Commanderie templière de Picardie
La terre et son exploitation dans une commanderie templière de PicardieDépartement: Somme, Arrondissement: Péronne, Canton: Ham, Commune: Monchy-Lagache - 80
Domaine du Temple de Montécourt
L'Ordre du Temple (1128-1307) avait environ 9000 commanderies et points d'appui en Occident, « par deçà la Terre Sainte », groupées en 7 provinces, dont la « Francia », où on en compte 700. A l'intérieur de chaque province, les commanderies étaient groupées en baillies ; le territoire de la Picardie en comprenait 2 : le Ponthieu et le Vermandois.
Montécourt était probablement le chef-lieu de la Baillie du Vermandois (11 commanderies).
Des personnalités qui ont vécu en ce lieu, je ne citerai qu'une seule : le Chapelain Frère Albert de Rumercourt, dont on a le procès-verbal d'interrogatoire subi le 20 novembre 1307, après l'arrestation du 13 octobre.
A cette époque, seule la Terre donnait puissance et richesse. Les commanderies étaient donc des points d'appui terriens ; leur rôle était de :
1° produire pour avoir des ressources.
2° recruté pour avoir des combattants.
En écartant toutes les sources de revenus de caractère censitaire ou féodal, je vous propose l'étude que j'ai faite de ce terroir, de sa structure et de son exploitation.
Quelques jalons à travers les siècles
1151. — Donation, confirmée par une bulle du Pape Eugène II, faite au Temple par Simon de Montécourt de tous les biens qu'il possède en ce lieu: « maisons, vignes, moulin, prés, hôtes, cens, et cætera »1227. — Acquisition « sous la tour de Monchy de 10 journaux de prés »
1311. — Suppression de l'Ordre du Temple ; ses biens passent aux Hospitaliers ; Montécourt est rattaché à leur Commanderie d'Eterpigny. Un historien local écrit en 1844: « Leur terre fut évaluée à 100 journaux, chiffre qui doit être bien au-dessous de la vérité »
1389. — Bail consenti sur ce domaine par les Hospitaliers qui, eux, n'exploitent plus directement.
1495. — Visite prieurale constatant un délabrement général après les guerres avec les Anglais et Bourguignons.
1685. — Terrier de la Commanderie d'Eterpigny, mentionnant qu'à Montécourt il y a deux fermes (l'Abbaye et le Prélet) précisant les assolements et énumérant les censitaires.
1777. — Portatif des « droits, revenus et charges » d'Eterpigny, notamment à Montécourt dont, après un bref rappel historique, il résume la constitution.
1778. — Plan de la « Terre et Seigneurie de Montécourt » fait pour le Commandeur d'Eterpigny.
1792. — Ces terres, biens d'Eglise, sont vendues comme biens nationaux à quelques acquéreurs épisodiques pour être finalement rachetées par d'anciens exploitants, principalement la famille Coquart descendant de l'un des deux fermiers en 1685 et la famille Pointier descendant d'un important censitaire.
1813. — Plan cadastral de la commune de Monchy-Lagache.
1886. — Plan très détaillé (avec historique) de la propriété de la famille Perdry, descendante des Coquart et Plan analogue concernant la propriété Pointier.
La structure décrite s'est maintenue jusqu'aux bouleversements de la guerre 1914-1918, l'extension d'un aérodrome par les Allemands après 1940 puis par les Américains après 1944 et trois remembrements.
1. — La structure foncière en 1777 (d'après le Portatif)
Transformation en hectares— 2 fermes consistant en bâtiments, cour, jardin, enclos avec une chapelle : 6 journaux — 1,60 ha
— Terres labourables: 807 journaux. 41 verges — 215,42 ha
— Prés: 42 journaux, 50 verges — 11,34 ha
— 1 moulin à blé : 50 verges — 0,13 ha
Total — 228,49 hectares
Le journal de Monchy vaut 26 ares 68 et comprend 100 verges.
2. — La structure foncière en 1886 (d'après le Portatif)
Propriété perdry— Cour: 3,30 ha
— Labours: 134,07 ha
— Prés: 1,61 ha
Soit: 138,98 hectares
Marchés de terre affermés: 13,66 ha
Propriété Pointier
— Labours: 64,49 ha
— Prés: 1,72 ha
Soit: 66,21 hectares
Total
— Cour: 3,30 ha
— Labours: 212,22 ha
— Prés: 3,33 ha
Soit: 218,85 hectares
Etant donné la stabilité des biens de mainmorte au Moyen-Age et sous la Royauté, on peut estimer que la structure qui s'est maintenue jusqu'en 1914 remonte à la fondation de la Commanderie.
Après avoir étudié la structure, il m'a paru d'autant plus intéressant de poursuivre des recherches sur la production que la période templière coïncide avec celle où le laboureur picard a acquis la maîtrise de la culture de la terre, ainsi que l'a démontré Robert Fossier.
3. — Ceux qui administrent et ceux qui cultivent
Les innombrables historiens des Templiers s'accordent pour reconnaître que leurs maisons étaient admirablement gérées.Les Commandeurs de Maison devaient verser régulièrement les bénéfices, sévèrement contrôlés, au chef-lieu de la Province. Le Temple de Paris était une grande banque centrale.
Les Chevaliers occupés à leurs devoirs militaires et religieux (une Commanderie était avant tout un Couvent) laissaient le soin de la gestion aux Sergents : par exemple : le « claviger » ou « grangier » gardait les récoltes du domaine ainsi que le produit des dîmes et redevances puis vendait les excédents.
Le « dispensator » tenait les comptes.
Des domestiques nombreux étaient chargés les uns de cultiver la terre du domaine : vachers, bouviers, porchers, bergers, « gardes de charrue ».
Les autres de nourrir la mesnie : fournier, brasseur, cuisinier... au total 15 à 30 personnes par commanderie.
Les Censitaires (dont les tenures étaient « pulvérisées » hors de la réserve) étaient chargés de redevances en nature et aidaient les domestiques pour les façons culturales et les récoltes.
Et puis, il y avait les « hôtes » (hospites) dont la donation de 1151 fait expressément mention. Anciens serfs ou descendants de serfs, c'étaient des hommes libres, qui avaient, en limite de terroir, des tenures distinctes de la réserve seigneuriale accordées la plupart du temps à charge de défrichement avec des redevances (comme le champart) et l'astreinte à des services divers.
Les Templiers ont eu une réputation de défricheurs. Qu'ont-ils pu faire défricher sur le Terroir de Montécourt ? Il n'y avait pas là de grandes forêts comme celle d'Arrouaise au nord de Péronne, mais des boqueteaux plus ou moins étendus, disséminés au milieu des champs qui n'ont cessé d'être grignotés pour accroître les surfaces cultivées.
La majorité du sol conquis l'a été sur les landes, friches, « larris » et « riez », où il n'y avait que buissons, ronces et orties.
Toujours est-il qu'une « hostise » était considérée comme un bien précieux : en 1250, le percepteur de Vermandois fait reconnaître son droit à percevoir les « sommages » de 2 hostises au village voisin de Quivières.
4. — Le bétail et les pacages
Le bétail pâturait sur les terres « vaines et vagues » et sur les jachères. Sur la célèbre miniature du « Livre des Prouffitz champêtres » on voit 4 chevaux, une demi-douzaine de vaches, 1 taureau et 2 porcs rassemblés à l'appel de la corne du berger, tandis qu'en fond de décor un petit troupeau de moutons est déjà en place. C'est un exemple de ce qui se faisait au XIVe siècle.Bien entendu, la composition du cheptel variait selon les régions. Nous le savons par les inventaires de 1307 :
— En Champagne, à Payns : 54 bœufs et vaches, 25 pourceaux, 8 gros porcs et 1 truie, 855 moutons et seulement 4 chevaux de trait.
— En Normandie, à Baugy : 17 bovidés, une centaine de porcs, 5 roncins, 8 juments suitées et le cheval du commandeur.
— Dans le Larzac, la commanderie de La Cavalerie comptait 1 700 moutons et 60 chèvres.
— Nous n'avons pas l'inventaire de Montécourt mais il y avait certainement des bovins, peu de chevaux (ils n'ont commencé à se répandre dans la région qu'à la fin du XIIe siècle), peu de porcs, beaucoup de moutons.
Les paysans, surtout les femmes, cardaient et filaient sans cesse la laine ; voire même la tissaient, ce qui est attesté par des redevances en « keutes » (couvertures grossières) à Corbie au XIIe siècle.
Les prés réservés à la fauche s'étendaient le long de la rivière l'Omignon, affluent de la Somme. Les bons prés (comme celui sous la tour de Monchy mentionné plus haut) peu nombreux, étaient bien plus prisés que les labours.
Dans la vallée, les taillis, sur les terrains marécageux étaient plutôt moins étendus que maintenant (même en ne tenant pas compte des peupleraies actuelles plantées sur d'anciens taillis)
5. — Les labours
Ils constituent l'essentiel. Sur le plateau, le sol est très riche (5 à 7 mètres de limon) ; sur les pentes descendant vers la vallée, le limon s'amenuise et apparaît la craie, « le cran » pour aboutir aux « cranettes », terres médiocres.C'est depuis le milieu du XIIe siècle et pendant le XIIIe siècle que l'agriculture picarde a fait les plus grands progrès : amélioration des instruments et des attelages, systématisation de l'assolement, d'abord à 3 « royes » (blé, avoine, jachère) puis à 4. En 1276, un bail aux environs d'Amiens oblige à la transformation des 3 royes en 4 royes.
En 1280, à la Commanderie de Sommereux, dans le Beauvaisis, on a la preuve des 4 royes. La quatrième roye était constituée par le « mars. » A l'origine, ce mars était tout ce qui se sème au printemps, notamment l'avoine souvent mélangée à des légumineuses : pois, vesces, fèves ; ces légumineuses ont pris une place de plus en plus considérable, à égalité avec les céréales et ont pu ainsi constituer toute une roye.
Les Terriers consultés énumèrent les parcelles constituant « à présent » ; c'est-à-dire en 1663 ou 1685 » chacune des 4 royes ; à jachère, à avoine, à bled et à mars.
L'inventaire de Baugy nous donne une bonne idée de ce qu'on pouvait cultiver : au 13 octobre 1307, les 77 acres de terres autour de la Commanderie (1 acre valant 52 ares, cela fait 40 hectares) étaient ainsi ensemencées : 18 en froment et seigle, 24 en orge et dragée, 15 en avoine, 14 en pois et 6 en vesce.
Les rendements du blé étaient de l'ordre de « 5 pour 1 » alors qu'auparavant sous les Carolingiens la terre ne « répondait » que de 1,5 à 3 pour 1 et qu'encore au XVIe siècle Olivier de Serres trouve satisfaisants des rendements de 5 à 6 pour 1 (pour mémoire, nous sommes maintenant à 45 ou 50 pour 1). Ce qui « répondait » le mieux, c'était l'orge (8 pour 1) et le moins l'avoine (4 pour 1).
6. — Les vignes et le moulin
Ce sont les parties les plus précieuses du domaine. Le terroir de Montécourt est en deçà de la limite nord atteinte par la culture de la vigne. Sa présence est attestée par une quinzaine de lieux-dits dans un rayon de moins de 10 km. Sur Monchy, il y avait une chapelle N.D. des Vignes, dont la statue est conservée à l'église. Le vin produit était soit consommé sur place et en petite quantité (banquets des seigneurs, infirmerie) soit tiré au tonneau pour être vendu au détail par les officiers de la seigneurie, le droit de « ban vin » encore mentionné au XVIIe siècle, empêchant toute concurrence.Quant au moulin sur l'Omignon, il en reste encore les soubassements. Les Terriers mentionnent que « tous les sujets et habitants sont contraints d'y faire moudre leurs grains sous peine de confiscation et d'une amende de 60 sols parisis. »
Le meunier a toujours été un personnage important et riche avec ses prélèvements sur les moutures, les droits d'usage sur les prés et marais, ainsi que le contrôle de la pêche. Si bien que le meunier de Montécourt était en outre mentionné comme « laboureur » en 1685 étant l'un des deux fermiers de la Commanderie.
Cette famille ne s'est pas maintenue sur place, contrairement à beaucoup d'autres, dont j'ai eu la surprise de retrouver les noms en tant que « laboureurs » ou « manouvriers » dans les Terriers que j'ai pu consulter.
Pour conclure
Je citerai Marc Bloch, dont une phrase m'a guidé dans toutes mes recherches:« Pas un des traits de la physionomie rurale, dont l'explication ne soit dans une évolution dont les racines plongent dans la nuit des temps. »
Références bibliographiques
BLOCH (Marc). — Les caractères originaux de l'histoire rurale française, 1931 et 1964.DUBY (Georges). — L'Economie rurale et la Vie des campagnes dans l'Occident Médiéval, 1962.
FOSSIER (Robert). — La Terre et les hommes en Picardie jusqu'à la fin du XIIIe siècle, 1968.
LEONARD (E. G.). — Tableau des maisons françaises du Temple, 1930.
TRUDON des ORMES. — Essai sur les maisons du Temple en Picardie, 1894.
BOURDONOVE (Georges). — La vie quotidienne des Templiers au XIIIe siècle, 1975.
PERNOUD (Régine). — Les Templiers, 1974.
PERROY (Edouard). — La Terre et les paysans en France aux XIIe et XIIIe siècles, 1973.
Sources: M. Soulet. Comptes rendus des séances de l'Académie d'agriculture de France, pages 1243 à 1248, tome LXV, année 1979. Paris 1979.
Bnf