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4 - Les Croisés passent le Bosphore - La bataille de Nicée
Lorsque les croisés eurent passe le détroit du Bosphore, ils ne s'occupèrent plus que de faire la guerre aux musulmans. On se rappelle que les Turcs Seldjoukides, sous le règne de Michel Ducas, avaient envahi l'Asie Mineure ; l'empire qu'ils y avaient fondé s'étendait depuis l'Oronte et l'Euphrate jusqu'à Nicée. Cette nation était la plus barbare des nations musulmanes ; elle avait négligé de conquérir les rivages de la mer, parce qu'elle n'avait point de marine ; mais elle tenait sous sa domination les plus riches provinces, dont elle laissait la culture aux Grecs, ses esclaves et ses tributaires.Les Turcs de l'Asie Mineure vivaient sous la tente, ne connaissaient d'autre occupation que la guerre, et d'autre richesse que le butin. Ils avaient pour chef le fils de Soliman, que ses conquêtes sur les chrétiens avaient fait surnommer le « champion sacré. » David, surnommé « Kilig-Arslan » ou « l'épée du lion », élevé dans le trouble des guerres civiles, et longtemps enfermé dans une forteresse du Korasan par les ordres de Maleck-Sehah, était monté sur le trône de son père, et s'y maintenait par sa bravoure. Il avait un génie fécond en ressources, un caractère ferme dans les revers. A l'approche des croisés, il appela ses sujets et ses alliés à sa défense ; de toutes les provinces de l'Asie Mineure, même de la Perse, les plus courageux défenseurs de l'islamisme vinrent se ranger sous ses drapeaux.
Non content de rassembler une armée, il avait d'abord mis tous ses soins à fortifier la ville de Nicée, sur laquelle devaient tomber les premiers coups des chrétiens. Cette ville, capitale de la Bithynie, célèbre par la tenue de deux conciles, était le siège de l'empire ou du pays de « Roum » ; et c'est là que les Turcs, comme dans un poste avancé, attendaient l'occasion d'attaquer Constantinople et de se précipiter sur l'Occident.
C'est à Chalcédoine que s'était réunie l'armée chrétienne. Les chefs assemblèrent leurs bataillons, et se mirent en route pour Nicée. L'armée de la croix avait à sa droite la Propontide et les îles des Princes ; à sa gauche, des montagnes couvertes de bois, où se montrent aujourd'hui quelques villages turcs. Sur leur chemin, se trouvaient les ruines de l'antique « Pandicapium » et les restes de Libissa, fameuse par le tombeau d'Annibal (c'est aujourd'hui une misérable bourgade musulmane). Après quelques jours de marche, les croisés arrivèrent à Nicomédie, où ils séjournèrent trois jours. Nicomédie, bâtie au fond du golfe auquel elle a donné son nom, au pied d'une grande colline, conservait alors quelque chose de son ancienne splendeur ; elle n'est plus maintenant qu'un bourg, que les Turcs appellent Ismid. Au sortir de Nicomédie, l'armée de la croix s'avança vers « Henélopolis », ayant à l'occident le golfe, à l'orient l'immense chaîne de l'Arganthon : Hénelopolis, qui a pris le nom « d'Hersek », est à onze lieues de Nicomédie et à quatre ou cinq lieues de Civitot ou « Ghemlik », Ce fut dans le voisinage d'Hénélopolis que les croisés virent accourir sous leurs tentes plusieurs soldats de l'armée de Pierre, qui, échappés au carnage, avaient vécu cachés dans les montagnes et les forêts voisines. Les uns étaient couverts de lambeaux, les autres nus, plusieurs blessés. Exténués de faim, ils soutenaient à peine les restes d'une misérable vie qu'ils avaient disputée tour à tour à la rigueur des saisons et à la barbarie des Turcs. L'aspect de ces malheureux fugitifs, le récit de leurs misères, répandirent le deuil dans l'armée chrétienne ; des larmes coulèrent de tous les yeux lorsqu'on apprit les désastres des premiers soldats de la croix. A l'orient, ils montraient la forteresse où les compagnons de Renaud, pressés par la faim et la soif, s'étaient rendus aux Turcs, qui les avaient massacrés ; près de là, ils faisaient voir les montagnes au pied desquelles l'armée de Gauthier avait péri avec son chef. Les croisés s'avançaient en silence, rencontrant partout des ossements humains, des lambeaux d'étendards, des lances brisées, des armes couvertes de poussière et de rouille, tristes restes d'une armée vaincue. Au milieu de ces tableaux sinistres, ils ne purent voir sans frémir de douleur le camp où Gauthier avait laissé les femmes et les malades, lorsqu'il fut entraîné par ses soldats vers la ville de Nicée : là les chrétiens avaient été surpris par les musulmans, au moment même où leurs prêtres célébraient le sacrifice de la messe ; les femmes, les enfants, les vieillards, tous ceux que leur faiblesse ou la maladie retenaient sous la tente, poursuivis jusqu'au pied des autels , avaient été entraînés en esclavage ou immolés par un ennemi cruel. La multitude des chrétiens massacrés dans ce lieu était restée sans sépulture ; on voyait encore les fossés tracés autour du camp, la pierre qui avait servi d'autel aux pèlerins.
Le souvenir d'un aussi grand désastre étouffa la discorde, imposa silence à l'ambition, réchauffa le zèle pour la délivrance des saints lieux. Les chefs profitèrent de cette terrible leçon, et firent d'utiles règlements pour le maintien de la discipline. On était alors dans les premiers jours du printemps : les campagnes couvertes de verdure et de fleurs, les moissons naissantes, le climat fertile et le beau ciel de la Bithynie, l'assurance de ne point manquer de vivres, l'harmonie des chefs, l'ardeur des soldats, tout faisait présager aux croisés que Dieu bénirait leurs armes, et qu'ils seraient plus heureux que leurs compagnons dont ils foulaient les restes déplorables.
Les croisés, en partant d'Ersek, eurent plusieurs fois à traverser le « Draco », célèbre parmi les pèlerins. Les nombreux contours de cette rivière lui ont fait donner le nom de « Draco » (le Serpent) ; les Turcs l'appellent la rivière aux quarante gués. Non loin de la source du « Draco », comme il leur fallait traverser l'Arganthon, les pèlerins ne trouvèrent plus que des sentiers étroits, parmi des précipices et des rocs taillés à pic. Godefroy envoya en avant de l'armée quatre mille ouvriers, armés de haches et de pioches, pour ouvrir les chemins ; des croix de bois furent plantées de distance en distance pour marquer le passage des soldats de Jésus-Christ. En sortant de ces chemins difficiles, les pèlerins purent voir la plaine de Nicée.
Les croisés s'avançaient pleins de confiance en leurs forces et sans connaître celles qu'on pouvait leur opposer. Jamais les campagnes de la Bithynie n'avaient offert un spectacle plus imposant et plus terrible : nombre des pèlerins surpassait la population de plusieurs grandes villes de l'Occident ; leur multitude couvrait un espace immense ; les Turcs, du sommet des montagnes où ils étaient campés, durent contempler avec effroi une armée composée de cent mille cavaliers et d'innombrables fantassins, l'élite des peuples belliqueux de l'Europe, qui venait leur disputer la possession de l'Asie.
Guillaume de Tyr fait une belle description de Nicée et de ses remparts. Les voyageurs peuvent voir aujourd'hui ces fortifications encore debout ; telles qu'elles sont, elles suffisent pour donner une idée de ce qu'elles étaient au temps de la première croisade. Nous nous contenterons de décrire ce que nous avons vu.
Nicée
Nicée est située à l'extrémité orientale du lac Ascanius, au pied d'une montagne boisée qui a la forme d'un demi-cercle. Les remparts de l'antique cité ont une lieue et demie de circonférence ; sur les murs s'élèvent des tours rondes, carrées, ovales, très rapprochées les unes des autres ; on en comptait autrefois trois cent soixante-dix. L'épaisseur des murailles est de dix pieds ; Guillaume de Tyr nous dit qu'on aurait pu y faire rouler un char ; elles ont trente pieds de hauteur; partout elles sont en parfaite conservation, excepté du côté qui regarde le lac. On peut voir leurs formes et juger de leur solidité à travers le lierre qui les couvre. Nicée a trois portes : celle du midi est entièrement dégradée ; celle de l'orient est formée de trois arceaux en marbre ; dans le mur de la partie extérieure, on aperçoit un bas-relief représentant des soldats romains armés de lances et couverts de leurs boucliers ; en dehors de cette porte, à peu de distance, sont les restes d'un aqueduc qui apportait à Nicée les eaux de la montagne. La porte du nord est grande et belle ; elle se compose, comme les deux autres, de trois arceaux en marbre gris. On ne remarque là, sur les murs, qu'une énorme tête de Gorgone, qui se montre à travers une touffe de lierre et de plantes saxatiles. Des fossés à moitié comblés entourent la place. Quand on arrive à Nicée par le chemin de Civitot, on entre dans la cité par une large brèche pratiquée à une grande tour de briques. Quelle surprise pour le voyageur, lorsqu'à la place de Nicée, dont les tours sont encore debout, il voit de tous côtés des champs cultivés, des plantations de mûriers et d'oliviers ! Après avoir avancé à travers de longues allées de cyprès et de platanes, on arrive à un humble et pauvre village : c'est « Isnid », habité par des Grecs et des Turcs (1).
Dès que les croisés furent arrivés devant la ville, chacun des chefs prit la position qu'il devait occuper pendant le siège. Godefroy et ses deux frères se placèrent à l'orient : de ce côté les remparts paraissent encore inexpugnables. Bohémond, Robert, comte de Flandre, Robert, duc de Normandie, le comte de Blois, dressèrent leurs tentes du côté de l'occident et du nord ; le midi de la cité fut assigné à l'évêque Adhémar, et au comte Raymond de Toulouse qui arriva le dernier au camp ; la ville resta libre du côté du lac.
Godefroy et Raymond avaient derrière eux les montagnes ; de tous les autres côtés du camp des chrétiens s'étendait une vaste plaine coupée de ruisseaux ; dès le commencement du siège, des flottes venues de la Grèce et de l'Italie apportèrent des vivres et toutes sortes de munitions de guerre aux assiégeants.
L'historien Foulcher de Chartres compte dans le camp des chrétiens dix-neuf nations, différentes de moeurs et de langage. « Si un Anglais, un Allemand, voulait me parler, ajoute-t-il, je ne savais que répondre. Mais, quoique divisés par le langage, nous paraissions ne faire qu'un seul peuple par notre amour pour Dieu. » Chaque nation avait son quartier qu'on environnait de murs et de palissades ; et, comme on manquait de pierres et de bois pour la construction des retranchements, on employa les ossements des croisés restés sans sépulture dans les campagnes voisines de Nicée : de sorte, dit Anne Comnène, qu'on avait fait à la fois un tombeau pour les morts et une demeure pour les vivants (2). Dans chaque quartier on avait élevé à la hâte des tentes magnifiques qui tenaient lieu d'églises et où les chefs et les soldats se rassemblaient pour les cérémonies religieuses. Différents cris de guerre, les tambours, dont les Sarrasins avaient introduit l'usage en Europe, et des cornes sonores percées de plusieurs trous, appelaient les croisés aux exercices militaires.
Les barons et les chevaliers portaient un haubert, espèce de tunique faite de petits anneaux de fers et d'acier. Sur la cotte d'armes de chaque écuyer flottait une écharpe bleue, rouge, verte ou blanche. Chaque guerrier portait un casque, argenté pour les princes, en acier pour les gentilshommes, et en fer pour les autres. Les cavaliers avaient des boucliers ronds ou carrés ; des boucliers longs couvraient les fantassins. Les croisés se servaient, pour les combats, de la lance, de l'épée, d'une espèce de couteau ou poignard appelé Miséricorde ; de la massue, de la masse d'armes avec laquelle un guerrier pouvait d'un seul coup terrasser son ennemi ; de la fronde, qui lançait des pierres ou des balles de plomb ; de l'arc, de l'arbalète, arme meurtrière inconnue jusqu'alors aux Orientaux. Les guerriers de l'Occident n'étaient point encore couverts de cette pesante armure de fer décrite dans les historiens du moyen âge et qu'ils empruntèrent dans la suite aux Sarrasins (3).
Les princes et les chevaliers avaient sur leurs bannières des images, des signes de différentes couleurs, qui servaient de point de ralliement à leurs soldats. Là on voyait peints sur les boucliers et les étendards, des léopards, des lions ; ailleurs, des étoiles, des tours, des croix, des arbres de l'Asie et de l'Occident. Plusieurs avaient fait représenter sur leurs armes des oiseaux voyageurs qu'ils rencontraient sur leur route et qui, changeant chaque année de climat, offraient aux croisés un symbole de leur pèlerinage. Ces marques distinctives animaient alors la valeur sur le champ de bataille, et devaient être un jour un des attributs de la noblesse chez les peuples de l'Occident.
Dans les circonstances importantes, le conseil des chefs dirigeait les entreprises de la guerre ; dans les circonstances ordinaires, chaque comte, chaque seigneur ne recevait des ordres que de lui-même. L'armée chrétienne présentait l'image d'une république sous les armes. Cette république formidable, où tous les biens paraissaient être en commun, ne reconnaissait d'autre loi que l'honneur, d'autre lien que la religion. Le zèle était si grand, que les chefs faisaient le service des soldats et que ceux-ci ne manquaient jamais à la discipline. Les prêtres parcouraient sans cesse les rangs pour rappeler aux croisés les maximes de la morale évangélique. Leurs prédications ne furent pas inutiles, et, si l'on en croit les auteurs contemporains, qui n'épargnent guère les champions de la croix dans leurs récits, la conduite des chrétiens pendant le siège de Nicée n'offrit que des modèles de vertus guerrières et des sujets d'édification.
« Cette sainte milice, dit un chroniqueur (4), était l'image de l'église de Dieu, et Salomon aurait pu dire en la voyant :
Que tu es belle mon amie !
Tu es semblable au tabernacle de Cédar !
0 France !
Poursuit le même chroniqueur, pays qui dois être placé au-dessus de tous les autres, combien étaient belles les tentes de tes soldats dans la Romanie !... »
Bataille pour Nicée
Dès les premiers jours du siège, les chrétiens livrèrent plusieurs assauts dans lesquels ils firent inutilement des prodiges de valeur. Kilig-Arslan, qui avait déposé dans Nicée sa famille et ses trésors, anima par ses messages le courage de la garnison, et réunit tous les guerriers qu'il put trouver dans la Romanie pour venir au secours des assiégés. Dix mille cavaliers musulmans, accourus à travers les montagnes, armés de leurs arcs de corne et couverts d'armures de fer se précipitèrent tout à coup dans la vallée de Nicée, et pénétrèrent jusque dans le lieu où le comte de Toulouse, arrivé le dernier au camp, venait de dresser ses tentes. Les croisés, avertis de leur arrivée, les attendaient sous les armes. Tous les chefs étaient à la tête de leurs bataillons ; l'évêque du Puy, monté sur son cheval de bataille, se montrait dans les rangs invoquant tour à tour la protection du ciel et la piété belliqueuse des pèlerins. A peine le combat était-il engagé, que cinquante mille cavaliers musulmans vinrent soutenir leur avant-garde qui commençait à s'ébranler. Le sultan de Nicée s'avançait à leur tête et cherchait à exciter leur courage par son exemple et par ses discours. « Les deux armées, dit Mathieu d'Edesse (5), s'attaquèrent avec une égale furie ; on voyait partout briller les casques, les boucliers, les épées nues ; on entendait au loin le choc des cuirasses et des lances qui se heurtaient dans la mêlée ; l'air retentissait de cris effrayants ; les chevaux reculaient au bruit des armes, au sifflement des flèches ; la terre tremblait sous les pas des combattants, et la plaine était couverte de javelots et de débris. » Tantôt les Turcs se précipitaient avec fureur dans les rangs des croisés, tantôt ils combattaient de loin et lançaient une multitude de traits ; quelquefois ils feignaient de prendre la fuite et revenaient à la charge avec impétuosité. Godefroy, son frère Baudouin, Robert, comte de Flandre, le duc de Normandie, Bohémond et le brave Tancrède, se montraient partout où les appelait le danger, et partout l'ennemi tombait sous leurs coups ou fuyait à leur aspect. Les Turcs durent s'apercevoir, dès le commencement du combat, qu'ils avaient devant eux des ennemis plus redoutables que la multitude indisciplinée de Pierre l'Ermite et de Gauthier. Cette bataille, dans laquelle les musulmans montrèrent le courage du désespoir uni à tous les stratagèmes de la guerre, dura depuis le matin jusqu'à la nuit. La victoire coûta la vie à deux mille chrétiens. Les infidèles fuirent dans les montagnes et laissèrent quatre mille morts dans la plaine où ils avaient combattu.
Les croisés imitèrent en cette circonstance l'usage barbare des guerriers musulmans. Ils coupèrent les têtes de leurs ennemis restés sur le champ de bataille, et, les attachant à la selle de leurs chevaux, ils les apportèrent au camp, qui retentit à cet aspect des cris de joie du peuple chrétien. Des machines lancèrent plus de mille de ces têtes dans la ville, où elles répandirent la consternation. Mille autres furent enfermées dans des sacs, et portées à Constantinople pour être présentées à l'empereur, qui applaudit au triomphe des Francs : c'était le premier tribut que lui offraient les seigneurs et les barons qui s'étaient déclarés ses vassaux.
Les croisés, n'ayant plus à redouter le voisinage d'une armée ennemie, poussèrent le siège avec vigueur : tantôt ils s'approchaient de la place, protégés par des galeries surmontées d'un double toit de planches et de claies ; tantôt ils poussaient vers les murailles des tours montées sur plusieurs roues, d'où l'on pouvait voir tout ce qui se passait dans la ville. On livra plusieurs assauts, dans lesquels périrent le comte de Forez, Baudouin de Gand et plusieurs chevaliers que le peuple de Dieu ensevelit, disent les chroniqueurs, avec des sentiments de piété et d'amour tels qu'ils sont dus à des hommes nobles et illustres. Animés par le désir de venger le trépas de leurs compagnons d'armes, les croisés redoublaient d'ardeur, et les plus intrépides, formant la tortue avec leurs boucliers impénétrables, élevant au-dessus de leur bataillon serré de vastes couvertures d'osier, descendaient dans les fossés, s'approchaient du pied des remparts Abattaient la muraille avec des béliers revêtus de fer, ou s'efforçaient d'arracher les pierres avec des pioches recourbées en crochet. Les assiégés, du haut des tours, jetaient sur les assaillants de la poix enflammée, de l'huile bouillante et toutes sortes de matières combustibles. Souvent les machines des croisés et leurs armes défensives étaient dévorées par les flammes, et les soldats désarmés se trouvaient en butte aux javelots, aux pierres qui tombaient sur eux comme un terrible orage. L'armée chrétienne environnait Nicée ; mais chaque nation n'avait qu'un point d'attaque qui lui était assigné, et ne s'occupait pas du reste du siège ; soit que l'espace ou les machines manquassent à la multitude des combattants, on ne voyait jamais qu'un petit nombre de guerriers s'approcher des murailles, et chacune des attaques dirigées contre la ville était comme un spectacle auquel assistait la foule oisive des pèlerins répandus sur les hauteurs et les collines du voisinage. Dans un des assauts que livraient les soldats de Godefroy, un musulman, que l'histoire nous représente comme un guerrier d'une taille et d'une force extraordinaires, s'était fait remarquer par des prodiges de bravoure : il ne cessait de défier les chrétiens, et, quoique son corps fût couvert de flèches, rien ne pouvait ralentir son ardeur ; les soldats de la croix semblaient n'avoir qu'un seul homme à combattre. A la fin, comme s'il eût voulu montrer qu'il n'avait rien à craindre, le guerrier musulman jette loin de lui son bouclier, découvre sa poitrine, et se met à lancer d'énormes quartiers de roc sur les croisés pressés au pied de la muraille. Les pèlerins, effrayés, tombaient sous ses coups sans pouvoir se défendre. Enfin le duc de Bouillon s'avance, armé d'une arbalète et précédé de deux écuyers qui tenaient leurs boucliers élevés devant lui ; bientôt un trait est décoché d'une main vigoureuse, et le guerrier, blessé au coeur, tombe sans vie sur la muraille, à la vue de tous les croisés qui applaudissent à l'adresse et à la valeur de Godefroy. Les assiégés restèrent immobiles d'effroi, et les murailles, à moitié démolies, semblaient demeurer sans défenseurs.
Cependant la nuit, qui vint suspendre les combats, ranima le courage des assiégés. Le lendemain, au lever du jour, toutes les brèches faites la veille étaient réparées ; de nouveaux murs s'élevaient derrière les remparts en ruines. En voyant la contenance de leurs ennemis et l'appareil de guerre déployé devant eux, les croisés sentaient leur courage se ralentir ; et, pour s'avancer au combat, dit Albert d'Aix, chacun d'eux attendait l'exemple de son voisin. Un seul chevalier normand osa sortir des rangs et franchir les fossés ; mais il fut bientôt assailli à coups de pierres et de javelots ; mal défendu par son casque et sa cuirasse, il périt à la vue de tous les pèlerins, qui se contentèrent d'implorer pour lui la puissance divine. Les assiégés, ayant saisi son corps inanimé avec des crochets de fer, l'exposèrent sur le rempart comme un trophée de leur victoire ; ils le lancèrent ensuite, à l'aide d'une machine, dans le camp des chrétiens, où ses compagnons d'armes lui rendirent les honneurs de la sépulture, se consolant de l'avoir laissé mourir sans secours, par la pensée qu'il avait reçu la palme du martyre et qu'il était entré dans la vie éternelle.
Les assiégés, pour réparer leurs pertes, recevaient chaque jour des secours par le lac Ascanius qui baignait leurs murailles, et ce ne fut qu'après sept semaines de siège que les croisés s'en aperçurent. Les chefs, s'étant assemblés, envoyèrent au port de Civitot un grand nombre de cavaliers et de fantassins, avec l'ordre de transporter sur les bords du lac des bateaux et des navires fournis par les Grecs. Ces navires, dont plusieurs pouvaient porter jusqu'à cent combattants, furent placés sur des chars auxquels on avait attelé des chevaux et des hommes robustes. Une seule nuit suffît pour les transporter depuis la mer jusqu'au lac Ascanius et pour les lancer dans les flots. Au lever du jour, le lac fut couvert de barques montées par des soldats intrépides ; les enseignes des chrétiens étaient déployées et flottaient sur les ondes ; tout le rivage retentissait de cris belliqueux et du son des trompettes. A cette vue, les défenseurs de Nicée furent frappés d'une grande surprise, et tombèrent dans le découragement.
Dans le même temps, une tour ou galerie de bois, construite par un guerrier lombard, vint redoubler le courage et l'ardeur des pèlerins ; elle résistait à l'action du feu, au choc des pierres, à toutes les attaques de l'ennemi. On la poussa au pied d'une tour formidable, attaquée depuis plusieurs jours par les guerriers de Raymond de Saint-Gilles ; les ouvriers qu'elle renfermait creusèrent la terre sous les murailles, et la forteresse ennemie chancela sur ses fondements. Elle s'ébranla tout à coup au milieu des ténèbres de la nuit, et s'écroula avec un fracas si horrible, que les assiégeants et les assiégés se réveillèrent en sursaut, croyant que la terre avait tremblé. Le jour suivant, la femme du sultan avec deux enfants en bas âge voulut s'enfuir par le lac, et tomba entre les mains des chrétiens : cette nouvelle, portée dans la ville, y jeta la consternation, et les Turcs perdaient l'espoir de défendre Nicée, lorsque la politique d'Alexis vint dérober cette conquête aux armes des croisés.
Ce prince, qu'on a comparé à l'oiseau qui cherche sa pâture sur les traces du lion, s'était avancé jusqu'à Pélecane. Il avait envoyé à l'armée des croisés un faible détachement de troupes grecques et deux généraux qui avaient sa confiance, moins pour combattre que pour négocier et saisir l'occasion de s'emparer de Nicée par la ruse. Un de ses officiers, nommé Butumite, ayant pénétré dans la ville, fit redouter aux habitants l'inexorable vengeance des Latins, et les pressa de se rendre à l'empereur de Constantinople. Ses propositions furent écoutées, et, lorsque les croisés se disposaient à livrer un dernier assaut, les étendards d'Alexis parurent tout à coup sur les remparts et les tours de Nicée.
Cette vue jeta l'armée chrétienne dans une vive surprise : la plupart des chefs ne purent contenir leur indignation ; les soldats, prêts à combattre, rentrèrent sous leurs tentes en frémissant de rage. Leur fureur s'accrut encore quand on leur défendit d'entrer plus de dix à la fois dans une ville qu'ils avaient conquise au prix de leur sang et qui renfermait des richesses qu'on leur avait promises. En vain les Grecs alléguèrent les traités faits avec Alexis et les services qu'ils avaient rendus aux Latins pendant le siège : les murmures continuèrent à se faire entendre, et ne furent apaisés un moment que par les largesses de l'empereur (6).
Ce prince reçut la plupart des chefs de la croisade à Pélecane, loua leur bravoure et les combla de présents. Après s'être emparé de Nicée, il voulut triompher de l'orgueil de Tancrède, qui n'avait point encore prêté serment d'obéissance et de fidélité. Tancrède, cédant aux prières de Bohémond et des autres chefs, promit d'être fidèle à l'empereur autant que l'empereur lui-même serait fidèle aux croisés (7) : cet hommage, qui était à la fois une soumission et une menace, ne devait point satisfaire Alexis, et montrait assez qu'il n'avait ni l'estime ni la confiance des pèlerins de l'Occident. La liberté qu'il rendit à la femme et aux enfants du sultan, la manière généreuse dont il traita les prisonniers turcs, laissèrent croire aux Latins qu'il cherchait à ménager les ennemis des chrétiens. Il n'en fallut pas davantage pour renouveler toutes les haines : depuis cette époque on ne cessa point de s'accuser, de se menacer réciproquement, et le plus léger prétexte aurait suffi pour allumer la guerre entre les Grecs et les croisés (8).
Un an s'était écoulé depuis que les croisés avaient quitté l'Occident. Après s'être reposés quelque temps dans le voisinage de Nicée, ils firent leurs dispositions pour se mettre en marche vers la Syrie et la Palestine, Les provinces de l'Asie Mineure qu'ils allaient traverser, étaient encore occupées par les Turcs, qu'animaient le fanatisme et le désespoir et qui formaient moins une nation qu'une armée toujours prête à combattre et à se transporter d'un lieu à un autre. Dans un pays si longtemps ravagé par la guerre, les chemins étaient à peine tracés, toute communication se trouvait interrompue entre les villes. Les défilés, les torrents, les précipices, devaient sans cesse arrêter une armée nombreuse dans sa marche à travers les montagnes ; dans les plaines, la plupart incultes et désertes, la disette, le manque d'eau, l'ardeur dévorante du climat, étaient des fléaux inévitables. Les croisés croyaient avoir vaincu tous leurs ennemis dans Nicée, et, sans prendre aucune précaution, sans autres guides que les Grecs, dont ils avaient à se plaindre, ils s'avançaient dans un pays qu'ils ne connaissaient point. Ils n'avaient aucune idée des obstacles qu'ils allaient trouver dans leur marche, et leur ignorance faisait leur sécurité.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841
Notes
1. — Le champ de bataille où disparut l'armée de Pierre l'ermite sous les coups du sultan de Nicée, la marche de la grande armée de Godefroy depuis Chalcédoine jusqu'à Nicée, et l'état présent de cette ville, ont été décrits d'après les indications de M. Baptistin Poujoulat.2. — Bibliothèque des Croisades, t. III.
3. — Sur les vitraux de Saint-Denis, peints par l'ordre de Suger, les croisés sont représentés avec des casques, quelquefois en forme de cône pointu, quelquefois plus ovales, sans visières, mais retenus par des mentonnières qui les garantissent jusqu'à la bouche. Leurs armures paraissent plus légères que celles des Turcs, malgré la grossièreté du dessin. Leurs chevaux ne sont point bardés de fer, et tout leur enharnachement paraît être en cordes. Les croisés sont armés d'une courte épée et d'une longue lance avec une banderole décorée d'une croix, et d'un bouclier rond ou ovale ; les Turcs sont revêtus d'une armure presque semblable, seulement leurs casques sont visiblement plus ovales; leurs cuirasses sont couvertes d'écaillés. Ce qui les distingue encore, c'est que leurs cheveux sont longs et pendants sur les côtés (V. Montfaucon, Monuments de la Monarchie française, t, I, p. 398).
4. — Baudri (Bibliothèque des Croisades, t. I).
5. — Mathieu d'Edesse (Bibliothèque des Croisades, t. III).
6. — Les historiens de la première croisade ne sont pas tout à fait d'accord entre eux sur la manière dont Nicée fut remise à l'empereur grec. Robert le moine, Baudri et l'abbé Guibert disent que les assiégés traitèrent secrètement avec Alexis, à condition qu'il leur soit permis de sortir librement de la ville. Foulcher de Chartres prétend que les Turcs qui étaient dans Nicée y firent entrer les Turcoples envoyés par l'empereur, lesquels, en répandant de l'argent dans la ville, la gardèrent pour Alexis, comme il le leur avait ordonné. Albert d'Aix dit que Tatice, familier du prince grec, obtint des chefs croisés, a l'aide de belles promesses, que Nicée lui fût remise, et des assiégés qu'ils ouvriraient leurs portes, en leur promettant qu'ils pourraient sortir librement et que la femme et les enfants de Soliman seraient rendus à la liberté. Guillaume de Tyr dit aussi que Tatice traita secrètement avec les assiégés ; mais il ajoute que les chefs croisés, sachant que la ville était sur le point de se rendre, envoyèrent des députés à Alexis pour le prier de faire venir au plus tôt des troupes qui reçussent et gardassent la ville, afin que l'armée chrétienne pût poursuivre sa marche. Les largesses de l'empereur n'empêchèrent point les soldats de la croix de murmurer contre cette capitulation. Albert d'Aix prétend qu'Alexis tint mal les promesses qu'il avait faites aux croisés.
7. — On peut voir, dans Raoul de Caen, la rude franchise avec laquelle Tancrède parla à l'empereur Alexis (Bibliothèque des Croisades, t, I).
8. — Anne Comnène explique la conduite d'Alexis : il est bon de ne jamais perdre de vue l'histoire de la princesse grecque, et de comparer souvent ses récits aux chroniques latines.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841
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