qui ajouta ainsi Alep à ses possessions (1125).
Baudouin II repoussa d'ailleurs, avec l'aide de Pons, comte de Tripoli, et de Jocelin Ier de Courtenay, comte d'Edesse, la coalition formée par Boursouqi avec l'atabeg de Damas Tughtekin (bataille de 'Azâz, 11-13 juin 1125). L'espoir de s'emparer d'Alep n'en était pas moins perdu. Baudouin II reporta alors son effort contre Damas dont la conquête n'eût pas été moins utile que celle d'Alep à la sécurité de la Syrie franque. Il conduisit à travers le Hauran une expédition victorieuse jusqu'à la grande banlieue sud de Damas où il défie l'atabeg Tughtekin à Chaqhab (25 janvier 1126), mais sans pouvoir pousser jusqu'à la grande ville. Où les armes n'avaient pas réussi, Baudouin tenta de recourir à la ruse : il noua à Damas même des intelligences avec la secte musulmane hérétique des Ismaïliens ou Assassins qui, en haine de l'islamisme officiel et des pouvoirs établis, furent sur le point de lui livrer la ville. Le complot fut d'ailleurs découvert et l'attente de Baudouin II se trouva déçue (septembre 1129). Il dut se contenter de la prise de la place-frontière de Panéas ou Banyas, au nord-est de la Galilée, que lui remirent les Ismaïliens.
Ainsi, malgré l'habileté de Baudouin II, la Syrie intérieure — Alep et Damas — restait aux musulmans. De ce fait, l'établissement des Francs dans la Syrie maritime se trouvait toujours menacé. Le danger, toutefois, ne paraissait pas grave tant que l'émiettement musulman persistait. Mais voici qu'en 1128 Alep passa à une personnalité forte, le capitaine turc Zengi
, déjà atabeg de Mossoul. Le constant objectif de Zengi (1128-1146), puis de son fils Nur ad-Din (1146-1174) sera de faire en leur faveur l'unité politique de la Syrie musulmane, certains qu'une fois cette unité réalisée, ils pourraient rejeter les Francs à la mer. Inversement toute la politique des rois de Jérusalem (ils furent parfaitement conscients du péril) consista à empêcher cette unité, à maintenir le morcellement musulman en protégeant les Etats syro-musulmans secondaires contre les visées annexionnistes de la dynastie zengide.
« Règne de Foulque d'Anjou »
Après Baudouin II, le trône de Jérusalem passa à son gendre Foulque d'Anjou (1131-1143).
A l'intérieur le roi Foulque assura le maintien de l'hégémonie royale en réprimant l'attitude hostile de la régente d'Antioche, Alix, ainsi que du comte Pons de Tripoli, puis en faisant épouser à la jeune princesse héritière d'Antioche un candidat de son choix, Raymond de Poitiers (1136).
A l'extérieur, nous l'avons vu, les Etats francs dont les progrès avaient été si grandement facilitée par le morcellement politique de l'Islam, se trouvaient en présence d'une situation nouvelle depuis que la Syrie musulmane était en voie de faire son unité sous la direction de l'énergique atabeg d'Alep-Mossoul, Zengi, lequel en 1130 avait déjà annexé Hama.
En face de la monarchie franque qui jusque-là avait eu trop beau jeu avec l'anarchie musulmane, voici que se dressait maintenant en Syrie même une monarchie musulmane solide, capable de faire reculer les Francs : en 1135, Zengi enleva à la principauté d'Antioche plusieurs places de la région d'Outre-Oronte.
De surcroît, les Byzantins, dont les Francs avaient négligé les droits en fondant la principauté d'Antioche, reparaissaient aux frontières syriennes et rouvraient précisément cette question d'Antioche que les Bohémond et les Tancrède avaient crue définitivement tranchée.
En 1137, la menace byzantine et le péril musulman se précisèrent simultanément. Zengi fit prisonniers dans Montferrand (Ba'rîn) le roi Foulque et le comte Raymond II de Tripoli (10-20 août).
En même temps, l'empereur byzantin Jean Comnène, descendu par la Cilicie, vint bloquer Antioche (29 août) où Raymond de Poitiers dut se reconnaître son vassal. Par bonheur ces deux périls se neutralisèrent. La proximité de la grande armée byzantine, qui pouvait faire cause commune avec les Francs, intimida Zengi. Séance tenante, il relâcha sans rançon Foulque et le comte de Tripoli. De fait, Jean Comnène, satisfait d'avoir vu reconnaître sa suzeraineté sur Antioche, aida Raymond de Poitiers à recouvrer sur Zengi plusieurs places entre Antioche et Alep, puis il alla avec Raymond assiéger la ville arabe de Chaïzar, sur le moyen Oronte (avril 1138).
Le siège échoua cependant par le manque d'entente entre Francs et Byzantins. Jean Comnène, mécontent, voulut appesantir son autorité sur Antioche, mais devant la résistance de l'élément latin il dut renoncer à son projet et évacua la ville et la principauté. Il n'est pas douteux qu'en face de la réaction musulmane qui s'avérait de plus en plus menaçante, la coalition franco-byzantine s'imposait. Malheureusement, quand les intéressés en admettaient le principe, la méfiance instinctive entre Grecs et Latins en faisait échouer l'application.
Après le départ des Byzantins, Zengi entreprit l'annexion de l'autre royaume musulman syrien, celui de Damas (1139). Qu'il y réussît, la redoutable unité musulmane était réalisée.
Le roi Foulque, avec un sens politique certain, se fit le défenseur de l'indépendance damasquine. Il conclut avec le régent de Damas, Mou'în ad-Dîn OuNur ad-Din, une étroite alliance cimentée par les ambassades de l'émir Oussama ibn Mounqidh qui nous en a laissé le récit. Devant la coalition franco-damasquine Zengi dut lâcher prise : le 4 mai 1140, il leva le siège de Damas et OuNur ad-Din témoigna sa reconnaissance aux Francs en les aidant à reconquérir sur une garnison zengide la place-frontière de Panéas, en Haute-Galilée.
Panéas ou Baniyas ou Césarée de Philippe
Baniyas ville
La politique du roi Foulque, politique conservatrice destinée à préserver le syrien contre la réaction musulmane, fut donc fort lucide. Elle comporta d'une part un rapprochement très net avec Byzance, d'autre part une politique musulmane compréhensive, exigée par l'alliance damasquine. L'autobiographie d'Oussama nous montre l'intimité qui s'établit alors entre barons francs et émirs damasquins avec, des deux côtés, un esprit de tolérance religieuse très en avance sur le temps (amitié d'Oussama et des Templiers).
« Chute d'Edesse et la 2e Croisade »
A la mort du roi Foulque (v. 10 novembre 1143), la couronne passa à son fils Baudouin III. Celui-ci étant mineur, la régence fut assurée par sa mère Mélisande (1143-1152).
L'atabeg Zengi profita de cette minorité pour s'emparer d'Edesse, capitale du comté franc de ce nom (23 décembre 1144).
Zengi étant mort peu après, l'ancien comte d'Edesse Jocelin II réussit, grâce à la connivence de l'élément arménien, à rentrer dans la ville (27 octobre 1146), mais le fils de Zengi, Nur ad-Din, qui venait de succéder à son père comme atabeg d'Alep, accourut à la tête de forces supérieures et conquit définitivement Edesse (3 novembre 1146).
Si Jocelin II parvint à s'échapper, les Turcs firent payer cher à la population arménienne le loyalisme qu'elle avait jusqu'au bout témoigné aux Francs. Toute cette région d'Edesse (l'actuel Orfa), qui, sous le régime franc, était, pour une bonne part, une colonie arménienne, fut turcisée. La population arménienne fut massacrée ou dut, une fois de plus, émigrer. Par ailleurs, Nur ad-Din enleva encore au prince d'Antioche Raymond de Poitiers la place d'Artâh ou Artésie (1147).
Artâh est une ancienne ville fortifiée de Syrie, qui fait partie du système de défense d'Antioche outre-Oronte. Elle est le théâtre de plusieurs batailles pendant les croisades, notamment la victoire de Tancrède de Hauteville sur Ridwan d'Alep le 20 avril 1105 (appelée aussi bataille de Tizin) et la victoire de Nur ad-Din sur les forces des croisés coalisés le 11 août 1164 (appelée aussi bataille de Harim)
Bataille d'Artah
Des quatre Etats francs du Levant il n'en restait plus que trois. La revanche musulmane avait rejeté les Francs loin des marches de la Djézireh, vers la Syrie propre, et même là elle refoulait de plus en plus la principauté d'Antioche à l'ouest de l'Oronte.
L'Orient latin était partout en recul. Ces événements provoquèrent en Europe la prédication d'une 2e Croisade, prêchée notamment par saint Bernard (assemblée de Vézelay, mars 1146).
L'empereur germanique Conrad III et le roi de France Louis VII se placèrent à la tête du mouvement. La 2e Croisade fut donc une croisade de souverains, tandis que la première avait été une entreprise de barons.
Conrad III et Louis VII suivirent séparément la route habituelle à travers la Hongrie et l'empire byzantin et, séparément aussi, atteignirent Constantinople en septembre-octobre 1147. Leurs rapports avec les Byzantins furent franchement mauvais. Etant passé le premier en Asie Mineure, Conrad III fut arrêté par les Turcs Seldjouqides dans la région de Dorylée (Eski-chéhir), le 26 octobre 1147, subit de lourdes pertes et dut battre en retraite sur Nicée.
Louis VII suivit la route du littoral anatolien, mais il fut encerclé par les Turcs dans les défilés de la Pisidie et perdit, lui aussi, beaucoup de monde (janvier 1148). Il atteignit cependant le port de Sattalie (Adalia) où il s'embarqua avec sa chevalerie pour Antioche sans pouvoir amener avec lui ses fantassins, lesquels furent massacrés par les Turcs (février 1148).
Le prince d'Antioche Raymond de Poitiers voulait avec raison que Louis VII attaquât Nur ad-Din, atabeg d'Alep, qui était de beaucoup le principal ennemi des Francs. Louis VII, jaloux de l'intimité de sa femme Aliénor d'Aquitaine avec Raymond, refusa obstinément et partit pour Jérusalem où il retrouva Conrad III. Les deux souverains allèrent assiéger Damas, ville qui, on l'a vu, était la capitale d'un royaume musulman secondaire, récemment encore allié des Francs contre Zengi.
Cette faute politique se doubla devant Damas d'une stratégie lamentable. Finalement la mésentente entre les barons de Syrie et les Croisés les amena tous à lever le siège de Damas (28 juillet 1148).
La 2e Croisade, ineptement conduite, aboutit donc à un total échec. Les Croisés une fois repartis, l'atabeg d'Alep, Nur ad-Din, vainquit et tua à Ma'arrathâ Raymond de Poitiers (29 juin 1149) et enleva à la principauté d'Antioche toutes les places d'Outre-Oronte, y compris Harim ou Harenc et Apamée.
Le comté d'Edesse était définitivement perdu. La principauté d'Antioche était amputée de moitié.
« Gouvernement de Baudouin III »
En 1152, le roi Baudouin III s'affranchit de la régence de sa mère Mélisende et assuma le pouvoir.
Ce jeune prince — le premier roi franc né en Terre Sainte — fut un vaillant chef de guerre et un habile diplomate. Il enleva aux Egyptiens Ascalon, la dernière place du littoral que ceux-ci possédassent encore (19 août 1153). Mais il ne put empêcher l'atabeg d'Alep Nur ad-Din d'annexer l'autre royaume musulman, Damas (1154). L'unité de la Syrie musulmane était réalisée, révolution singulièrement dangereuse pour la Syrie franque... Baudouin III fit du moins partout ailleurs échec à Nur ad-Din.
En 1158, il aida les barons d'Antioche à reprendre à celui-ci Harim, puis défit l'atabeg à Butaha, au nord-est du lac de Tibériade.
A Antioche, la princesse Constance, veuve de Raymond de Poitiers, avait épousé en 1153 un brillant et dangereux aventurier, Renaud de Châtillon. Renaud alla à l'improviste saccager l'île byzantine de Chypre, acte de brigandage commis en pleine paix, en terre chrétienne. Or, c'était précisément le moment où, devant la menace constituée par l'unification de la Syrie musulmane, Baudouin III reprenait la politique de rapprochement avec l'empire byzantin, politique scellée par son mariage avec la princesse byzantine Théodora Comnène (1158).
Peu après, l'empereur byzantin Manuel Comnène vint sur la frontière syro-cilicienne demander à Renaud de Châtillon raison du sac de Chypre. Renaud dut s'humilier aux pieds de l'empereur qui, rouvrant à nouveau la fameuse « question d'Antioche », profita des circonstances pour faire en suzerain une entrée solennelle dans la ville (avril 1159). Baudouin III vint aussi à Antioche mais pour faire en allié sa cour à Manuel. On put espérer que le faisceau des forces franco-byzantines ainsi réunies irait attaquer Nur ad-Din dans Alep, mais Manuel Comnène quitta la Syrie sans avoir donné suite à ce projet...
« Règne d'Amaury Ier »
A Baudouin III succéda son frère Amaury (1162-1174). Personnalité puissante, Amaury orienta la croisade vers des voies nouvelles : il ouvrit la question d'Egypte.
En Egypte, la dynastie arabe des Fâtimides était en complète décadence. Le maître de la Syrie musulmane, l'atâbeg Nur ad-Din, guettait leur succession quand son intervention fut précisément sollicitée par le vizir égyptien Châwar, chassé par une faction rivale. L'atabeg envoya en Egypte son général Chîrkoûh, lequel rétablit bien le vizir mais en s'établissant lui-même à demeure à ses côtés. Pour se débarrasser de cette tutelle, Châwar fit appel à Amaury.
Le roi de Jérusalem entra en Egypte et, avec le concours des Egyptiens, assiégea Chîrkoûh dans Bilbaïs. Un compromis intervint : Chîrkoûh et Amaury évacuèrent simultanément l'Egypte (1164).
En 1167, Nur ad-Din envoya de nouveau Chîrkoûh avec une armée, mais cette fois pour conquérir ouvertement l'Egypte sur les Fâtimides. De nouveau le gouvernement fâtimide sollicita l'intervention d'Amaury. Celui-ci, accouru en Egypte sur les pas de Chîrkoûh, y fut reçu comme un sauveur.
Une bataille indécise entre Chîrkoûh et Amaury fut livrée à Babaïn, en Haute-Egypte (18 mars 1167), puis Chîrkoûh étant allé s'enfermer dans Alexandrie, Amaury et l'armée égyptienne vinrent l'y assiéger et le forcèrent à évacuer le pays (août 1167). Le gouvernement égyptien, pour témoigner sa reconnaissance à Amaury, accepta implicitement de se placer sous le protectorat franc (paiement d'un tribut, établissement d'une garnison franque au Caire).
C'était pour Amaury un magnifique succès. Malheureusement, non content d'avoir établi son protectorat sur l'Egypte, il voulut en 1168 faire la conquête directe de ce pays. Imprudence fatale qui renversa d'un coup le résultat de tant d'efforts.
Devant son attaque, les Egyptiens n'eurent d'autre ressource que de se jeter dans les bras de Nur ad-Din. Le lieutenant de celui-ci, Chîrkoûh, accourut une fois de plus de Syrie en Egypte et força Amaury à lâcher prise (novembre-décembre 1168).
Il décéda au milieu de son triomphe (1169), mais son neveu Salâh ad-Dîn, notre Saladin, qui lui succéda à la tête de son armée, s'installa comme dictateur aux côtés du khalife fâtimide, puis, en 1171, déposa les Fâtimides et gouverna l'Egypte directement.
Ainsi prit fin le schisme religieux qui depuis deux siècles séparait les musulmans d'Egypte de ceux de Syrie, désaccord qui avait tant contribué au succès des Croisades. Non seulement toute la Syrie musulmane était unifiée sous le chef énergique qu'était Nur ad-Din, mais encore l'Egypte elle-même appartenait maintenant au lieutenant du redoutable atabeg. La Syrie franque était encerclée sur trois côtés.
Le roi Amaury, comprenant toute la gravité du péril, recourut à la seule riposte possible, le resserrement de l'alliance byzantine. Il avait, lui aussi, épousé une princesse byzantine, Marie Comnène. Un corps byzantin vint l'aider dans une attaque contre le port égyptien de Damiette, mais le siège échoua (octobre-décembre 1169). Amaury partit alors pour Constantinople où l'empereur Manuel Comnène lui fit un accueil magnifique et où les deux hommes se concertèrent en vue d'une politique commune contre Nur ad-Din et Saladin (mars-juin 1171). Mais Amaury décéda en 1174 avant d'avoir pu appliquer le programme arrêté avec les Byzantins.
« Règne de Baudouin IV »
Amaury eut comme successeur son fils Baudouin IV, adolescent plein de qualités mais malheureusement atteint de la lèpre. Nur ad-Din était mort vers le même temps, en ne laissant, lui aussi, qu'un enfant mineur ; Saladin enleva à cet enfant d'abord Damas (1174), puis Alep (1183). De tels événements étaient ce qui pouvait arriver de pire pour les Francs. La Syrie musulmane et l'Egypte une fois unies sous le commandement de l'homme supérieur qu'était Saladin — un des plus grands hommes, en effet, de l'histoire asiatique —, les Etats francs étaient non seulement encerclés, mais en état d'infériorité permanente. Leur ancienne supériorité, nous l'avons montré, avait été en partie faite du morcellement musulman. Du jour où le monde islamique se trouva politiquement unifié depuis les cataractes du Nil jusqu'à l'Euphrate, les jours de l'Orient latin furent comptés.
Il faut reconnaître que le jeune Baudouin IV et son habile conseiller, le comte Raymond III de Tripoli, avaient tout mis en œuvre pour empêcher l'unité musulmane. Fidèles à la politique des précédents rois de Jérusalem de protéger les Etats musulmans les plus faibles contre les Etats hégémoniques, ils s'étaient efforcés de défendre le fils de Nur ad-Din contre Saladin, comme naguère le roi Baudouin III avait défendu l'indépendance de Damas contre Nur ad-Din. Mais ils n'avaient pu que retarder de quelques années l'achèvement de la redoutable unité musulmane.
Malgré sa cruelle maladie, Baudouin IV prit une part personnelle active à la lutte contre Saladin. Il remporta même sur celui-ci entre Montgisard (Tell-Djézer) et Blanche-Garde (Tell aç-Çâfiya), une des plus belles victoires des croisades (25 novembre 1177).
Bataille de Montgisard
Blanche-Garde
Dans cette situation angoissante le jeune roi fut héroïque. Son armée, prêtée au comte de Flandre, guerroyait bien loin, entre Antioche et Alep. Il n'avait sous la main que quatre cents hommes. Ramassant ce qu'il put rallier de gens, il se porta avec la Vraie Croix au-devant de l'envahisseur. Si rapide fut sa marche qu'il devança Saladin à Ascalon. A peine y était-il entré, que l'armée égyptienne, forte de vingt-six mille hommes, l'y investissait. La situation des Francs paraissait si désespérée que Saladin, négligeant leur misérable petite armée dont la reddition ne semblait plus qu'une question d'heures, décida, en laissant devant elle, vers Ascalon, de simples rideaux de troupes, de marcher droit sur la Judée, peut-être même jusqu'à Jérusalem vide de défenseurs.
Au passage, à travers la plaine qui s'étend d'Ascalon à Ramla, il brûlait les bourgs et pillait les fermes, en laissant ses escadrons s'enrichir de la rafle de tout un pays. Dans sa marche triomphale et sans obstacle, il était arrivé, d'après certains chroniqueurs, près de Tell Djézer, le Montgisard des Francs, d'après d'autres, seulement devant Tell Séfî, la Blanche-Garde des Croisés, à l'entrée de la Vallée des térébinthes, et il se mettait en devoir de faire traverser par son armée le lit d'un oued, lorsque, à sa stupéfaction, il vit surgir au-dessus de lui, du côté où il s'y attendait le moins, cette armée franque qu'il croyait réduite à l'impuissance derrière les murailles d'Ascalon (25 novembre 1177).
René Grousset — L'épopée des Croisades, page 165
Il conclut peu après avec Saladin une trêve particulièrement utile pour les Francs épuisés (1180). Cette trêve fut malheureusement rompue par la faute de l'ancien prince d'Antioche, le néfaste Renaud de Châtillon, devenu depuis peu seigneur de la terre d'Outre-Jourdain, c'est-à-dire de la Transjordanie et du Ouadi-Mousa.
Les forteresses de Renaud, le Crac de Moab (Kérak) et Montréal (Chaubak), contrôlaient la route de la Syrie musulmane en Egypte, coupant ainsi en deux l'empire de Saladin. Renaud en profita pour piller la caravane de la Mecque, acte de banditisme qui, dans l'état du « nationalisme » musulman réveillé, prenait les allures d'une intolérable provocation (1181).
Saladin recommença aussitôt la guerre. Renaud acheva d'exaspérer le sentiment panislamique en lançant sur la mer Rouge une escadre qui alla — sacrilège inouï — menacer les villes saintes de l'Islam, la Mecque et Médine (hiver 1182-1183). Saladin furieux vint assiéger le Crac de Moab qui ne fut sauvé que par l'héroïque intervention de Baudouin IV (4 décembre 1183).
Montréal (Chaubak)
Kerak de Moab
« Guy de Lusignan et le désastre de Hattîn »
L'héroïque Baudouin IV, rongé par la lèpre, mourut le 15 mars 1185. On proclama roi son neveu Baudouin V, un enfant de 5 ans. Cet enfant étant décédé à son tour (septembre 1186), la couronne revint à la sœur de Baudouin IV, la reine Sibylle qui, malgré l'opposition des barons, associa au trône son époux Guy de Lusignan, un incapable.
Et cela quand on avait à se mesurer avec un homme de la valeur de Saladin, disposant de toutes les ressources de la Syrie musulmane et de l'Egypte.
Au moins aurait-il fallu se limiter à une action purement défensive, éviter l'irréparable. Or, Saladin ayant envahi le royaume par la Galilée, le roi Guy, écoutant les avis insensés de Renaud de Châtillon et du grand maître du Temple, Gérard de Ridefort, et malgré les conseils de prudence de Raymond III de Tripoli, engagea la bataille dans les pires conditions à Hattin près de Tibériade.
Toute l'armée franque, à de rares exceptions près, fut massacrée ou capturée. Le roi Guy se trouva parmi les prisonniers (4 juillet 1187).
Bataille de Hattin
Le désastre du Hattin entraîna l'effondrement immédiat de la Syrie franque. En effet, la colonisation franque, nous l'avons vu, n'avait jamais été très dense. Or, à Hattin, toute la chevalerie, sans parler des « sergents » roturiers, avait été tuée ou prise. La colonie, saignée à blanc, se trouvait vide de colons. Saladin n'eut qu'à cueillir en une immense rafle toutes les villes franques, même les plus fortes comme Acre (10 juillet 1187), Jaffa et Beyrouth (6 août), même Jérusalem qui obtint d'ailleurs de lui une capitulation honorable (2 octobre). Avec une générosité chevaleresque, il permit à la population chrétienne de la ville sainte de se retirer librement et refusa d'abattre le Saint-Sépulcre.
Le royaume de Jérusalem était perdu, à l'exception, on va le voir, de la seule place de Tyr. Du comté de Tripoli n'échappèrent à la conquête que Tripoli même, Tortose et le Crac des Chevaliers ; de la principauté d'Antioche qu'Antioche et le château de Marqab ou Forteresse de Margat.
Siège de Tyr (1187)
Siège de Tripoli (1102-1109)
Forteresse de Margat
« La 3e Croisade »
A l'heure ou s'écroulait le royaume de Jérusalem en juillet 1187, un croisé nouveau venu, le marquis piémontais Conrad de Montferrat, avait débarqué à Tyr qu'il défendit victorieusement contre Saladin. Grâce à cet homme énergique et résolu, Tyr, sauvée de la catastrophe générale, allait devenir
le point de départ de la reconquête franque. Par la suite, l'ex-roi de Jérusalem Guy de Lusignan, fait prisonnier à Hattin par Saladin, fut relâché par celui-ci et entreprit de reconquérir sur ce même Saladin la ville d'Acre.
Le siège d'Acre, ainsi commencé à la fin d'août 1189, devait durer deux ans, les assiégeants se trouvant eux-mêmes assiégés par Saladin et les deux armées se livrant à une épuisante guerre de tranchées.
Cependant l'Occident qui n'avait rien fait pour sauver à temps le royaume de Jérusalem, commençait à s'émouvoir. La chute de la ville sainte avait provoqué la prédication d'une 3e Croisade à laquelle participèrent les trois principaux chefs d'Etat de ce temps, l'empereur germanique Frédéric Barberousse, le roi de France Philippe Auguste et le roi d'Angleterre Richard Cœur de Lion.
Frédéric Barberousse, prêt le premier, traversa avec une puissante armée les provinces byzantines d'Europe ; passé en Asie par Gallipoli (fin mars 1190) il traversa de même les provinces byzantines de Lydie et de Phrygie, puis le sultanat seldjouqide d'Asie Mineure dont il prit d'assaut la capitale, Qonya ou Konya (18-20 mai 1190). Il avait donc réussi sans difficulté cette traversée de l'Anatolie turque, fatale à toutes les croisades antérieures, exception faite de la première. Il se préparait à descendre en Syrie où le nombre et l'organisation de son armée lui laissaient espérer des succès décisifs, quand il se noya en Cilicie dans les eaux du Sélef (10 juin 1190). Privée de chef, son armée se dispersa.
Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion partirent de Vézelay pour la croisade, le 4 juillet 1190.
Leurs rapports, fort mauvais, n'allaient pas faciliter la réussite de l'expédition. Ils firent en Sicile une escale qu'ils prolongèrent (assez inexplicablement) pendant six mois.
Philippe Auguste débarqua le 20 avril 1191 devant Acre. Richard, jeté par la tempête sur les côtes de Chypre, profita du mauvais accueil des Byzantins pour conquérir l'île sur eux (6 mai-6 juin 1191).
La 3e Croisade eut donc pour premier résultat — au moment où les victoires de Saladin venaient de réduire la Syrie franque à une étroite bande côtière — de la doubler d'une annexe insulaire destinée, en cas de naufrage définitif, à lui servir de refuge. Conquête de hasard, de grande importance pour l'avenir.
Enfin réunis devant Acre, Philippe Auguste et Richard, payant vaillamment de leur personne et malgré les efforts de Saladin, s'emparèrent de la ville (12 juillet 1191). Mais Philippe, en termes de plus en plus mauvais avec Richard, se rembarqua aussitôt pour la France en laissant d'ailleurs ses troupes à la disposition de la croisade (2 août).
Resté seul à la tête de la croisade, Richard Cœur de Lion battit Saladin à Arsoûf (7 septembre 1191) et à Jaffa (1er et 5 août 1192), brillantes victoires qui rendirent définitivement aux Francs la supériorité militaire, mais sans leur permettre d'entreprendre le siège de Jérusalem.
Bataille de Jaffa (1192)
De guerre lasse, Richard se résigna à conclure avec Saladin une paix de compromis (3 septembre 1192). Les Francs gardèrent la côte palestinienne reconquise par la 3e Croisade, de Tyr incluse à Jaffa incluse. L'intérieur, y compris Jérusalem, resta à Saladin, mais les chrétiens reçurent l'autorisation de venir librement en pèlerinage dans la ville sainte.
La 3e Croisade aboutit donc à un modus vivendi entre chrétiens et musulmans avec un minimum de tolérance religieuse réciproque.
« Restauration et survie du royaume franc au XIIIe siècle
Nouveaux mobiles et nouveaux aspects »
Jérusalem restant aux musulmans, le royaume franc qui continuait à en porter le nom eut désormais pour capitale de fait Saint-Jean d'Acre. Sous cette forme il devait survivre exactement un siècle (1191-1291).
Malgré cette continuité apparente, les différences allaient être sensibles entre les deux époques.
Les colonies franques de Syrie-Palestine avaient été créées en 1098-1099 par l'élan spirituel de la croisade. Elles avaient été maintenues au XIIe siècle par une monarchie locale forte, agissant par ses propres moyens, pour des fins politiques, militaires et territoriales, au bénéfice prépondérant d'une noblesse d'origine française. Une fois partiellement restaurées, après la catastrophe de 1187, par la 3e Croisade de 1191, elles devront leur survie moins aux dynasties franques locales, désormais trop faibles, qu'à l'aide permanente de l'Occident.
Or, l'intérêt que l'Occident portera ainsi à l'Orient latin ne proviendra plus uniquement de considérations religieuses, mais aussi de préoccupations économiques, de l'importance qu'auront prise les échelles de Syrie pour le commerce du Levant. De là le rôle croissant des éléments commerciaux génois, pisans et vénitiens, éléments roturiers mais puissants par leur richesse, qui, à la fin, primeront presque l'élément nobiliaire français. On pourrait dire qu'en 1098 la Syrie franque avait été créée par la foi, mais qu'au XIIIe siècle elle dut sa survie au commerce des épices.
« Henri de Champagne et Amaury de Lusignan »
Pendant la 3e Croisade, la couronne royale de « Jérusalem », c'est-à-dire d'Acre, avait été disputée entre l'ex-roi Guy de Lusignan que soutenait Richard Cœur de Lion, et Conrad de Montferrat, devenu seigneur de Tyr, que soutenait Philippe Auguste. Les barons palestiniens se montrant hostiles à Guy (ils ne lui pardonnaient pas le désastre de Hattin), Richard dédommagea ce prince en lui cédant l'île de Chypre (1192).
Conrad de Montferrat qui avait épousé la dernière héritière de la dynastie de Jérusalem, la princesse Isabelle, allait donc être proclamé roi quand il fut assassiné par un Ismaïlien (28 avril 1192).
Les barons reportèrent leurs suffrages sur un croisé français, le comte Henri II de Champagne, à qui ils firent épouser Isabelle. Henri gouverna avec prudence la Syrie franque de 1192 à 1197. Sagement il s'efforça de maintenir les trêves avec la maison de Saladin, la dynastie ayyoubide, comme on l'appelait, toujours maîtresse de la Syrie musulmane (Alep, Damas, Jérusalem) et de l'Egypte.
A la mort de Henri de Champagne (10 septembre 1197), les barons donnèrent la couronne de « Jérusalem » (c'est-à-dire d'Acre) au roi de Chypre.
Amaury de Lusignan (voir p. 79).
Le règne de ce prince à Acre (1197-1205) fut marqué par la reprise de Beyrouth sur les musulmans (24 octobre 1197), après quoi Amaury renouvela les trêves avec le sultan ayyoubide Malik al-Adil, frère et principal successeur de Saladin, lequel rétrocéda encore aux Francs la ville de Sidon (septembre 1204).
L'entente avec les musulmans était pour Amaury d'autant plus nécessaire qu'une 4e croisade, réunie en Occident sur l'initiative du pape Innocent III pour la reconquête de Jérusalem, venait de se laisser détourner de son objectif et, au lieu de venir aider les barons d'Acre, était allée fonder un empire latin imprévu à Constantinople (voir p. 97).
Disons tout de suite que ce « détournement » causa à la Syrie franque un préjudice grave. Il priva celle-ci de renforts indispensables et, en dispersant d'Acre à Constantinople l'effort des Francs, acheva d'anémier les colonies de Terre Sainte. On peut dire que l'éphémère empire latin intercepta la vie de la Syrie franque.
A la mort d'Amaury de Lusignan (1205), les deux couronnes de Chypre et de « Jérusalem » furent de nouveau séparées. Tandis que la première restait aux Lusignan, la seconde revint à une fille que la reine Isabelle avait eue de Conrad de Montferrat : la princesse Marie (1205-1212).
Au contraire, dans les Etats francs du Nord un regroupement s'était produit. Le dernier des comtes de Tripoli, Raymond III (mort en 1187), avait adopté un cadet de la maison d'Antioche. Le résultat fut qu'au bout de peu d'années un même prince, Bohémond IV d'Antioche régna à la fois à Tripoli (1189) et à Antioche (1201). La principauté d'Antioche et le comté de Tripoli vécurent depuis lors sous le régime de l'union personnelle.
« Jean de Brienne et la 5e Croisade »
En 1210, la jeune reine Marie épousa le baron champenois Jean de Brienne qui, bien que sexagénaire, devait être un roi plein d'activité, de surcroît le type même du chevalier sans reproche.
En 1216, le pape Honorius III ordonna la prédication d'une 5e croisade. En septembre 1217, deux princes croisés débarquèrent à Acre, le roi de Hongrie André II et le duc d'Autriche Léopold VI, mais les chrétiens échouèrent devant la forteresse ayyoubide du mont Thabor (29 novembre-7 décembre 1217), échec à la suite duquel André II rentra en Europe.
Cependant, comme d'autres croisés — français, italiens et frisons — continuaient à débarquer, Jean de Brienne décida d'attaquer l'Egypte, cœur de l'empire ayyoubide. Stratégie excellente : « les clés de Jérusalem étaient au Caire »
Les Francs vinrent assiéger Damiette, la métropole du Delta oriental (mai 1218) et finirent par s'en emparer (5 novembre 1219).
Le sultan ayyoubide Malik al-Kâmil offrit alors de rendre Jérusalem contre Damiette. Le but de la Croisade semblait atteint, mais l'intransigeance du légat Pélage (ce prélat s'était substitué à Jean de Brienne à la tête de l'armée) fit rejeter la proposition.
En juillet 1221, Pélage, malgré l'opposition de Jean de Brienne, décida follement de marcher sur le Caire à la veille de la crue du Nil. Les Croisés, cernés par l'inondation, furent heureux d'obtenir du sultan la possibilité de se retirer contre restitution de Damiette (30 août 1221).
« Croisade de Frédéric II »
En 1225, Jean de Brienne maria sa fille Isabelle avec l'empereur Frédéric II, empereur germanique et roi de Sicile. Comme Brienne n'était, en droit, que régent pour sa fille, le pouvoir dans le royaume franc passa ipso facto à Frédéric qui, du reste, élimina brutalement le malheureux Brienne.
La Papauté avait favorisé ce mariage dans l'espoir de mettre au service de la croisade les forces conjuguées du Saint-Empire et du royaume de Sicile. Le pape Grégoire IX pressait donc Frédéric II de se croiser, mais ce prince, qui avait contracté auprès de ses sujets arabes de Sicile le goût des choses de l'Islam, différait toujours la croisade, si bien que Grégoire IX finit par l'excommunier (1227).
En réalité, Frédéric était en négociations personnelles avec le sultan d'Egypte Malik al-Kâmil : le sultan d'Egypte, qui se trouvait en lutte avec son propre frère, le sultan de Damas, songeait à s'assurer contre ce dernier l'appui de l'empereur.
Frédéric II s'embarqua enfin pour le Levant (28 juin 1228). Il fit escale en Chypre (21 juillet-3 septembre) où, comme on le verra, il se fit remettre la tutelle du jeune roi Henri Ier de Lusignan.
Débarqué à Acre le 7 septembre 1228, il mit à profit son amitié avec le sultan Malik al-Kâmil pour jeter les bases d'un accord destiné, dans sa pensée, à clore l'ère des Croisades, à mettre fin, des deux côtés, à la guerre sainte en instaurant un régime de tolérance religieuse. Par ce traité, si en avance sur les idées du temps et qui fut conclu à Jaffa le 11 février 1229, le sultan rendait aux Francs les trois villes saintes, Jérusalem, Bethléem et Nazareth, plus, en Haute-Galilée, la seigneurie du Toron (Tibnîn) et, en Phénicie, l'hinterland de Sidon. Ces rétrocessions territoriales obtenues sans combat, par la seule habileté diplomatique de Frédéric II, s'accompagnaient de mesures d'apaisement religieux. Jérusalem était politiquement rendue aux Francs, mais, reconnue ville sainte pour les deux cultes, elle se voyait soumise à un condominium confessionnel. Les chrétiens y recouvraient le Saint-Sépulcre, mais les musulmans y gardaient la Qoubbat aç-Çakhra (mosquée d'Omar) et la mosquée al-Aqçâ.
Frédéric II fit son entrée dans Jérusalem délivrée (17 mars 1229). Il prit au Saint-Sépulcre la couronne royale, mais l'excommunication lancée par Grégoire IX l'y poursuivait et ameutait contre lui barons de Terre Sainte et Ordres militaires : la querelle des guelfes et des gibelins gagnait la Syrie. Frédéric se rembarqua à Acre le 1er mai 1229 dans une atmosphère de guerre civile.
Après le départ de Frédéric II, les barons de Terre Sainte et leur chef, Jean d'Ibelin, seigneur de Beyrouth, dont l'absolutisme frédéricien menaçait les franchises, commencèrent la lutte contre ses représentants. La guerre eut d'abord pour théâtre l'île de Chypre d'où Jean d'Ibelin chassa les Impériaux (juillet 1229-mai 1230).
En février 1231, Frédéric II envoya au Levant un corps expéditionnaire commandé par Riccardo Filangieri qui enleva Beyrouth à Jean d'Ibelin et occupa également Tyr.
Contre lui, la ville d'Acre se constitua en commune autonome sous le patronage de la confrérie locale de Saint-André et sous la direction de Jean d'Ibelin.
Filangieri défit Jean à Casal-Imbert, entre Tyr et Acre (3 mai 1232), puis alla ramener Chypre dans l'obéissance, mais il s'y fit battre à son tour par Jean d'Ibelin à Agridi (15 juin 1232).
Les Impériaux, chassés de Chypre et de Beyrouth, conservèrent quelque temps encore Tyr.
Le 12 juin 1243 Balian III d'Ibelin, fils de Jean, leur enleva cette dernière place qui fut donnée à un de ses parents, Philippe de Montfort.
L'expulsion des Impériaux transforma en fait le royaume de Terre Sainte en une république fédérale de baronnies et de communes commerçantes que dirigea pendant quelque temps la puissante famille seigneuriale des Ibelin. Théoriquement les barons reconnaissaient toujours la royauté de Frédéric II et de son fils Conrad IV. Dans la pratique, ils étaient en révolte ouverte contre lui.
« La Croisade de 1239 »
Le pape Grégoire IX provoqua en 1239 l'arrivée d'une nouvelle croisade à laquelle participèrent nombre de barons français, notamment Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre, le duc de Bourgogne Hugues IV, le comte de Bretagne Pierre Mauclerc et le comte Henri de Bar.
Un détachement conduit par le comte de Bar se fit massacrer près de Gaza (12-13 novembre 1239).
Toutefois la seule présence des Croisés eut des résultats heureux grâce aux divisions entre musulmans. L'empire des successeurs de Saladin, l'empire ayyoubide, était disputé entre deux représentants de cette famille, aç-Çâlih Aiyoûb, sultan d'Egypte, et aç-Çâlih Ismâ'îl, sultan de Damas. Ismâ'îl, pour obtenir contre son rival l'alliance des Francs, leur rétrocéda la Galilée, y compris Tibériade (1240). Dans un sentiment analogue, Aiyoûb leur rendit Ascalon. Récupérations éphémères : en 1244, Jérusalem fut définitivement enlevée aux chrétiens par des bandes de Turcs Khwârezmiens et en 1247 les Francs reperdirent de même Tibériade et Ascalon.
« Croisade de Saint Louis »
La seconde perte de Jérusalem en 1244 amena le roi de France Louis IX à se croiser. Toutefois il ne put mettre son projet à exécution que quatre ans plus tard. Il s'embarqua à Aigues-Mortes le 25 août 1248 et aborda le 17 septembre à Chypre où il fit escale pendant huit mois.
Croisade de Louix IX
Louis IX, comme naguère Jean de Brienne, résolut d'attaquer les musulmans en Egypte, pays qui était plus que jamais le cœur de l'empire ayyoubide : la solution de la question de Terre Sainte se trouvait toujours au Caire. Il débarqua devant Damiette et, le lendemain, s'en empara (5-6 juin 1249). Mais il ne put en profiter pour marcher immédiatement sur le Caire : la crue du Nil (juillet-septembre) allait commencer. L'armée resta donc près de cinq mois dans l'inaction à Damiette. Le sultan aç-Çâlih Ayoub offrit de rendre Jérusalem si les Francs lui rendaient Damiette. Comme naguère Pélage, Louis IX refusa et, le 20 novembre, entreprit la marche sur le Caire.
La route était barrée par le canal Bahr aç-Çaghîr derrière lequel les Egyptiens avaient construit la ville forte de Mançoûra. Le 8 février 1250, Louis IX réussit à passer le canal, mais son frère Robert d'Artois, en se lançant follement dans Mansourah, se fit massacrer avec l'avant-garde. Les Egyptiens se ressaisirent et Louis IX eut grande peine à les repousser. Malgré son insigne bravoure, il dut rester sur la défensive sans pouvoir songer à atteindre Mansourah.
Dans ces conditions la prudence conseillait de battre en retraite sur Damiette. Louis IX estima que l'honneur militaire le lui interdisait. Quand il s'y résigna, il était trop tard. L'armée, décimée par le typhus, encerclée par les Egyptiens, dut capituler (6 avril 1250).
Sur ces entrefaites le nouveau sultan d'Egypte, Tourân-châh, fut massacré par les mercenaires turcs de sa garde, les fameux qui s'emparèrent eux-mêmes du pouvoir (2 mai 1250). Ces brutaux soudards faillirent massacrer Louis IX dans sa prison, puis ils finirent par accepter sa rançon et celle de l'armée : reddition de Damiette et versement de 500.000 livres tournois. Le 8 mai, Louis IX s'embarqua pour la Syrie.
Louis IX resta quatre ans en Syrie (13 mai 1250-24 avril 1254). Il y fit de l'excellente besogne, mit en état de défense les villes franques du littoral, Acre, Césarée, Jaffa, Sidon, rétablit la discipline parmi les Francs, dompta l'insolence des Templiers.
Contre les Mamelouks il rechercha l'alliance des Ismaïliens ou Assassins du Djébel Alaouite et de leur grand maître, le « Vieux de la Montagne », l'alliance même des Mongols à qui il envoya en ambassade le franciscain Rubrouck (1253-1254).
« L'anarchie franque »
Dès que Louis IX fut rentré en France (1254), le royaume franc de Terre Sainte retomba dans l'anarchie. La ville d'Acre, capitale de ce « royaume sans roi » et qui s'était organisée en commune autonome, fut désolée par la rivalité de la colonie génoise et de la colonie vénitienne abritées dans ses murs et qui pendant deux ans s'y livrèrent à une furieuse guerre de rues, connue sous le nom de « guerre de Saint-Sabas » (1256-1258).
Du côté des Vénitiens on vit se ranger les sires d'Ibelin, maîtres de Beyrouth et de Jaffa, les Templiers, les Chevaliers Teutoniques, les colonies pisane et provençale ; du côté des Génois, Philippe de Montfort, seigneur de Tyr, les Hospitaliers et la colonie catalane. Finalement les Vénitiens chassèrent d'Acre les Génois, lesquels se retirèrent à Tyr.
Entre temps, la guerre civile avait gagné la principauté d'Antioche-Tripoli où le prince Bohémond VI, partisan des Vénitiens, batailla contre son vassal, le sire de Giblet (Djoubaïl), d'origine génoise et partisan des Génois, qui finit par être assassiné.
« La question de l'alliance mongole »
Les Francs n'étaient pas moins divisés dans le domaine de la politique extérieure. En 1260, les Mongols de Perse, sous les ordres du khan Hulègu, petit-fils de Gengis-khan, conquirent sur les derniers neveux de Saladin, la Syrie musulmane dont toutes les grandes villes, Alep, Hama, Homs et Damas, tombèrent entre leurs mains. Certains de ces Mongols, notamment leur général Kitbouqa, professaient le christianisme nestorien.
D'autre part, le roi d'Arménie (Cilicie), Héthoum le Grand, qui s'était mis sous leur protection, avait uni ses forces aux leurs. Il avait été imité par son gendre, le prince d'Antioche-Tripoli Bohémond VI.
De fait, les Mongols, en écrasant la Syrie musulmane, se trouvaient faire le jeu des Francs. Mais les barons de la côte palestinienne prirent peur de la barbarie mongole. L'un d'eux, Julien de Sidon, attaqua un détachement mongol et s'attira une verte riposte.
Finalement le conseil d'Acre décida d'appuyer les Mamelouks d'Egypte qui préparaient une contre-attaque musulmane contre les Mongols. Grâce à la neutralité bienveillante des Francs, les Mamelouks purent écraser les Mongols à Aïndjalout, en Galilée (3 septembre 1260) et les chasser de la Syrie musulmane.
« Le sultan Baybars »
La défaite mongole eut donc comme résultat de rendre les Mamelouks maîtres de la Syrie musulmane (Alep, Damas, Jérusalem) comme ils l'étaient déjà de l'Egypte.
Or, cette « grande compagnie turque », véritable armée permanente quand les Francs ne disposaient, en dehors des Ordres militaires, que de temporaires levées féodales, était un des meilleurs instruments de guerre de l'époque.
Le sultanat mamelouk était une monarchie absolue, obéie de la frontière nubienne à l'Euphrate. Ce qui avait assuré les succès des Francs au début du XIIe siècle, c'était leur forte monarchie militaire contrastant avec l'anarchie musulmane.
Maintenant la situation était retournée : monarchie militaire musulmane et anarchie franque. De surcroît, de 1260 à 1277, les Mamelouks eurent à leur tête un homme de guerre de premier ordre, le sultan Baybars qui, résolu à rejeter les Francs à la mer, poursuivit sans répit l'exécution de ce programme.
Coup sur coup il enleva aux Francs Césarée (27 février 1265), Arsouf (26 avril 1265), Çafed (25 juillet 1266), Jaffa (7 mars 1268), Beaufort (15 avril) et Antioche (mai 1268).
Le prince d'Antioche-Tripoli Bohémond VI se trouva réduit au comté de Tripoli.
La 8e Croisade, dirigée par Louis IX, aurait pu arrêter Baybars, mais le fatal détournement de l'expédition vers Tunis où le saint roi trouva la mort (25 août 1270), enleva toute espérance aux chrétiens. Baybars put arracher encore aux Francs Chastel Blanc (février 1271), puis la grande forteresse des Hospitaliers, le Crac des Chevaliers (15 mars-8 avril 1271).
La couronne de « Jérusalem » venait d'être attribuée par les barons d'Acre au roi de Chypre Hugues III (24 septembre 1269), mais l'indiscipline des barons et des communiers et l'hostilité des Templiers découragèrent Hugues qui se retira à Chypre (1276). Le roi de Sicile Charles d'Anjou, pour qui travaillait le grand maître du Temple Guillaume de Beaujeu, revendiqua la couronne de Jérusalem. Son représentant, Roger de San-Severino, vint prendre possession d'Acre (1277), mais les Vêpres siciliennes mirent fin, là également, à la domination angevine (1282).
« Chute des dernières places franques de Syrie »
Les luttes intestines n'étaient pas moins violentes dans le comté de Tripoli. Le comte Bohémond VII était en guerre ouverte avec son vassal Guy II de Giblet (Djoubaïl), qu'il fit enterrer vivant (1282).
A la mort de Bohémond VII (1287), les Latins de Tripoli proclamèrent la déchéance de sa dynastie et, à l'instigation de la maison de Giblet, ils se constituèrent en commune libre sous le protectorat génois (les sires de Giblet, on l'a vu, étaient d'origine génoise). Mais les Mamelouks ne pouvaient manquer de mettre à profit toutes ces discordes.
Le 28 avril 1289, leur sultan, Qalâoûn, s'empara de Tripoli. Toute la population chrétienne fut massacrée.
Acre, la capitale du « royaume de Jérusalem », ne tarda guère à subir le même sort. Le sultan mamelouk al-Achraf Khalîl, fils et successeur de Qalâoûn, en commença le siège le 5 avril 1291. La défense fut conduite par le grand maître du Temple, Guillaume de Beaujeu, le grand maître et le maréchal de l'Hôpital, Jean de Villiers et Matthieu de Clermont, Jean de Grailly, commandant du contingent capétien, et Otton de Granson, commandant du contingent anglais. Après une résistance héroïque la ville fut prise d'assaut (18-28 mai 1291).
Les autres places furent évacuées sans combat, Tyr également en mai, Sidon et Beyrouth en juillet, Tortose en août.
La Syrie franque avait vécu. On peut dire que par ses discordes poursuivies jusqu'à la dernière heure, elle s'était suicidée.
« Défense de la Syrie franque. Les Ordres militaires »
L'armée du royaume de Jérusalem se composait de levées féodales, comme dans la France de ce temps. Elle comprenait des chevaliers et des soudoyers, ceux-ci recrutés principalement parmi les Syriens. Mentionnons la cavalerie légère indigène des Turpocoles
La défense des Etats francs était assurée par un système cohérent de forteresses situées aux points les plus menacés. Mentionnons dans le royaume de Jérusalem :
Scandélion (Iskandéroûn)
Château-Pèlerin (Athlît)
Beaufort (Chaqîf-Arnoûn)
Le Toron (Tibnîn)
Châteauneuf (Hounîn)
Saphet (Çafed)
Montfort (Qal'at-Qouraïn).
En Transjordanie : le Crac de Moab (Kérak).
Dans le comté de Tripoli : le Crac des Chevaliers (Hoçn al-Akrâd, Qal'at al-Hoçn)
Chastel-Blanc (Çâfîthâ).
Dans la principauté d'Antioche :
Margat (Marqab)
Château de Saone (Çahyoûn).
Cette architecture militaire se répartit en deux styles :
1° — Un premier type, propagé par les Hospitaliers, consiste en forteresses dressées en saillant sur des collines escarpées, avec une double enceinte flanquée de tours rondes, type imité des forteresses de la Seine et de la Loire aux XIe-XIIe siècles.
Exemples : Margat et le Crac des Chevaliers.
2° — Un second type, propagé par les Templiers et inspiré des châteaux byzantins ou arabes, est caractérisé par des enceintes flanquées de tours rectangulaires, enceintes précédées de fossés profonds. Exemples : Château-Pèlerin et Chastel-Blanc.
A la défense de la Terre Sainte se vouaient les ordres de chevaliers-moines qui jouèrent un rôle si considérable dans la vie de l'Orient latin : Hospitaliers, Templiers et Teutoniques.
L'Ordre de l'Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, ordre charitable datant de 1070, fut réformé lors de la Première Croisade par le bienheureux Gérard (v. 1100-1120). Le successeur de Gérard, Raymond du Puy, en fit un ordre militaire.
L'Ordre du Temple, militaire dès le début, fut fondé en 1118 par le chevalier champenois Hugues de Payens.
Les Hospitaliers portaient un manteau noir en temps de paix ou rouge en temps de guerre, avec croix blanche.
Les Templiers, un manteau blanc avec croix rouge.
L'Ordre des Chevaliers Teutoniques fut fondé en 1143 et réorganisé en 1198.
Ces trois ordres se recrutaient dans la chevalerie et avaient chacun à leur tête un grand maître élu par le chapitre.
Les ordres militaires constituèrent comme l'armée permanente de l'Orient latin. Les princes leur confiaient les postes les plus dangereux. Ce fut ainsi que les Hospitaliers reçurent le Crac des Chevaliers (1142) et Margat, les Templiers Château-Pèlerin (1218), Saphet (après 1240) et Chastel-Blanc.
Par leur garde vigilante et leur héroïsme les trois ordres rendirent à la Syrie franque d'immenses services, mais leur orgueil, leur soif de richesses (ils faisaient la banque, principalement les Templiers), leur insubordination nuisirent souvent à l'Etat franc. De plus la constante rivalité entre Templiers et Hospitaliers ne causa pas moins de perturbations.
Sources : Grousset, René. Les croisades. Presses universitaires de France Paris 1994. BNF
Vous pouvez voir sur ce site l'ouvrage de M. Grousset l'épopée des Croisades plus riche en texte.
Grousset René. L'épopée Des Croisades 1936. Archives Org
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