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Les neuf Croisades par Joseph-François Michaud

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Huitième Croisade

1 - Huitième croisade et Seconde croisade de Louis IX 1255–1271

Louis IX, pendant son séjour en Palestine, ne s'était pas seulement occupé de fortifier les villes chrétiennes. Il n'avait rien négligé pour rétablir parmi les chrétiens l'union et l'harmonie, moyen plus sur encore de repousser les attaques des musulmans. Malheureusement pour ce peuple, qu'il aurait voulu sauver au péril de sa vie, ses conseils ne tardèrent pas à être oubliés, et l'esprit de discorde remplaça bientôt les sentiments généreux qu'avaient fait naître ses discours et l'exemple de ses vertus.

On a pu voir dans le cours de cette histoire que plusieurs peuples maritimes avaient des comptoirs et des établissements considérables à Ptolémaïs, devenue îa capitale de la Palestine. Parmi ces peuples, les Génois et les Vénitiens occupaient le premier rang : chacun habitait un quartier séparé, avait des lois différentes et des intérêts qui les divisaient sans cesse ; la seule chose qu'ils possédassent en commun, c'était l'église de Saint-Sabbas, dans -laquelle ils assistaient ensemble aux cérémonies de la religion.

Cette possession commune avait été souvent un sujet de querelles entre les deux nations (1) : peu de temps après le départ de saint Louis, la discorde éclata de nouveau, et s'enflamma de tous les ressentiments que pouvait inspirer l'esprit de rivalité et de jalousie à deux peuples qui depuis longtemps se disputaient l'empire de la mer et les avantages du commerce d'Orient. An milieu de cette lutte, où l'objet même de la contestation aurait dû rappeler dans les coeurs des sentiments de paix et de charité, les Génois et les Vénitiens en vinrent souvent aux mains dans la ville de Ptolémaïs ; et plus d'une fois le sanctuaire, que les deux partis avaient fortifié comme une place de guerre, retentit du bruit de leurs combats sacrilèges. Bientôt la discorde passa les mers, et vint jeter de nouveaux troubles en Occident. Gênes intéressa les Pisans à sa cause, et chercha des alliés et des auxiliaires jusque chez les Grecs, alors impatients de rentrer à Constantinople, et qui, de leur côté, sollicitèrent l'intervention des Génois, en leur promettant pour prix le quartier do Fera qui servait alors d'entrepôt commun aux marchandises des peuples maritimes de l'Italie. Venise, pour venger ses injures, sollicita l'alliance de Mainfroi (2), excommunié parle chef de l'église. On leva des troupes, on arma des flottes, on s'attaqua sur terre et sur mer. Cette guerre, que ne put apaiser le souverain pontife, dura plus de vingt années, favorable tantôt aux Vénitiens, tantôt aux Génois, mais toujours funeste aux colonies chrétiennes d'Orient.

L'esprit de discorde s'empara aussi des ordres rivaux de Saint-Jean et du Temple : le sang de ces courageux défenseurs de la terre sainte coula par torrent dans ces villes qu'ils étaient chargés de défendre; les hospitaliers et les templiers se poursuivaient, s'attaquaient avec une fureur que rien ne pouvait apaiser ni distraire, et chacun des deux ordres invoquait le secours des chevaliers restés en Occident. Ainsi, les plus nobles familles de la chrétienté se trouvaient entraînées dans ces sanglantes querelles, et l'on ne se demandait plus en Europe si les Francs avaient vaincu les musulmans, mais si la victoire était restée aux chevaliers du Temple ou à ceux de l'Hôpital (3).

Le brave Sérgines, que Louis IX à son départ laissa à Ptolémaïs, et les plus sages des autres chefs de la terre sainte, n'avaient ni assez d'autorité pour rétablir le calme, ni assez de troupes pour résister aux attaques des musulmans. Le seul espoir de salut qui semblait rester aux chrétiens de la Palestine, c'était que la discorde troublait aussi l'empire des musulmans: chaque jour il éclatait de nouvelles révolutions parmi les mameluks. Mais, tandis que l'esprit de division affaiblissait la puissance des Francs, souvent il ne faisait qu'accroître celle de leurs ennemis. Si du faible royaume de Jérusalem nous passons en Egypte, c'est laque nous trouvons l'étrange spectacle d'un gouvernement fondé par la révolte et se fortifiant au milieu des orages politiques. Les colonies chrétiennes, depuis la prise de Jérusalem par Saladin, n'avaient plus de centre commun ni de lien entre elles ; les rois de Jérusalem, en perdant leur capitale, perdirent leur autorité, qui servait du moins à rallier les esprits. On n'avait conservé de la royauté que le nom, on n'avait pris de la république que la licence. Quant aux mameluks, ils étaient moins une nation qu'une armée, où l'on se divisait d'abord pour un chef, où l'on obéissait ensuite aveuglément. Du sein de chacune de leurs révolutions sortait le despotisme militaire, armé de toutes les passions qui l'avaient enfanté; et, ce qui devait redoubler les alarmes des chrétiens, ce despotisme ne respirait que la guerre et les conquêtes.

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Nous avons dit dans le livre précédent que le Turcoman Aibek, après avoir épousé la sultane Chegger-Ecldour, était monté sur le trône de Saladin.
Son règne ne tarda pas à être troublé par les rivalités des émirs : la mort de Phares-Eddin Okthai, un des chefs les plus opposés au nouveau sultan, dissipa les projets des factieux ; mais la jalousie d'une femme fit ce que n'avaient pu faire la licence et la discorde. Chegger-Eddour ne put pardonner à Aibek d'avoir demandé en mariage une fille du prince de Mossoul, et l'infidèle époux fut assassiné dans le bain par des esclaves. La sultane, après avoir satisfait la vengeance d'une femme, appela à son secours l'ambition des émirs elles crimes de la politique (4). Elle manda l'émir Saif-Eddin, pour prendre ses conseils et lui proposer de monter avec elle sur le trône des sultans. Saif-Eddin, introduit dans le palais, trouva la sultane assise, ayant à ses pieds le corps sanglant de son époux. A cet aspect, l'émir fut saisi d'horreur ; et le calme que la sultane faisait paraître, la vue du trône ensanglanté sur lequel elle lui proposait de s'asseoir, ajoutèrent encore à son effroi. Chegger-Eddour appela deux autres émirs, qui ne purent supporter sa présence et s'enfuirent effrayés de ce qu'ils venaient de voir et d'entendre. Cette scène s'était passée pendant la nuit. Au lever du jour, la nouvelle s'en répandit dans le Caire : l'indignation fut générale dans le peuple et dans l'année ; Chegger-Eddour périt à son tour immolée par des esclaves, et son corps, jeté tout nu dans les fossés du château, put apprendre à tous ceux qui se disputaient l'empire, que les révolutions ont aussi leur justice (5).

Au milieu du tumulte, un fils d'Aibek, âgé de quinze ans, est élevé à l'empire ; mais l'approche d'une guerre devait bientôt faire éclater une sédition nouvelle et précipiter du trône un enfant. De grands événements se préparaient en Asie ; et du côté de la Perse (6) il se formait un orage qui menaçait la Syrie et l'Egypte.

Les Mogols, sous la conduite d'Oulagou, étaient venus mettre le siège devant Bagdad. La ville se trouvait divisée en plusieurs sectes, plus occupées de se combattre entre elles que de repousser un ennemi formidable. Le calife, ainsi que son peuple, était plongé dans la mollesse, et l'orgueil que lui donnaient les vains respects des musulmans lui fit négliger les véritables moyens de défense. Les Tartares prirent la ville d'assaut et la livrèrent à tous les fléaux de la guerre. Le dernier et trente-septième des successeurs d'Abbas, traîné comme un vil captif, perdit la vie au milieu du tumulte et du désordre, sans que l'histoire (7) puisse savoir s'il mourut de désespoir ou s'il tomba sous le glaive de ses ennemis.

Cette violence commise envers le chef de la religion musulmane, et la marche des Mogols vers la Syrie, jetèrent l'effroi parmi les mameluks. Ce fut alors qu'ils remplacèrent le fils d'Aibek par un chef qui pût les défendre dans un aussi grand péril, et leur choix tomba sur Koutouz, le plus brave et le plus habile des émirs.

Tandis que tout se préparait en Egypte pour résister aux Mogols, les chrétiens semblaient attendre leur délivrance de cette guerre déclarée aux musulmans. Le kan des Tartares avait promis au roi d'Arménie de porter ses conquêtes jusqu'aux rives du Nil, et les chroniques orientales (8) rapportent que les troupes arméniennes s'étaient réunies à l'armée des Mogols. Ceux-ci, après avoir traversé l'Euphrate, s'emparèrent d'Alep, de Damas et des principales villes de la Syrie. De toutes parts les musulmans fuyaient devant les Tartares, et les disciples du Christ étaient protégés par les hordes victorieuses. Dès lors les chrétiens ne virent plus dans ces redoutables conquérants que des libérateurs. Dans les églises et sur le tombeau même de Jésus-Christ on fît des prières pour le triomphe des Mogols ; dans l'excès de leur joie, les chrétiens de la Palestine ne songeaient plus à implorer les secours de l'Europe.

L'Europe d'ailleurs ne s'occupait guère alors d'une croisade au delà des mers : le terrible spectacle qu'offraient les invasions des barbares attirait sans cesse les regards de la chrétienté, et portait la surprise et l'effroi chez tous les peuples de l'Occident. Le chef du l'église, en apprenant la prise de Bagdad et la mort du père spirituel des musulmans, avait d'abord envoyé en Asie des missionnaires chargés de féliciter (9) Oulagou et de le saluer comme un prince allié des chrétiens ; mais à peine les ambassadeurs du pape avaient-ils traversé la mer, qu'on apprit tout à coup que des hordes mogholes ravageaient les rives du Niester et du Danube. Alexandre IV (10) s'adressa aux princes, aux prélats, à tous les fidèles, les exhortant à réunir leurs efforts pour sauver l'Europe menacée. Des conciles s'assemblèrent en France, en Angleterre, en Allemagne; on ordonna des jeûnes, des processions, des prières, dans tous les diocèses; on ajouta de nouveau aux litanies des saints ces paroles, qui étaient comme le signal d'un péril universel : « Seigneur, délivrez-nous de l'invasion des Tartares » (11).

Cependant, les hordes qui désolaient la Pologne et la Hongrie s'éloignèrent d'elles-mêmes, rappelées sans doute par les discordes de leur propre pays. A la même époque, Oulagou, obligé de retourner sur les bords du Tigre pour combattre une rébellion puissante, avait laissé en Syrie son lieutenant Ketboga, chargé de poursuivre ses conquêtes. Les chrétiens applaudissaient encore aux victoires des Mogols, lorsqu'une querelle suscitée par des croisés allemands changea tout à coup l'état des choses et montra des ennemis dans ceux qu'on avait pris pour des auxiliaires. Quelques villages musulmans qui payaient tribut aux Tartares ayant été livrés au pillage, Ketboga envoya demander aux chrétiens une réparation qu'ils refusèrent. Au milieu de la contestation élevée à ce sujet, le neveu du commandant mogol fut tué. Dès lors, ce chef des Tartares déclara la guerre aux chrétiens, ravagea le territoire de Sidon, et menaça celui de Ptolémaïs. A l'aspect de leurs campagnes désolées, toutes les illusions des chrétiens s'évanouirent : ils n'avaient point eu de mesure dans leurs espérances et dans leur joie, ils n'en eurent point dans leur douleur et dans leurs craintes. Les alarmes que leur donnait un peuple barbare leur firent oublier que tous leurs maux venaient de l'Egypte, et, comme on n'attendait point de secours de l'Occident, plusieurs mirent leur espoir dans les armes des mameluks.

Déjà une grande partie de la Palestine était envahie par les Mogols, lorsque le sultan du Caire vint au-devant d'eux avec son armée (12). Il resta trois jours dans le voisinage de Ptolémaïs, où il renouvela une trêve avec les chrétiens. Bientôt une bataille fut livrée dans la plaine de Tibériade : Ketboga perdit la vie au milieu du combat, et l'armée des Tartares, battue et dispersée, abandonna la Syrie.

De quelque côté qu'eut penché la victoire, les chrétiens n'avaient rien à espérer du vainqueur : les musulmans ne pouvaient leur pardonner d'avoir recherché l'appui des Mogols victorieux, et profité de la désolation de la Syrie pour insulter aux disciples de Mahomet. A Damas, on démolit les églises; les chrétiens furent persécutés dans toutes les villes musulmanes, et ces persécutions étaient le présage d'une guerre où le fanatisme devait exercer toutes ses fureurs. Partout il s'élevait des plaintes et des menaces contre les Francs de la Palestine ; le cri de Guerre aux chrétiens ! Retentissait dans toutes les provinces soumises aux mameluks ; l'animosité était si grande, que le sultan du Caire, qui venait de triompher des Tartares, fut victime de sa fidélité à observer la dernière trêve conclue avec les Francs. Baybars, qui avait tué le dernier sultan de la famille de Saladin, profita de cette effervescence des esprits, et s'efforça de se faire un parti contre Koutouz, en affectant une grande haine contre les chrétiens, en reprochant au sultan une criminelle modération pour les ennemis de l'islamisme.

Quand la fermentation des esprits fut portée à son comble, Baybars, ayant rassemblé ses complices, surprit le sultan à la chasse, le frappa de plusieurs coups mortels ; puis, tout couvert encore du sang de son maître, il courut à l'armée des mameluks, alors réunie à Salehié ; il se présenta à l'atabek ou lieutenant du prince, en annonçant la mort de Koutouz. Comme on lui demanda qui avait tué le sultan : « C'est moi, répondit-il. Eu ce cas, reprit l'atabek (Aboulféda), règne donc à sa place »: étranges paroles qui caractérisent d'un seul trait l'esprit des mameluks et celui du gouvernement qu'ils avaient fondé. L'armée proclama Baybars comme sultan d'Egypte, et les cérémonies préparées au Caire pour recevoir le vainqueur des Tartares servirent au couronnement de son meurtrier.

Le sultanat de Baybars (Sultan Zahir Rukn Al-Din Baybars)

Cette révolution donna aux musulmans le souverain le plus redoutable pour les chrétiens. Baybars fut surnommé « la colonne de la religion musulmane et le père des victoires. » Il devait mériter ces deux titres en achevant la ruine des Francs. A peine était-il monté sur le trône, qu'il donna le signal de la guerre.

Les chrétiens de la Palestine, sans moyens de résister aux forces des mameluks, envoyèrent des députés en Occident pour solliciter de prompts secours. Le souverain pontife parut touché des périls de la terre sainte : il exhorta les fidèles à prendre la croix ; mais le ton de ses exhortations et les motifs qu'il donnait dans ses circulaires, ne montraient que trop son désir de voir l'Europe s'armer contre d'autres ennemis que les musulmans. « Les Sarrasins, disait-il, savent qu'il sera impossible à aucun prince chrétien de faire un long séjour en Orient (13), et que la terre sainte n'aura jamais que des secours passagers et venus de loin. »

[1261]

Alexandre IV avait été beaucoup plus sincère et plus éloquent dans ses manifestes contre la maison de Souabe, et la guerre qu'il avait poursuivie dans le royaume de Naples n'avait pu s'allier dans sa pensée avec l'entreprise d'une guerre sainte. Urbain IV et Clément IV, qui lui succédèrent, firent quelques démonstrations de zèle, pour engager les peuples à prendre les armes contre les musulmans (14). Mais la politique suivie depuis longtemps par la cour de Rome avait laissé en Italie trop de germes de discorde et de trouble, pour que ces pontifes pussent porter leur attention sur l'Orient. D'un autre côté, l'Allemagne, toujours sans empereur et livrée à toutes sortes de dissensions, avait alors deux prétendants à l'Empire, Alphonse, roi de Castille, et Richard de Cornouailles, qui ne pouvaient ni l'un ni l'autre faire reconnaître leurs droits et rétablir la paix entre les chrétiens. Dans le même temps, les barons d'Angleterre, conduits par Simon de Montfort, comte de Leicester, avaient pris les armes contre leur roi, qu'ils accusaient d'avoir manqué à ses serments ; et, comme à cette époque il n'y avait point de guerre qu'on ne voulût faire passer pour une croisade, ceux qui combattaient contre Henri III portaient une croix blanche sur la poitrine et sur l'épaule, et se disaient les vengeurs des droits du peuple et de la cause de Dieu ; cette croisade étrange (15) ne permettait guère qu'on s'occupât de celle d'outre-mer. La France fut le seul royaume où l'on ne repoussa pas tout à fait les prières des chrétiens de la Palestine. Quelques chevaliers français prirent la croix, et choisirent pour leur chef Eudes, comte de Nevers, fils du duc de Bourgogne. Ce furent là tous les secours que l'Europe put envoyer en Orient.

[1262]

En même temps qu'on recevait des nouvelles affligeantes de la terre sainte, on apprenait un événement qui aurait plongé tout l'Occident dans la douleur, si on eût mis alors aux conquêtes des croisés un intérêt aussi vif que dans les siècles précédents. Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de déplorer la rapide décadence de l'empire latin de Constantinople. Depuis longtemps Baudouin n'avait plus pour soutenir la dignité impériale et pour payer le petit nombre de ses soldats que les aumônes de la chrétienté et quelques emprunts faits à Venise, pour lesquels il fut obligé de donner son propre fils en otage. Dans les besoins pressants, on vendait les reliques des saints pour des sommes modiques; on arrachait le plomb du toit des églises, pour le convertir en une monnaie grossière ; on détruisait la charpente des maisons impériales, pour fournir du bois aux cuisines de l'empereur. Des tours à moitié démolies, des remparts sans défenseurs, des palais enfumés et déserts, des maisons, des rues entières abandonnées, tel était le spectacle qu'offrait la reine des cités de l'Orient.

Baudouin avait cependant conclu une trêve avec Michel Paléologue. La facilité avec laquelle cette trêve fut accordée aurait dû inspirer aux Latins quelque défiance ; mais l'état déplorable des Francs ne les empêchait pas de mépriser leurs ennemis et de songer à de nouvelles conquêtes. Dans l'espoir du pillage, oubliant la perfidie des Grecs, une flotte vénitienne conduisit ce qui restait des défenseurs de Byzance dans une expédition contre Daphnusie, située à l'embouchure de la mer Noire. Les Grecs de Nicée, avertis par quelques paysans des rives du Bosphore, n'hésitèrent point à profiter de cette occasion que leur offrait la fortune. Ces paysans enseignèrent au général de Michel Paléologue, qui allait faire la guerre en épire, une ouverture pratiquée sous les remparts de Constantinople, près de la porte Dorée, et par laquelle on pouvait introduire dans la ville plus de troupes qu'il n'en fallait pour s'en rendre maître. Baudouin n'avait alors autour de lui que des enfants, des vieillards, des femmes et des marchands, parmi lesquels se trouvaient les Génois, nouvellement alliés des Grecs. Quand les soldats de Michel eurent pénétré dans la ville, ils durent s'étonner de ne trouver aucun ennemi à combattre. Tandis qu'ils se rangeaient en bataille et s'avançaient avec précaution, une troupe de Comans que l'empereur grec avait à sa solde, parcourut la ville, le fer et la flamme à la main. La foule éperdue des Latins fuyait vers le port ; les habitants grecs accouraient au-devant du vainqueur, et faisaient entendre les cris de Vive Michel Paléologue, empereur des Romains ! Baudouin, éveillé par ces cris et par le tumulte qui s'approchait de son palais, se hâta de quitter une ville qui n'était plus à lui. La flotte vénitienne, revenant de l'expédition de Daphnusie, arriva assez à temps pour recueillir l'empereur fugitif et tout ce qui restait de l'empire des Francs sur le Bosphore.

Ainsi fut enlevée aux Latins cette ville dont la conquête avait coûté des prodiges de valeur, et dans laquelle les Grecs rentrèrent sans combat, secondés par la trahison de quelques paysans, par les ténèbres et le silence de la nuit. (George Logothète).

Baudouin II, après avoir régné trente-sept ans dans Byzance, se mit à parcourir l'Europe comme il l'avait fait dans sa jeunesse, en mendiant le secours des chrétiens. Le pape Urbain IV l'accueillit avec un mélange de mépris et de compassion. Dans une lettre adressée à Louis IX, le pontife déplorait la perte de Constantinople, et gémissait amèrement sur la gloire obscurcie de l'église latine. Urbain exprima le désir qu'on entreprît une croisade pour reconquérir Byzance ; mais il trouva les esprits peu disposés à cette entreprise. Le clergé d'Angleterre et le clergé de France refusèrent des subsides pour une expédition qu'ils jugeaient inutile. Le pape fut obligé de se contenter des soumissions et des présents de Michel Paléologue, qui, effrayé au sein de sa nouvelle conquête, promettait, pour apaiser le Saint-Siège, de reconnaître l'église romaine et de secourir les saints lieux.

Cependant la situation des chrétiens en Orient devenait chaque jour plus alarmante et plus digne de la compassion des peuples et des princes de l'Occident. Le nouveau sultan du Caire, après avoir ravagé la principauté d'Antioche, était entré sur le territoire de la Palestine avec des forces si considérables, qu'il comparait lui-même le nombre de ses soldats à la multitude des animaux qui peuplent la terre et des poissons qui habitent l'Océan. Les Francs, alarmés de son approche, lui envoyèrent demander la paix. Pour toute réponse, le sultan fit livrer aux flammes l'église de Nazareth. Les musulmans ravagèrent ensuite tout le pays situé entre Naïn et le mont Thabor, et vinrent camper à la vue de Ptolémaïs. Si on en croit quelques chroniques orientales, le projet de Baybars était alors d'attaquer le plus puissant boulevard des chrétiens en Syrie, et, dans une aussi grande entreprise, il n'avait pas dédaigné les secours de la trahison, Le prince de Tyr, dit Ibn-Férat, réuni aux Génois, devait, avec une flotte nombreuse, assiéger Ptolémaïs par mer, tandis que les mameluks l'attaqueraient par terne (16). Baybars se présenta en effet devant la ville, mais ses nouveaux auxiliaires s'étaient repentis sans doute des promesses qu'il lui avait faites ; ils ne parurent point pour seconder ses desseins. Le sultan se retira plein de fureur, et menaça de se venger sur tous les chrétiens que la guerre mettrait en son pouvoir.

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Toutes les campagnes étaient ravagées; les habitants des villes se tenaient enfermés dans leurs remparts, chaque cité croyait sans cesse voir arriver l'ennemi sous ses murs. Après avoir de nouveau menacé Ptolémaïs, Baybars alla se jeter sur la ville de Césarée, pour punir les chrétiens d'avoir appelé les Tartares à leur secours. Les chrétiens, après une vive résistance, abandonnèrent la place pour se retirer dans le château, environné des eaux de la mer. Cette forteresse, qui paraissait inaccessible, ne put résister que quelques jours aux attaques des musulmans. Bientôt la ville d'Arsouf vit les mameluks devant ses murs. Les habitants se défendirent avec une bravoure opiniâtre. Les machines de guerre des musulmans, des poutres, des arbres, jetés dans les fossés de la place pour les combler, furent livrés aux flammes. Après s'être battus au pied des remparts, les assiégeants et les assiégés creusèrent la terre sous les murailles de la ville. On se chercha, on se battit dans des mines et des souterrains ; rien ne pouvait ralentir l'ardeur des chrétiens ni l'impatiente activité de Baybars. Makrizi rapporte qu'un grand nombre de riches, de dévots, de gens de loi, étaient accourus pour prendre part à la conquête d'Arsouf. « Dans l'armée musulmane, ajoute le même historien, les regards des gens de bien n'étaient blessés par aucun sujet de scandale. On n'y buvait point de vin; il ne s'y passait rien de contraire aux bonnes moeurs ; de sages matrones apportaient de l'eau aux soldats, on les voyait se presser autour des combattants, même au fort de l'action; telle était leur ardeur, qu'elles aidaient les guerriers à transporter les machines. » Le siège dura quarante jours. Le sultan planta enfin l'étendard du prophète sur les tours de la ville, et les musulmans furent appelés à la prière dans les églises converties en mosquées. Les mameluks massacrèrent une grande partie des habitants; le reste fut condamné à la servitude. Baybars distribua les captifs aux chefs de son armée ; il ordonna ensuite la destruction d'Arsouf. Les prisonniers chrétiens furent condamnés à démolir leurs propres demeures. Le territoire conquis fut divisé et partagé entre les principaux émirs, d'après un ordre du sultan que les chroniques arabes nous ont conservé comme un monument historique. Cette libéralité envers les vainqueurs des chrétiens paraissait aux musulmans dignes des plus grands éloges, et un des historiens de Baybars s'écrie dans son enthousiasme « qu'une si belle action était écrite dans le livre de Dieu, avant d'être inscrite dans le livre de vie du sultan. »

De si grands encouragements donnés aux émirs annonçaient que Baybars avait encore besoin de leur valeur pour accomplir d'autres desseins. Le sultan retourna en Egypte pour faire de nouveaux préparatifs et renouveler son armée. Pendant son séjour au Caire, il reçut les ambassadeurs de plusieurs rois des Francs, d'Alphonse, roi d'Aragon, du roi d'Arménie, et de quelques princes de la Palestine. Tous ces ambassadeurs demandaient la paix pour les chrétiens ; mais leurs pressantes sollicitations ne faisaient que fortifier le sultan dans son projet de continuer la guerre : plus on avait recours à la prière, plus il devait croire qu'on n'avait rien autre à lui opposer, il répondit aux envoyés du prince de Joppé :
« Le temps est venu où nous ne souffrirons plus d'injures : lorsqu'on nous enlèvera une chaumière, nous enlèverons un château; lorsque vous nous prendrez un laboureur, nous donnerons des fers à mille de vos guerriers. »

Baybars ne tarda pas à réaliser ses menaces ; il traversa le désert et fit un pèlerinage à Jérusalem, où il implora la protection de Mahomet pour ses armes. Bientôt son armée se mit en campagne, et ravagea le territoire de Tyr, de Tripoli et de Ptolémaïs. Le butin des musulmans, au rapport des auteurs arabes, fut si considérable, que les boeufs, les moutons et les buffles ne trouvaient plus d'acheteurs. Le sultan conduisit ses troupes sur les bords du Jourdain, et résolut d'assiéger la forteresse de Sephed ou Safad (17).

Cette forteresse, qui appartenait aux templiers, était bâtie dans la haute Galilée, sur des sommets qui paraissent toucher les cieux. Des murailles épaisses construites en belles pierres de taille et d'une élévation de plus de cent pieds, un fossé large et profond creusé dans le roc vif, et la difficulté d'atteindre ces cimes escarpées, rendaient imprenable la forteresse de Safad. Elle est encore debout aujourd'hui, (en 1883) et sa forme ovale la fait ressembler de loin à une grande tour (18). La ville de Sephed ou Safad, qui nous représente l'ancienne Béthulie, s'étend sur trois montagnes. Les musulmans qui l'habitent sont intolérants et superbes; ils oppriment à leur aise la population juive qui a choisi de préférence Safad pour y attendre le Messie, dans la croyance que le Sauveur y régnera quarante ans avant d'établir à Jérusalem le siège de sa puissance. Safad est la ville la plus élevée de la Syrie ; la montagne de Béthulie est aussi haute que le Thabor. La place eut à se défendre contre toutes les forces que le sultan avait réunies pour une plus grande entreprise. Quand le siège fut commencé, Baybars ne négligea rien pour forcer la garnison à se rendre : on le voyait sans cesse à la tête de ses soldats, et, dans une rencontre, toute son armée jeta un grand cri, comme pour l'avertir du danger qu'il courait. Pour enflammer l'ardeur des mameluks, il faisait distribuer des robes d'honneur et des bourses d'argent sur le champ de bataille; le grand cadi de Damas était venu au siège de Safad pour animer les combattants par sa présence.

Cependant les chrétiens se défendirent vaillamment. Cette résistance étonna d'abord leurs ennemis ; elle les jeta bientôt dans le découragement. En vain le sultan cherchait à ranimer ses soldats, en vain il ordonna qu'on prît des massues pour frapper ceux qui fuyaient, et fît charger de fers plusieurs émirs qui abandonnaient leur poste : ni la crainte des châtiments, ni l'espoir des récompenses, ne pouvaient relever le courage des musulmans. Baybars aurait été obligé de lever le siège, si la discorde des chrétiens n'était venue à son secours. Il eut soin lui-même de la faire naître: dans de fréquents messages envoyés à la garnison, de perfides promesses et d'adroites menaces semèrent les soupçons et les défiances. Enfin la division éclata : les uns voulaient qu'on se rendît, les autres qu'on se défendît jusqu'à la mort. Dès lors les musulmans trouvèrent dans les assiégés une résistance moins opiniâtre et mirent plus d'ardeur dans leurs attaques. Tandis que les chrétiens s'accusaient entre eux et se reprochaient des trahisons, les machines de guerre ébranlaient les murailles ; les mameluks, après plusieurs assauts, étaient près de s'ouvrir un chemin dans la place. Enfin un vendredi (nous citons une chronique arabe), le cadi de Damas priait pour les combattants, lorsqu'on entendit les Francs crier du haut de leurs tours à moitié renversées : « ô musulmans, épargnez-nous, épargnez-nous ! » Les assiégés avaient déposé leurs armes, on ne combattait plus ; bientôt les portes s'ouvrent, et l'étendard des musulmans flotte sur les murs de Safad.

Une capitulation accordait aux chrétiens la permission de se retirer où ils voudraient, à condition qu'ils n'emportent avec eux que leurs vêtements (19) : Bi-bars, en les voyants défiler devant lui, cherche un prétexte pour les retenir en son pouvoir. On en arrête plusieurs par ses ordres, on les accuse d'emporter des trésors et des armes ; l'ordre est donné de les arrêter tous. On leur reproche d'avoir violé le traité, on les menace de la mort s'ils n'embrassent l'islamisme. Ils sont chargés de chaînes ; on les entasse ensuite pêle-mêle, sur une colline, où ils n'attendent plus que le trépas. Un commandeur du Temple et deux frères mineurs exhortèrent leurs compagnons d'infortune à mourir en héros chrétiens. Tous ces guerriers que la discorde avait divisés, maintenant réunis par le malheur, n'ont plus qu'un sentiment et qu'une pensée. Ils s'embrassent en pleurant, ils s'encouragent à mourir ; ils passent la nuit à confesser leurs offenses envers Dieu, à déplorer leurs erreurs et leurs discordes, Le lendemain, deux seuls de ces captifs furent mis en liberté : l'un était un frère hospitalier que Baybars envoyait à Ptolémaïs pour annoncer aux chrétiens la prise de Safad; l'autre un templier qui abandonna la foi de Jésus-Christ et s'attacha au service du sultan ; tous les autres, au nombre de deux mille, tombèrent sous le glaive des mameluks. Cette barbarie commise au nom de la religion musulmane parait d'autant plus révoltante, que les Francs n'en avaient point donné l'exemple, et qu'au milieu des fureurs de la guerre on ne les vit jamais exiger, le glaive à la main, la conversion des infidèles.

On ne peut décrire le désespoir et la consternation des chrétiens de la Palestine, lorsqu'ils apprirent la fin tragique des défenseurs de Safad. Leur douleur superstitieuse inventa ou accueillit des récits merveilleux que les chroniques de l'Occident n'ont point dédaignés : on racontait qu'une lumière céleste brillait toutes les nuits sur les cadavres des guerriers chrétiens restés sans sépulture.
On n'ajoutait que le sultan, importuné de ce prodige qui se renouvelait chaque jour sous ses yeux, donna ordre qu'on ensevelît les martyrs de la foi chrétienne et qu'on entourât de hautes murailles le lieu où leurs ossements seraient déposés. Tel était l'implacable fanatisme de Baybars, qu'il poursuivait de sa haine les vivants et les morts, et que toujours ses victoires étaient accompagnées de quelques actes de barbarie exercés sur les vaincus. Les habitants de Ptolémaïs lui ayant fait demander les restes de leurs frères massacrés, le sultan, sans daigner leur répondre, se mit en marche vers le territoire des Francs suivi de quelques guerriers, tua tous ceux qu'il rencontra sur sa route, et revint dire aux députés qu'il avait fait assez de martyrs pour remplir tous les sépulcres des chrétiens. Nous refuserions de croire à ce trait de barbarie, s'il était raconté par les seules chroniques d'Occident ; mais il se trouve rapporté en détail par le continuateur d'Elmacin, historien musulman, qui le présente comme un fait honorable pour le sultan du Caire. Baybars avait obtenu un grand crédit parmi les musulmans par le mal qu'il avait fait aux chrétiens ; et tel était le fanatisme du temps, que sa barbarie envers ses ennemis était pour lui un titre de gloire.

Après la prise de Safad, Baybars retourna en Egypte. Les Francs crurent avoir quelques jours de repos et de sécurité ; mais l'infatigable sultan ne donnait jamais à ses ennemis le temps de se réjouir de son absence. Il rassembla de nouvelles troupes, et bientôt il reporta la désolation sur les terres des chrétiens. Dans cette campagne ce fut l'Arménie qui attira sa colère et ses armes victorieuses (20) ; il reprochait au prince arménien d'avoir appelé les Tartares venus en Syrie; il lui reprochait d'avoir interdit aux marchands égyptiens l'entrée de ses états, et ne lui pardonnait point la défense faite à ses sujets de tirer des marchandises de l'Egypte. Ces plaintes ne tardèrent pas à être jugées sur le champ de bataille ; l'un des fils du roi d'Arménie perdit la liberté, l'autre la vie; l'armée de Baybars revint chargée de butin et suivie d'une multitude innombrable de captifs.

[1266]

Cependant les dépouilles des vaincus ne suffisaient point à entretenir la guerre formidable déclarée aux chrétiens. Le sultan du Caire résolut d'établir dans ses états, ainsi qu'on le faisait en Occident pour les croisades, une taxe destinée aux dépenses de cette guerre que les musulmans regardaient comme une « guerre sainte. » L'Egypte, les îles de la mer Rouge, la cité de Médine, payèrent la dîme qu'on imposait au nom de l'islamisme et qu'un historien arabe appelle « l'impôt ou le droit de Dieu. » Il devenait plus que jamais impossible aux Francs de résister à des ennemis aussi redoutables par leur multitude que parleur enthousiasme religieux. L'élite des guerriers chrétiens, au nombre de onze cents, avait tenté une expédition vers Tibériade; cette troupe, dernière ressource des Francs, venait d'être défaite et dispersée par les infidèles. Le duc de Nevers, arrivé en Palestine à la tête de cinquante chevaliers, mourut alors à Ptolémaïs vivement regretté du peuple et des pauvres. Les chrétiens livrés au désespoir, implorèrent la clémence de Baybars. Occupé de fortifier le château de Safad, le sultan du Caire, au lieu d'écouter les prières des Francs, vint dévaster leur territoire. Au milieu de la désolation qui régnait parmi les chrétiens, on le vit lui-même devant la porte de Ptolémaïs, monté sur un cheval de bataille, le glaive à la main et semblable à l'ange exterminateur, donner le signal du carnage. Après être resté quatre jours sous les murs de la ville, Baybars s'éloigna tout à coup pour surprendre Joppé. Cette place, dont les fortifications avaient couté (21) à Louis IX des sommes considérables, tomba, après quelque résistance, au pouvoir du sultan, qui en fit abattre les murailles. Dans cette excursion, Baybars s'empara du château du Crac des Chevaliers, de plusieurs autres forts, puis s'avança vers Tripoli. Bohémond lui ayant envoyé demander ce qu'il venait faire. « Je viens, répondit-il, moissonner vos terres ; la campagne prochaine j'assiégerai votre capitale » (22).

[1268]

C'est ainsi que Baybars cherchait à répandre la terreur de ses armes en plusieurs lieux à la fois, pour empêcher les chrétiens de réunir leurs forces et pour cacher ses véritables desseins. Depuis longtemps il avait le projet d'envahir la principauté d'Antioche. Son armée reçut tout à coup l'ordre de marcher vers les bords de l'Oronte : quelques jours étaient à peine écoulés, que les troupes musulmanes campaient devant la ville d'Antioche, mal défendue par son patriarche, «  Le prince d'Antioche était alors à Tripoli » et qu'une grande partie de ses habitants avaient abandonnée. Les historiens parlent peu de ce siège, où les chrétiens n'opposèrent qu'une faible résistance et se montrèrent moins en guerriers qu'en suppliants. Leurs soumissions, leurs larmes, leurs prières, ne fléchirent point un conquérant dont toute la politique était la destruction des villes chrétiennes.

Comme les musulmans entrèrent dans Antioche sans capitulation, ils s'y livrèrent à tous les excès de la licence et de la victoire « Makrizi. » Dans une lettre qu'adressa Baybars au comte de Tripoli, le barbare vainqueur se plaît à décrire la désolation de la ville conquise et tous les maux que sa fureur avait fait souffrir aux chrétiens. « La mort ? S'écrie-t-il, est venue de tous les côtés et partout les chemins ; nous avons tué tous ceux que tu avais choisis pour garder la ville et en défendre les approches. Si tu eusses vu tes chevaliers foulés aux pieds des chevaux, tes provinces abandonnées au pillage, tes richesses pesées au canthar, les femmes de tes sujets vendues à l'encan ; si tu eusses vu les chaires et les croix renversées, les feuilles de l'Evangile dispersées et jetées aux vents, les sépulcres des patriarches profanés ; si tu eusses vu tes ennemis les musulmans marchant sur le tabernacle, immolant dans le sanctuaire le moine, le prêtre, le diacre ; si tu eusses vu enfin tes palais livrés aux flammes, les morts dévorés par le feu de ce monde, l'église de Saint-Paul, celle de Saint-Pierre, détruites de fond en comble, certes tu te serais écrié : Plût au ciel que je fusse devenu poussière ! »

Baybars distribua le butin à ses soldats ; les mameluks se partagèrent les femmes, les filles et les enfants ; il n'y eut pas alors, dit une chronique arabe, un esclave qui ri eût un esclave (Makrizi). Un petit garçon se vendait douze dirhems, une petite fille cinq dirhems. Dans un seul jour la ville d'Antioche avait perdu tous ses habitants ; un incendie allumé par ordre de Baybars acheva l'ouvrage des barbares ; la plupart des historiens s'accordent à dire que dix-sept mille chrétiens furent égorgés, cent mille traînés en servitude.

Lorsqu'on se rappelle le premier siège de cette ville par les croisés, les travaux et les exploits de Bohémond, de Godefroy, de Tancrède, qui fondèrent la principauté d'Antioche, on s'afflige de voir le terme où vient d'ordinaire aboutir tout ce qu'a produit la gloire des conquérants. Lorsque d'un autre côté on voit une population nombreuse, enfermée dans des remparts, n'opposer aucune résistance à l'ennemi et se laisser égorger sans défense, on se demande ce qu'était devenue la postérité de tant de braves guerriers qui avaient défendu Antioche pendant près de deux siècles contre toutes les puissances musulmanes.

Après avoir écrit au comte de Tripoli une lettre pleine de menaces, le sultan du Caire lui envoya des députés, et se mêla lui-même à l'ambassade en qualité de héraut d'armes ; son projet était d'examiner les fortifications et les moyens de défense de Tripoli. Dans les conférences qui eurent lieu, les ambassadeurs musulmans n'ayant d'abord donné à Bohémond que le titre de comte, celui-ci réclama le titre de prince : la discussion s'échauffa ; les envoyés de Baybars tournèrent les yeux vers leur maître, qui leur fit signe de céder. Le sultan, revenu dans son armée, riaît de cette aventure avec ses émirs, et leur disait : « Voici le moment ou Dieu maudira le prince et le comte. » Cependant il conclut une trêve avec Tripoli, prévoyant qu'un traité de paix servirait à voiler le projet d'une autre guerre, et qu'il trouverait bientôt l'occasion de violer la trêve avec avantage.

Baybars, comme nous l'avons déjà dit, menaçait tous ses ennemis à la fois, et n'envoyait des ambassadeurs aux chrétiens que pour exprimer sa colère. Le roi de Chypre avait livré aux Tartares des députés musulmans tombés entre ses mains : le sultan lui fit demander une réparation de cet outrage fait à l'islamisme. L'historien Mohi-Eddin, qui faisait partie de l'ambassade, suivant les instructions du sultan, adressa au prince chrétien des paroles pleines de hauteur et de mépris. Le même historien ajoute : « Tout à coup, le prince me regarda avec colère, et me fît dire par l'interprète de regarder derrière moi. Je tournai la tête, et je vis sur la place toutes les troupes du roi rangées en bataille. »
L'interprète eut même soin de me faire remarquer leur nombre et leur contenance martiale. « Alors je baissai les yeux, et, lorsqu'on m'eut promis de respecter mon caractère de député, je dis au roi qu'il y avait en effet beaucoup de soldats chrétiens sur la place, mais qu'il y en avait encore plus dans les prisons du Caire. A ces mots, le roi changea de couleur ; il fit un signe de croix et remit l'audience à un autre jour. »

Ainsi tous les chrétiens d'Orient tremblaient au seul nom de Baybars. Il s'occupait sans cesse des moyens d'attaquer et de réduire les villes qui leur restaient sur les côtes de la Syrie et de la Palestine ; la destruction ou la conquête de Ptolémaïs était surtout l'objet de son ambition. Mais il hésitait à porter les derniers coups à cette puissance, si longtemps l'effroi des nations musulmanes : il ne pouvait oublier que les dangers des chrétiens avaient souvent armé tout l'Occident (23), et cette seule pensée le retenait dans l'inaction et dans la crainte. Ainsi les tristes débris des colonies chrétiennes en Asie étaient encore défendus par la réputation guerrière des peuples de l'Europe et par le souvenir des premières croisades.

La renommée avait porté au delà des mers la nouvelle de tant de désastres. L'archevêque de Tyr, les grands maîtres du Temple et de l'Hôpital, étaient venus en Occident faire entendre les gémissements des villes chrétiennes de la Syrie; mais, à leur arrivée, l'Europe paraissait peu disposée à écouter leurs plaintes. Le pape Clément avait exhorté les rois de Castille, d'Aragon et de Portugal, à s'armer pour la défense des saints lieux; il avait accordé des indulgences et des décimes (24). En vain on prêcha une croisade en Allemagne, en Pologne, et dans les contrées les plus reculées du Nord : les habitants du nord de l'Europe ne montrèrent que de l'indifférence pour des événements qui se passaient si loin d'eux. Le roi de Bohême, le marquis de Brandebourg, et quelques seigneurs qui avaient pris la croix, ne s'empressèrent point d'accomplir leur serment. Aucune armée ne se mettait en marche, tout se réduisait à des prédications et à de vains préparatifs.

Dans le royaume de France, les orateurs sacrés avaient déploré les malheurs de la terre sainte, sans réveiller dans les coeurs le zèle et l'enthousiasme des croisades. La poésie s'était réunie à l'éloquence sacrée, et l'esprit des fidèles ne se laissait pas plus entraîner par les chants des poètes que par les exhortations des pasteurs de l'église. Dans un sirvente qui nous est resté, un troubadour contemporain semblait reprocher à la providence les défaites des chrétiens de la Palestine, et s'abandonnait dans son délire poétique à un désespoir qui ressemblerait aujourd'hui à de l'impiété :
« La tristesse et la douleur, s'écriait-il, se sont emparées de mon âme, tellement qu'il s'en faut de peu que je n'en meure sur-le-champ, car la croix est abattue; la croix, la foi ne nous protègent plus, ne nous guident plus contre les Turcs, que Dieu maudisse ; mais ne pourrait-on pas croire, autant que l'homme peut en juger, que Dieu pour notre perte protège ce peuple infidèle ? »

« Et ne pensez pas que jamais l'ennemi s'arrête après de tels triomphes ; au contraire, il a publiquement annoncé qu'il ne restera plus en Syrie un seul homme qui croie en Jésus-Christ; que même le temple de Sainte-Marie sera converti en mosquée. Puisque le fils de Marie, que cet affront devrait affliger, le veut; puisque cela lui plaît, ne faut-il pas que cela nous plaise aussi, à nous ? »

« Celui-là est donc bien fou qui cherche querelle aux Sarrasins, quand Jésus-Christ ne leur conteste rien, puisqu'ils ont remporté la victoire, et la remportent encore (ce qui me désole) sur les Francs et sur les Tartares, sur les Arméniens et sur les Persans. Chaque jour nous sommes vaincus, car « il dort, ce Dieu qui avait coutume de veiller » (25) : Mahomet agit de toute sa puissance, et fait agir le farouche Baybars. »

Ces déclamations si étranges n'exprimaient point sans doute les véritables sentiments des fidèles ; mais on doit penser que dans un temps où les poètes parlaient de la sorte, les esprits étaient peu disposés aux saintes expéditions d'outre-mer. Le troubadour que nous venons de citer ne conseille point de faire la guerre aux musulmans, et déclame avec amertume contre le pape, qui vendait Dieu et les indulgences pour armer les Français contre la maison de Souabe. En effet les débats élevés pour la succession du royaume de Naples et de Sicile occupaient alors toute l'attention du Saint-Siège, et la France n'y resta point étrangère.

On se rappelle les excommunications et les foudres ecclésiastiques lancées si souvent contre Frédéric et contre sa famille : les souverains pontifes voulurent joindre la force des armes à l'autorité que leur donnait l'église, et le droit des conquérants à tous ceux qu'ils croyaient avoir sur un royaume si voisin de leur capitale. Comme ils n'avaient point l'expérience de la guerre et que leurs lieutenants manquaient également de capacité et de courage, leurs armées furent défaites. La cour de Rome, vaincue ainsi sur le champ de bataille, fut obligée de reconnaître l'ascendant de la victoire, et dans cette lutte profane elle perdit même quelque chose de cette puissance spirituelle qui la rendait si formidable.

Il ne restait de la famille de Souabe que Mamfroi, fils naturel de Frédéric, et Conradin, son petit-fils, encore enfant. Mamfroi, qui avait l'habileté et la valeur de son père, venait de relever la puissance germanique en Italie, et bravait le pouvoir et les armes des pontifes. Il s'était emparé de la marche d'Ancône et de plusieurs terres de l'état ecclésiastique. Cité au tribunal d'Urbain IV pour s'y justifier des actes de cruauté dont on l'accusait, Mainfroi avait méprisé la sommation du souverain pontife ; le chef de l'église avait adressé à tous les fidèles des lettres dans lesquelles il reprochait au tyran de la Sicile la destruction de la ville d'Aria, le meurtre de plusieurs grands de Sicile, la violation des interdits ecclésiastiques, sa liaison avec les musulmans, dont il avait adopté les coutumes. Pour toute réponse à ces lettres, Mainfroi avait entrepris de se rendre maître de Viterbe, où résidaient alors le pape et les cardinaux.

La cour de Rome, désespérant de conserver pour elle le royaume de Sicile, le promit à ceux qui entreprendraient de le conquérir. La couronne de Mainfroi fut d'abord offerte au roi d'Angleterre pour son fils Edmond ; mais Henri III, aux prises avec ses propres sujets et prisonnier de ses barons, ne pouvait seconder ni les prétentions de son frère Richard à l'Empire, ni celles de son fils au trône de Sicile. Le souverain pontife jeta enfin les yeux sur Charles d'Anjou, à qui sa femme Béatrix avait apporté le comté de Provence et dont la puissance s'étendait déjà jusqu'au delà des Alpes. Charles d'Anjou, élevé sous les yeux de la reine Blanche, comme Louis IX, n'avait ni le caractère ni les sentiments du saint monarque : l'un portait dans la politique toutes les vertus de la religion, l'autre mettait dans la religion toutes les passions de la politique. Louis était à peine rassuré sur la légitimité des conquêtes faites par ses aïeux : la possession de la Normandie et du Poitou troublait quelquefois sa conscience. La philosophie toute religieuse du saint roi s'alarmait des grandeurs humaines, et, si nous en croyons les traditions historiques, il avait eu le projet de descendre du trône de Charlemagne et de Philippe-Auguste pour s'ensevelir dans un monastère de Saint-Dominique. Charles, au contraire, n'avait qu'une crainte, celle de perdre les provinces que la fortune lui avait données ; qu'une seule pensée, celle de profiter de toutes les circonstances et d'employer tous les moyens pour agrandir ses états. Tandis que son frère, l'un des plus grands monarques de la chrétienté, enviait la paix, la pauvreté et la bure des cénobites, lui n'aspirait qu'à parer son front d'une couronne, qu'à être compté parmi les rois de la terre. Le duc d'Anjou était encouragé dans son ambition par sa femme Béatrix, qu'on avait vue pleurer pour n'être pas reine comme ses trois soeurs, et qui consentit facilement à vendre ses bijoux pour une guerre où elle espérait trouver l'accomplissement de tous ses voeux. Les scrupules de Louis IX suspendirent pendant quelque temps les desseins du Saint-Siège. Mais Clément IV, qui succéda à Urbain, fit de nouvelles tentatives ; le pieux monarque se laissa enfin entraîner par les prières de Charles et surtout par l'espoir que la conquête de la Sicile ne serait pas inutile un jour à la défense de la terre sainte.

Le comte de Béthune, un grand nombre de seigneurs et de chevaliers français accompagnèrent le duc d'Anjou en Italie. Après avoir été couronné à Rome par deux cardinaux, le nouveau roi entra dans le royaume de Naples suivi d'une armée formidable et précédé des foudres du Saint-Siège. Les soldats de Charles portaient une croix et se battaient au nom de l'église ; des prêtres exhortaient les combattants et leur promettaient l'expiation de leurs péchés. Mainfroi succomba dans cette guerre, qu'on appelait une « guerre sainte, » et perdit la couronne et la vie à la bataille de Cosenza (26).

Cependant le pape, délivré des soins de cette croisade, s'occupa de celle d'outre-mer : ses légats sollicitèrent les princes, les uns de prendre la croix, les autres d'accomplir leur serment. Clément ne négligea point de presser Michel Paléologue de montrer enfin la sincérité de ses promesses (27). Charles, qui s'était déclaré le vassal du pape et qui lui devait son royaume, reçut plusieurs messages dans lesquels on lui représentait les dangers de la terre sainte, et ce qu'il devait à Jésus-Christ, outragé par les victoires des musulmans. Le nouveau roi de Sicile se contenta d'envoyer un ambassadeur au sultan du Caire, et de recommander à Baybars les malheureux habitants de la Palestine. Le sultan répondit à Charles qu'il ne rejetait point son intercession, mais que les chrétiens se détruisaient par leurs propres mains; que personne parmi eux n'avait assez de pouvoir pour faire respecter les traités, et que le plus petit d'entre eux défaisait sans cesse ce qu'avait fait le plus grand. Baybars envoya à son tour des ambassadeurs auprès de Charles, moins pour suivre des négociations que pour connaître l'état et les dispositions de la chrétienté.

Le jeune Conradin s'apprêtait à disputer à Charles d'Anjou la couronne de Sicile. Pour se ménager tous les appuis, il envoya, comme roi de Jérusalem, des députés au sultan d'Egypte, et le conjura de protéger ses droits contre son rival. Baybars chercha dans sa réponse à consoler Conradin, et vit sans doute avec joie la division parmi les princes de l'Occident.

Dans l'état où se trouvait l'Europe, un seul monarque s'occupait sérieusement du sort des colonies chrétiennes en Asie. Le souvenir d'une terre qu'il avait habitée et l'espoir de venger l'honneur des armes françaises en Egypte, dirigeaient toutes les pensées de Louis IX vers une nouvelle croisade (28). Cependant il cachait encore son dessein, et ce grand projet, dit un de ses historiens (29), se formait, pour ainsi dire, entre Dieu et lui. Louis consulta le pape, qui hésita à lui répondre, réfléchissant sur les dangers de son absence pour la France et même pour l'Europe. La première lettre de Clément (30) avait pour but de détourner le monarque français d'une si périlleuse entreprise ; consulté de nouveau, le souverain pontife n'eut plus les mêmes scrupules, et crut devoir encourager Louis IX dans son dessein, persuadé, disait-il, que ce dessein venait de Dieu.

Cependant le but de cette négociation restait toujours enseveli dans le plus profond mystère. Louis IX craignait sans doute que, s'il annonçait d'avance ses desseins, la réflexion ne nuisît à l'enthousiasme dont il avait besoin pour réussir, et qu'il ne se format dans sa cour et dans le royaume une opposition puissante contre l'entreprise d'une croisade ; il pensait qu'en annonçant tout à coup son projet au moment de l'exécution, il frapperait davantage les esprits et les entraînerait plus facilement à suivre son exemple. Une assemblée des barons, des seigneurs et des prélats du royaume, fut convoquée solennellement à Paris vers le milieu du carême : on n'avait point oublié dans cette convocation le fidèle Joinville ; le sénéchal pressentait, dit-il dans ses Mémoires, que Louis allait se croiser, et ce qui lui donnait ce pressentiment, c'était qu'il avait vu en songe le roi de France revêtu d'une « chasuble vermeille de sarge de Reims, ce qui signifiait la croix. » Son aumônier, en lui expliquant ce songe, avait ajouté que la chasuble, étant de « sarge de Reims, » annonçait que la « croiserie serait de petit exploict. »

2 - Louis IX annonce devant le parlement son prochain départ pour la Terre Sainte

Le vingt-troisième jour de mars, le grand parlement du royaume s'étant assemblé dans Une salle du Louvre, le roi entra portant à la main la couronne d'épines de Jésus-Christ. A cet aspect, toute rassemblée put juger des intentions du monarque. Louis, dans un discours prononcé avec onction, représenta les malheurs de la terre sainte, déclara qu'il était résolu d'aller la secourir ; il exhorta ensuite tous ceux qui l'écoutaient à prendre la croix. Lorsqu'il eut cessé de parler, un morne et profond silence exprima tout à la fois la surprise, la douleur des prélats et des barons, et leur respect pour les volontés du saint monarque(31). Le légat du pape, cardinal de Sainte-Cécile, parla après Louis IX, et, dans une exhortation pathétique, appela les guerriers français à prendre les armes contre les infidèles. Louis reçut la croix des mains du cardinal; son exemple fut suivi par trois de ses fils. On remarquait avec attendrissement le plus jeune de ces princes, Jean, comte de Nevers, né en Egypte au milieu des calamités de la croisade précédente. Le légat du pape reçut ensuite le serment d'un grand nombre de prélats, de comtes et de barons. Parmi ceux qui prirent la croix en présence de Louis et dans les jours qui suivirent cette prédication, l'histoire cite Jean, comte de Bretagne, Alphonse de Brienne, Thibaut, roi de Navarre, le comte d'Artois, fils de ce Robert tué à Mansourah, le duc de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Saint-Paul, de la Marche, de Soissons, les seigneurs de Montmorency, de Pienne, de Nemours, etc. Les femmes montrèrent le même zèle : la comtesse de Bretagne, Yolande de Bourgogne, la dame de Poitiers, Jeanne de Toulouse, Isabelle de France, Amicie de Courtenay, et plusieurs autres, prirent la résolution de suivre leurs maris dans l'expédition d'outre-mer. Cependant la reine Marguerite, qui n'avait pas oublié ce qu'elle avait souffert à Damiette pendant la captivité de Louis IX, n'eut point le courage de prendre la croix et d'aller chercher de nouveaux périls en Orient (32). Le sire de Joinville fut vivement pressé de s'enrôler sous les drapeaux de la croisade ; mais il résista à toutes les instances qu'on lui fit, alléguant les grands dommages que ses vassaux avaient soufferts pendant la première expédition. Le bon sénéchal se rappelait aussi les prédictions de son aumônier ; il aurait voulu accompagner le roi, qu'il aimait sincèrement, mais il n'était point encore revenu des frayeurs qu'il avait eues en Egypte, et rien au monde ne pouvait le faire retourner dans le pays des musulmans.

La détermination de saint Louis, dont on avait déjà le triste pressentiment, répandit le deuil dans tout le royaume : on ne pouvait voir sans une vive affliction le départ d'un prince dont la seule présence entretenait la paix et maintenait partout l'ordre et la justice. La santé du roi était très-affaiblie : on devait craindre qu'il ne put supporter les périls et les fatigues d'une croisade. Il partait avec ses enfants, et cette circonstance ajoutait encore à la douleur publique. Les désastres de la première expédition en Egypte se représentaient à l'esprit des peuples. On se rappelait la captivité de toute la famille royale ; on redoutait de plus grands malheurs pour l'avenir. Joinville ne craint pas de dire que « ceulx qui avaient conseillé au roy le voyage d'oultremer, avaient péché mortellement (33).

Cependant il n'échappait ni plaintes ni murmures contre Louis IX : l'esprit de résignation, qui était une des vertus du monarque, semblait avoir passé dans l'âme de ses sujets, et, pour nous servir des expressions mêmes de la bulle du pape, les Français ne voyaient dans le dévouement du roi qu'un noble et douloureux sacrifice à la cause des chrétiens, à cette cause pour laquelle Dieu ri avait pas épargné son fils unique.

La résolution du roi de France produisit une vive sensation en Europe, et ranima ce qui restait encore dans les esprits du vieil enthousiasme pour les croisades. Comme il était le chef de l'entreprise, la plupart des guerriers se faisaient une gloire de combattre sous ses drapeaux ; la confiance qu'on avait dans sa sagesse et dans ses vertus rassurait en quelque sorte les esprits contre les dangers des expéditions lointaines, et rendait aux peuples chrétiens des espérances qu'ils semblaient avoir perdues.

Clément IV écrivit (34) au roi d'Arménie pour le consoler des maux qu'il avait soufferts dans l'invasion des mameluks, et lui annoncer que les chrétiens d'Orient allaient recevoir de puissants secours. Abaga, kan des Tartares, qui poursuivait alors une guerre contre les Turcs de l'Asie Mineure, avait envoyé des ambassadeurs à la cour de Rome et à plusieurs princes de l'Occident (35) : il se proposait d'attaquer les mameluks de concert avec les Francs et de les chasser de la Syrie et de l'Egypte. Le pape accueillit solennellement les ambassadeurs; mogols (36) ; il leur dit qu'une armée conduite par un grand monarque allait s'embarquer pour l'Orient, que l'heure fatale aux musulmans était arrivée et que Dieu bénirait son peuple et tous les alliés de son peuple.

Louis, sans cesse occupé de son expédition, avait fixé l'époque de son départ à l'année 1270. Près de trois années devaient s'écouler avant que les secours annoncés par le souverain pontife pussent arriver en Orient. On demanda des vaisseaux pour le transport des croisés aux républiques de Gênes et de Venise : les Vénitiens refusèrent d'abord, et, voyant ensuite qu'on allait traiter avec les Génois, ils envoyèrent des ambassadeurs pour offrir une flotte. Un traité fut conclu avec les Vénitiens qui s'engagèrent à fournir quinze navires pour le passage et à en armer quinze autres à leurs dépens pour la durée d'un an (37). Mais ce traité resta sans effet parce que à la suite de longues négociations, où Venise montra plus de jalousie contre Gènes que de zèle pour la croisade, elle refusa encore de concourir à l'embarquement de l'armée chrétienne, redoutant moins la colère de Louis IX que celle du sultan du Caire, qui pouvait ruiner ses comptoirs d'Orient. Enfin les Génois s'engagèrent à fournir les vaisseaux pour l'expédition.

La plus grande difficulté était de trouver l'argent nécessaire pour les préparatifs de la guerre. Jusqu'alors les décimes levées sur le clergé avaient fourni aux dépenses des croisades ; l'opinion s'était généralement établie qu'une guerre sainte devait être payée par les hommes attachés à l'église et voués aux autels de Jésus-Christ. Déjà Urbain IV, prédécesseur de Clément, avait ordonné dans tout l'Occident la levée d'un centième sur les revenus du clergé, et, ce qui pouvait ressembler à un trafic des choses saintes, la cour de Rome permettait de distribuer des indulgences, qu'on accordait à proportion de ce qui était donné au delà du tribut exigé. Le clergé de France avait adressé au pape plusieurs réclamations, mais ces réclamations étaient restées sans effet : le pape Clément, dans ses lettres, reprochait aux églises de France leur mauvais vouloir pour la levée des décimes.

Lorsque l'on connut la dernière résolution de Louis IX, le Saint-Siège eut recours aux moyens accoutumés, et, sans égard pour des plaintes qui n'étaient pas sans fondement, l'ordre fut envoyé de lever encore une décime pendant trois années. Ce fut alors que le clergé redoubla d'opposition, et qu'il songea plus à la défense de ses revenus qu'à la délivrance de la terre sainte. Il se plaignit au roi ; il envoya à Rome des députés chargés d'exposer la profonde misère où l'église de France se trouvait réduite par les charges qui pesaient sur elle (38) ; ces députés représentèrent au souverain pontife que les exactions des derniers temps devenaient tous les jours plus intolérables, et que les biens du clergé ne suffisaient plus pour entretenir les autels et nourrir les pauvres de Jésus-Christ. Ils ajoutaient que l'injustice et la violence avaient autrefois séparé l'église grecque de l'église romaine, faisant entendre que de nouvelles rigueurs ne manqueraient pas de produire de nouveaux schismes. Ils disaient encore que, si la plupart des croisades, et surtout l'expédition de saint Louis en Egypte, avaient été malheureuses, c'était sans doute parce qu'on avait dépouillé le sanctuaire et ruiné les églises. Pour dernière raison, ils annonçaient dans l'avenir des calamités plus grandes que celles qu'on avait vues.

Un pareil discours devait enflammer la colère du souverain pontife. Clément, dans sa réponse, reprocha aux députés et à ceux qui les envoyaient de l'indifférence pour la cause des chrétiens, et une avarice qui leur faisait refuser leur superflu pour une guerre où tant de princes, tant de guerriers illustres sacrifiaient leur vie. Il leur montra l'excommunication prête à punir une résistance coupable, et les menaça de les priver des biens qu'ils refusaient de partager avec Jésus-Christ.

Le clergé fut obligé d'obéir et condamné à payer la décime pendant quatre ans. Le pape permit encore au roi de disposer de toutes les sommes léguées par testament pour le secours de la terre sainte ; il lui abandonna également l'argent qu'on pourrait tirer de ceux qui s'étaient croisés et qui demandaient à se racheter de leur voeu : ce qui dut produire une somme considérable, car on donnait la croix à tout le monde, et on ne refusait la dispense à personne.

Louis IX ne négligea point les ressources qu'il avait comme roi de France. A cette époque on ne connaissait point d'impôts réguliers, et les rois n'avaient pour soutenir l'éclat du trône que les revenus de leurs domaines. Afin de subvenir à toutes les dépenses qu'il était obligé de faire en cette occasion, le roi eut recours à l'impôt qu'on appelait la capitation et que les seigneurs suzerains, d'après les coutumes féodales, exigeaient de chacun de leurs vassaux dans des circonstances extraordinaires. On imposa une taxe aux bourgeois des villes et aux habitants des campagnes. De l'avis des curés, dans chaque paroisse, on choisit douze personnes des plus gens de bien, qui, après avoir fait serment d'observer l'égalité la plus exacte, taxèrent chacun selon ses facultés ; elles-mêmes n'échappèrent point à cette loi. Non-seulement l'usage autorisait le roi à lever cette contribution par rapporta la croisade, mais il en avait aussi le droit à l'occasion d'une cérémonie, alors très-importante, dans laquelle son fils aîné, Philippe, devait être reçu chevalier. Ainsi l'impôt fut exigé au nom de la chevalerie et au nom de la religion : on le paya sans murmurer, parce que Louis en avait confié la perception à des hommes renommés par leur droiture.

Lorsque Philippe reçut l'épée de chevalier, les Français et surtout les Parisiens exprimèrent leur amour pour Louis IX et pour sa famille par des réjouissances publiques. Tout travail cessa à Paris pendant plusieurs jours. Chacun avait décoré le devant de sa demeure de ses plus riches tapisseries. Des fanaux de diverses couleurs placés le soir à chaque fenêtre, remplaçaient la lumière du jour. L'air retentissait de cris de joie. Toute la noblesse accourut des provinces pour assister aux spectacles et aux fêtes qu'on célébra alors dans la capitale. Plus de soixante seigneurs reçurent avec le jeune prince l'épée de chevalier de la main du roi. La dépense de ces fêtes fut supportée par le monarque seul. Au milieu des tournois, des combats de barrières et des jeux où éclatait l'adresse des preux et des paladins, la croisade ne fut point oubliée. Le légat du pape prononça dans l'île de Saint-Louis un discours sur les malheurs de la terre sainte : tout le peuple parut vivement ému des exhortations du prélat ; une foule de chevaliers et de guerriers de toutes les classes prirent la croix. Ainsi Louis IX trouvait dans cette circonstance l'occasion de lever à la fois de l'argent pour l'entretien de son armée et des soldats pour la guerre sainte.

Tandis que toute la France s'occupait de l'expédition d'outre-mer, on prêchait la croisade dans les autres contrées de l'Europe. Un concile se réunit à Northampton, dans le comté du même nom, où la plupart des barons d'Angleterre vinrent entendre les exhortations de l'envoyé de la cour de Rome. Le comte de Leicester avait été tué dans une bataille décisive, et la ligue dont il était le chef ne pouvait plus rien entreprendre contre l'autorité royale. Le fils aîné de Henri III, le prince Edouard, dont la valeur brillante avait triomphé des rebelles, soit que la piété de saint Louis eût excité son zèle, soit qu'il voulut acquitter le voeu que son père avait renouvelé tant de fois, prit la croix des mains du légat. Les compagnons de ses victoires et les seigneurs qu'il avait vaincus s'empressèrent de suivre son exemple : cette ardeur belliqueuse qui avait si longtemps déchiré le sein de la patrie se tourna tout à coup contre les infidèles, et, ce qui ne fut pas sans un résultat heureux pour un royaume épuisé par de longues calamités, toutes les passions de la guerre civile se portèrent alors vers la nouvelle croisade. La même ardeur se manifesta dans le royaume d'Ecosse, où Jean de Bailleul et plusieurs seigneurs s'enrôlèrent sous les bannières de la guerre d'Orient.

La Catalogne et la Castille fournirent un grand nombre de croisés ; le roi de Portugal et Jacques, roi d'Aragon, prirent la croix. Déjà une des filles du prince aragonais, dona Sancha, ayant fait un pèlerinage à Jérusalem, était morte à l'hôpital de Saint-Jean, après s'être dévouée pendant plusieurs années au service des malades et des pèlerins. Jacques avait plusieurs fois vaincu les Maures ; mais ses exploits contre les infidèles et le souvenir d'une fille martyre de la charité chrétienne, ne soutenaient point sa piété contre les passions mondaines, et ses honteuses liaisons avec Bérengère scandalisaient la chrétienté.

Le pape, à qui il communiqua son dessein d'aller dans la terre sainte, lui répondit que Jésus-Christ ne pouvait agréer les services d'un prince qui le crucifiait tous les jours par ses pèches (Raynaldi). Le roi d'Aragon, par une étrange réunion de sentiments opposés, ne voulut ni renoncer à Bérengère, ni abandonner son projet de combattre les infidèles en Orient. Il renouvela son serment à Tolède, dans une grande assemblée à laquelle assistaient des ambassadeurs du kan des Tartares et du roi d'Arménie. Nous lisons dans une dissertation (39) espagnole sur les croisades, qu'Alphonse le Sage, qui ne put partir lui-même pour l'Orient, fournit au roi d'Aragon un secours de cent hommes et de 100,000 maravédis en or ; l'ordre de Saint-Jacques et d'autres ordres de chevalerie, qui avaient souvent accompagné le vainqueur des Maures dans ses batailles, lui fournirent aussi de l'argent et des hommes. La ville de Barcelone lui offrit 80,000 sous barcelonais, Majorque 50,000 sous d'argent avec deux navires équipés. La flotte, composée de trente gros vaisseaux et d'un grand nombre de navires sur lesquels étaient embarqués huit cents hommes d'armes et vingt mille fantassins, partit de Barcelone le 4 septembre 1268. Arrivée à la hauteur de Majorque, elle fut dispersée par une tempête : une partie des vaisseaux arriva en Asie, une autre entra dans les ports de Sardaigne ; le vaisseau que montait le roi d'Aragon fut jeté sur les côtes du Languedoc.

L'arrivée à Ptolémaïs des croisés aragonais (40), commandés par un fils naturel de Jacques, rendit quelque espoir aux Francs de la Palestine. Un envoyé du roi d'Aragon, au rapport des chroniques orientales, se rendit auprès du kan des Tartares pour lui annoncer que le monarque espagnol allait arriver avec une armée. Mais Jacques n'arriva point, soit qu'il fût retenu en Occident par les discours et les charmes de Bérengère, soit que la tempête qui avait dispersé sa flotte lui eût fait croire que le ciel s'opposait à son pèlerinage. On avait blâmé son départ, dans lequel il semblait mépriser les conseils du Saint-Siège ; on blâma son retour, qu'on attribua à ses honteux penchants (41). Des murmures s'élevèrent aussi contre le roi de Portugal, qui avait levé des décimes et ne quittait point son royaume.

Tous ceux qui s'intéressaient en Europe au succès de la croisade, avaient alors les yeux sur le royaume de Naples, où Charles d'Anjou faisait de grands préparatifs pour accompagner son frère dans l'Orient ; mais ce royaume récemment conquis devait être encore le théâtre d'une guerre allumée par la vengeance et l'ambition. Il arriva dans l'état de Naples et de Sicile, qui avait si souvent changé de maître, ce qui arrive presque toujours après une révolution : les espérances trompées se changèrent en haines ; les excès inséparables d'une conquête, la présence d'une armée fière de ses victoires, le gouvernement trop violent de Charles, animèrent les peuples contre le nouveau roi. Clément IV crut devoir lui donner un avertissement salutaire. « Votre royaume, lui écrivait-il, épuisé d'abord par les agents de votre autorité, est déchiré maintenant par vos ennemis ; ainsi la chenille détruit ce qui a échappé à la sauterelle. Le royaume de Naples et de Sicile n'a pas manqué de gens qui le désolaient : où sont maintenant ceux qui le défendront ? » Cette lettre du pape, rapporté par Rainaldi, annonçait les orages prêts à éclater. Beaucoup de ceux qui avaient appelé Charles par leurs voeux, regrettèrent la maison de Souabe, et portèrent leurs nouvelles espérances vers Conradin, héritier de Frédéric et de Conrad. Ce jeune prince quitta l'Allemagne avec une armée et s'avança en Italie, se fortifiant dans sa marche du parti des Gibelins et de tous ceux que la domination de Charles avait irrités. Toute l'Italie était en feu, et le pape, protecteur de Charles, retiré à Viterbe, n'avait plus pour sa propre défense que les foudres de l'église.

Cependant Charles d'Anjou rassembla des troupes et vint au-devant de son rival. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Saint-Valentin, près d'Aquila : l'armée de Conradin fut taillée en pièces, et le jeune prince tomba au pouvoir du vainqueur (42). La postérité n'à point pardonné à Charles d'avoir abusé de sa victoire (43) jusqu'au point de faire condamner et décapiter son ennemi vaincu et désarmé (44). Après cette exécution, la Sicile et le pays de Naples furent livrés à toutes les fureurs d'une tyrannie jalouse et soupçonneuse ; car la violence appelle la violence, et les grands crimes de la politique ne viennent jamais seuls. C'est ainsi que Charles se disposait à la croisade ; d'un autre côté la providence lui préparait de terribles catastrophes : « Tant il est vrai, dit un historien, que Dieu donne aussi souvent les royaumes pour punir ceux qu'il élève que pour châtier ceux qu'il assujettit. »

[1269]

Pendant que ces scènes sanglantes se passaient en Italie, Louis IX poursuivait l'ouvrage de la paix publique et l'entreprise de la croisade. Le saint monarque n'oubliait point que la plus sûre manière d'adoucir les maux de la guerre et ceux de son absence, c'était de faire de bonnes lois. Il rendit alors plusieurs ordonnances ; et chacune de ces ordonnances était un monument de sa justice. La plus célèbre de toutes est la pragmatique sanction : cette ordonnance royale, qui avait pour but de régler les élections ecclésiastiques, de maintenir les anciennes immunités des églises et de défendre les droits et les revenus du clergé contre les prétentions et les envahissements du gouvernement romain, devint dans la suite le fondement des libertés gallicanes. Louis IX s'occupait aussi d'élever ce monument de législation auquel la postérité a donné son nom, et dont l'esprit de sagesse et l'équité servit de modèle et de lumière aux hommes qui dans les âges suivants entreprirent de réformer et d'améliorer les lois du royaume.

Le comte de Poitiers, qui devait accompagner son frère, travaillait en même temps à pacifier ses provinces, et fit beaucoup de règlements pour le maintien de l'ordre public. Il s'occupa surtout d'abolir la servitude, ayant pour maxime, disait-il, que les hommes naissent libres, et qu'il est toujours sage de faire retourner les choses à leur origine. Ce bon prince s'attira les bénédictions de son peuple, et l'amour de ses vassaux assura la durée des lois qu'il avait faites.

Nous avons dit que le prince Edouard, fils aîné d'Henri III, avait fait le serment de combattre les infidèles ; mais l'Angleterre, épuisée par les guerres civiles, ne pouvait suffire aux dépenses d'une expédition lointaine. Louis IX, qui estimait la bravoure du jeune prince croisé et voulait l'avoir pour compagnon d'armes dans la guerre sainte, vint à son secours et s'engagea à lui prêter 70 000 livres tournois. Sur ces 70 000 livres tournois, 25 000 livres devaient être payées à Gaston, vicomte de Béarn, lequel avait pris l'engagement de suivre Edouard à la croisade. Pour garantie de la somme empruntée, le fils d'Henri III engageait les revenus de la Guyenne, ses domaines particuliers, et donnait de plus son propre fils en otage. Il jurait en même temps que, tant que durerait le saint pèlerinage, il obéirait au Roy de France, en bonne foy, ainsi comme ung des barons de son royaume (45).

On approchait de l'époque marquée pour le départ de l'expédition. Par ordre du légat, les curés, dans chaque paroisse, avaient pris les noms des croisés (46) pour les obliger de porter publiquement la croix, et tous étaient avertis de se tenir prêts à s'embarquer au mois de mai 1270. D'après l'usage suivi dans les croisades, Louis fît son testament : il laissa à Agnès, la plus jeune de ses filles, 10 000 francs pour se marier, et 4 000 francs à la reine Marguerite. Le monarque confia l'administration du royaume, pendant son absence, à Mathieu, abbé de Saint-Denis, et à Simon, sire de Nesle. Il avait écrit à tous les seigneurs qui devaient le suivre en Orient, pour leur recommander de rassembler leurs chevaliers et leurs hommes d'armes. Comme l'enthousiasme religieux n'était point assez puissant pour faire oublier les intérêts de la terre, plusieurs seigneurs qui avaient pris la croix craignirent d'être ruinés dans la guerre sainte ; la plupart hésitaient à partir. Louis prit l'engagement de fournir aux dépenses de leur voyage et de les entretenir à ses frais pendant la guerre, ce qu'on n'avait pas vu dans les croisades de Louis VII et de Philippe-Auguste. Il nous reste un précieux monument de cette époque : c'est une charte par laquelle le roi de France réglait ce qu'il devait payer à un grand nombre de barons et de chevaliers pendant tout le temps que durerait la guerre d'outre-mer.

Chacun des seigneurs à qui le roi accordait une solde, devait recevoir une somme proportionnée au nombre des chevaliers qu'il conduisait avec lui. Cette solde était accordée pour un an, « lequel an devait commencer lorsque les croisés seraient arrivés à terre seiche de la mer. » Le roi devait payer la moitié de la somme convenue « là où l'année commençait et l'aultre moitié quand la première moitié du demi an serait passée. » S'il arrivait que les croisés séjournassent dans une île, « par quoy il demoureroit mer derrière eux, l'année commenceroit quand ils seraient arrivés pour séjourner. » L'archevêque de Reims et l'évêque de Langres, avaient chacun 11 000 livres ; ils conduisaient soixante chevaliers, pour le passage desquels le roi devait fournir un vaisseau. Nous remarquons dans la liste, qui est sous nos yeux, que les conventions n'étaient pas les mêmes pour tous : on voit, par exemple, Guillaume de Courtenay et Gilles de Mailly recevoir, l'un, pour lui et pour dix chevaliers, « vingt-deux cents livres » ; l'autre, avec six chevaliers seulement, recevoir « trois mille livres, et le passage ainsi que le retour de chevaulx » ; tous deux devaient avoir « bouche à court ou manger en l'hostel du roy » ; plusieurs n'avaient point de chevaliers et ne recevaient que « huit vingts livres. » Suivant les comptes manuscrits du Trésor des Chartes., le total de ces soldes, qu'on appelait dons, se montait à 170 000 livres tournois, dépense considérable si on y ajoute les frais de nourriture pour cent trente chevaliers qui devaient manger aux tables du roi, et les frais de transport et de passage pour la suite et les équipages des seigneurs bannerets.

Louis IX passe la nuit à Vincennes

Dès le mois de mars, Louis se rendit dans l'église de Saint-Denis, où il reçut les marques de son pèlerinage et mit son royaume sous la protection des apôtres de la France (47). Le jour qui suivit cette cérémonie solennelle, on célébra une messe pour la croisade dans l'église de Notre-Dame de Paris. Le monarque s'y rendit accompagné de ses enfants et des principaux seigneurs de sa cour ; il était sorti du palais, les pieds nus, portant la panetière et le bourdon. Le même jour il alla coucher à Vincennes, et revit pour la dernière fois ces chênes antiques à l'ombre desquels il se plaisait à rendre la justice à ses peuples ; ce fut là que Louis se sépara de la reine Marguerite, qu'il n'avait jamais quittée, séparation d'autant plus douloureuse, qu'elle rappelait de cruels souvenirs et que ces souvenirs se joignaient aux plus tristes pressentiments.

Le peuple et la cour étaient plongés dans la tristesse. Ce qui ajoutait à la douleur publique, c'était qu'on ne savait point encore où Louis allait diriger son expédition : on parlait vaguement des côtes d'Afrique. Le roi de Sicile avait pris la croix, sans avoir la volonté de partir pour l'Asie ; et, lorsque dans les conseils on délibéra sur l'entreprise, il fit insinuer qu'on devait attaquer Tunis. Le royaume de Tunis remplissait la mer de pirates et fermait tous les passages de la Palestine ; il était l'auxiliaire de l'Egypte, et pouvait en devenir le chemin. Voilà les raisons qu'on mettait en avant ; la véritable, c'est qu'il était important pour le roi de Sicile de conquérir les côtes d'Afrique et de ne pas trop s'éloigner de l'Italie. La véritable raison pour saint Louis, celle qui le détermina sans doute, si on en croit Geoffroi de Beaulieu, son confesseur, c'est qu'il croyait pouvoir convertir le roi de Tunis et conquérir un vaste pays à la foi chrétienne. Le prince musulman, dont les ambassadeurs étaient venus plusieurs fois en France, avait lui-même fait naître cette idée, en disant qu'il ne demandait pas mieux que d'embrasser la religion de Jésus-Christ. Ce qu'il avait dit peut-être pour éviter une invasion, fut précisément ce qui lui attira la guerre : Louis IX répétait souvent qu'il consentirait à passer toute sa vie dans un cachot sans voir le soleil, si à ce prix le roi de Tunis se convertissait avec tout son peuple.

Louis IX part pour Aigues-Mortes

Pendant que Louis traversait son royaume pour se rendre à Aigues-Mortes, où devait s'embarquer l'armée des croisés, on implorait partout les bénédictions du ciel pour ses armes ; le clergé et les fidèles, rassemblés dans les églises, priaient pour le roi et pour ses enfants, pour tous ceux qui le suivaient. On pria aussi pour les princes et les seigneurs étrangers qui avaient pris la croix et promettaient d'aller en Orient, comme si on eût voulu par là les inviter à presser leur départ.

La plupart ne répondirent point à ce religieux appel. Le roi de Castille, qui s'était croisé, avait des prétentions à la couronne impériale, et ne pouvait d'ailleurs oublier le supplice de son frère Frédéric, immolé par Charles d'Anjou. Non-seulement les affaires de l'Empire retenaient les princes et les seigneurs allemands, mais aussi la mort du jeune Conradin avait tellement révolté les esprits en Allemagne, que personne dans ce pays n'aurait voulut combattre sous les mêmes drapeaux que le roi de Sicile. Un si noir attentat, commis au milieu des préparatifs d'une guerre sainte, semblait présager de grandes calamités. Dans cette disposition des esprits, on devait être porté à croire que le ciel était irrité contre les chrétiens, et que sa malédiction allait retomber sur les armes des croisés.

Louis IX à Aigues-Mortes

Lorsque Louis arriva à Aigues-Mortes, il n'y trouva ni la flotte génoise, ni les principaux seigneurs qui devait s'embarquer avec lui (48) : les ambassadeurs de Paléologue furent les seuls qui ne se firent point attendre ; car à Constantinople on avait toujours peur de la croisade, et cette crainte était plus active que l'enthousiasme des croisés. Louis aurait pu demander à l'empereur grec pourquoi, après avoir promis d'envoyer des soldats, il n'envoyait que des députés ; mais Louis, qui mettait la plus grande importance à la conversion des Grecs et qui croyait à leur bonne foi, se contenta de rassurer les ambassadeurs ; et, comme le pape Clément IV venait de mourir, il les renvoya au conclave des cardinaux pour terminer la réunion des deux églises.

Cependant les croisés, entraînés par les exhortations réitérées et par l'exemple de Louis, se mettaient en marche dans toutes les provinces, et se dirigeaient vers les ports de Marseille et d'Aigues-Mortes. Bientôt Louis vit arriver le comte de Poitiers avec un grand nombre de ses vassaux ; les principaux seigneurs amenaient avec eux l'élite de leurs chevaliers et de leurs soldats ; plusieurs cités avaient aussi envoyé leurs guerriers. Chaque troupe avait sa bannière, et formait un corps séparé, portant le nom d'une ville ou d'une province. On distinguait dans l'armée chrétienne les bataillons de Beaucaire, de Carcassonne, de Chalons, de Périgord, etc. Ces noms excitaient vivement l'émulation, mais aussi ils donnèrent lieu à des querelles que la sagesse et la fermeté de Louis parvinrent difficilement à apaiser. Il arriva des croisés de la Catalogne, de la Castille et de plusieurs autres provinces d'Espagne. Cinq cents guerriers de la Frise arrivèrent pleins de confiance dans un chef tel que Louis IX, disant que leur nation avait toujours été fière d'obéir aux rois de France.

Le roi, avant de s'embarquer, écrivit encore une fois aux régents du royaume pour leur recommander de veiller sur les moeurs publiques, de délivrer la France des mauvais juges, de faire rendre à tout le monde, et particulièrement aux pauvres, une justice prompte et entière, afin que celui qui juge les jugements des hommes n'eût rien à lui reprocher. Tels furent les derniers adieux que Louis fit à la France.

Avant de s'embarquer, le pieux monarque fit un pèlerinage à Notre-Dame de Vauvert et dans d'autres lieux renommés alors pour leur sainteté. Le jour même du départ, et prêt à monter sur son vaisseau, il fit approcher ses fils Philippe, Jean et Pierre :
« Vous voyez, leur dit-il, comment déjà vieux j'entreprends pour la seconde fois le voyage d'outre mer, comment je laisse votre mère avancée en âge, et mon royaume rempli de prospérités. Vous voyez comment, pour la cause du Christ, je n'épargne point ma vieillesse, et comment j'ai résisté à la désolation de tous ceux qui m'étaient chers. Je sacrifie pour Dieu, richesses, honneurs, plaisirs ; je vous emmène avec moi, vous, mes chers enfants, ainsi que votre soeur aînée ; j'aurais emmené mon quatrième fils s'il avait été plus avancé en âge. »
S'adressant ensuite à Philippe, Louis ajouta :
« J'ai voulu vous dire ces choses, afin qu'après ma mort et lorsque vous serez monté sur le trône, vous n'épargniez rien pour le Christ et pour la défense de son église ; fasse le ciel que jamais ni votre épouse, ni vos enfants, ni votre royaume, ne vous arrêtent dans la voie du salut ! J'ai voulu vous donner ce dernier exemple à vous et à vos frères, et j'espère que vous le suivrez si les circonstances le demandent » (49).

[4 Juillet 1270]

Après les prières et les cérémonies d'usage, la flotte mit à la voile le 4 juillet 1270, et le 8 du même mois, elle arriva dans la rade de Cagliari. Les habitants de l'île de Sardaigne, alliés ou sujets de Pise, furent effrayés de voir flotter le pavillon des Génois, avec lesquels ils étaient en guerre : ils refusèrent de recevoir aucun vaisseau dans leur port, et les messages pacifiques de saint Louis ne purent obtenir que la permission de débarquer les malades et d'acheter quelques provisions.

La flotte attendit pendant huit jours que les vaisseaux dispersés par les vents vinssent la rejoindre. Ce fut dans la rade de Cagliari que le roi de France et ses barons tinrent un dernier conseil pour savoir en quel lieu et comment ils aborderaient sur les terres des infidèles. On avait sans doute délibéré avant cette époque sur l'objet de cette expédition ; mais ce qui paraît certain, c'est que la résolution qui avait été prise était à peine connue des principaux chefs.

Ruies de Carthage Les chroniques du temps parlent à peine de cette dernière délibération, tant l'indifférence sur ce point était grande. Il est probable que plusieurs chevaliers s'opposèrent au projet de porter la guerre sur les terres d'un prince qui n'avait point fait de mal aux chrétiens, tandis qu'on laissait en paix le souverain de l'Egypte et de la Syrie, le plus cruel fléau des colonies chrétiennes. Quelques-uns des barons, les évêques surtout, durent rappeler à l'assemblée qu'en prenant la croix, les pèlerins avaient fait voeu d'aller dans la terre sainte, et non sur les rivages déserts de l'Afrique. Nos lecteurs n'ont pas oublié ce qui se passa dans la cinquième croisade ; ils ont pu voir comme nous l'ardeur opiniâtre avec laquelle un grand nombre de seigneurs et d'ecclésiastiques s'élevèrent contre le projet de marcher sur Byzance, et la sévérité inflexible du chef de l'église envers les croisés, qui, regardant à droite et à gauche, avaient oublié le chemin de Jérusalem : depuis longtemps, on ne voyait plus rien de semblable dans la direction des guerres saintes, et la pensée de délivrer les murs de Sion n'était plus qu'une circonstance accessoire des expéditions d'outre-mer. Dans les croisades précédentes, les pèlerins avaient déjà porté leurs armes en Egypte ; Louis IX lui-même, avant de visiter les saints lieux, avait voulu arborer les étendards de la croix sur les bords du Nil. Maintenant, entraîné par les adroites insinuations du roi de Sicile et par l'espoir de convertir un prince musulman, il adoptait avec ses barons le projet d'assiéger Tunis, et croyait faire une chose agréable à Dieu en débarquant sur les ruines de Carthage (50).

CathageSur la côte occidentale de l'Afrique, vis-à-vis de la Sicile, se trouve une péninsule décrite par Strabon, dont la circonférence est de trois cent quarante stades ou quarante-deux milles. Cette péninsule s'avance dans la mer entre deux golfes, dont l'un, à l'occident, offre un port commode; l'autre, entre l'orient et le midi, communique par un canal avec un lac qui s'étend à trois lieues dans les terres et que les géographes modernes appellent la Goulette. C'est là qu'était bâtie la rivale de Rome, dont l'enceinte s'étendait aux deux rivages de la mer. Les conquêtes des Romains, les ravages des Vandales, n'avaient pu ruiner entièrement cette cité florissante; mais, dans le septième siècle envahie et désolée par les Sarrasins, elle n'était plus qu'un amas de ruines ; une bourgade, sur le port, appelée Marza, une tour sur la pointe du cap, un château assez fort sur la colline de Byrsa, voilà tout ce qui restait de cette ville qui régna si longtemps sur toutes les côtes d'Afrique, qui menaça souvent l'Italie, et dont les flottes couvraient la Méditerranée (51).

A cinq lieues de là ; vers l'orient et le midi, un peu au delà du golfe et du lac de la Goulette, s'élevait une ville appelée dans l'antiquité Tynis ou Tynissa, et maintenant Tunis, dont Scipion se rendit maître avant d'attaquer Carthage. Tunis s'était accrue de la ruine des autres cités, et dans le treizième siècle elle le disputait pour sa richesse et sa population aux villes les plus florissantes de l'Afrique. On y comptait dix mille maisons, trois grands faubourgs; les dépouilles des nations, les produits d'un commerce immense, l'avaient enrichie; tout ce que l'art des fortifications peut inventer, avait été employé pour en défendre l'accès.

La côte où s'élevait Tunis fut le théâtre de nombreuses révolutions dont les anciens historiens nous ont transmis le récit ; mais l'histoire moderne n'a point de même consacré les révolutions des Sarrasins. On peut à peine suivre dans leur marche les barbares qui plantèrent sur tant de ruines l'étendard de l'islamisme. Tout ce qu'on sait de positif, c'est que Tunis, longtemps réunie au royaume de Maroc, s'en était séparée sous un prince belliqueux dont le troisième successeur régnait au temps de saint Louis.

[15 juillet 1270]

La flotte génoise quitta la rade de Cagliari le 15 juillet ; elle arriva le 17 à la vue de Tunis. En voyant ce formidable appareil de guerre, les habitants de la côte d'Afrique furent saisis de surprise et d'effroi. Si on en croit Makrizi, le prince de Tunis envoya au roi de France un député chargé de lui rappeler le souvenir de l'amitié qu'ils s'étaient témoignée réciproquement. Le même historien ajoute que l'ambassadeur musulman offrit à Louis IX quatre-vingt mille pièces d'or, et que le monarque accepta ce présent, sans renoncer à ses projets. Lorsque la flotte s'approcha de la côte, tout ce qui était sur la rive de Cartilage prit la fuite vers les montagnes ou vers Tunis ; quelques vaisseaux qui se trouvaient dans le port restèrent abandonnés. Le roi ordonna à Florent de Varennes, qui remplissait les fonctions d'amiral, de descendre dans une chaloupe et d'aller reconnaître le rivage. Varennes ne trouva personne dans le port, ni sur la rive; il manda au roi qu'il n'y avait point de temps à perdre et qu'il fallait profiter de la consternation des ennemis. Le lecteur se rappelle que, dans la précédente expédition, on avait précipité la descente sur les côtes d'Egypte ; dans celle-ci on ne voulut rien hasarder. Alors c'était la jeunesse qui présidait à la guerre ; maintenant c'était la vieillesse et l'âge mûr. On résolut d'attendre au lendemain (52).

Le lendemain, au lever du jour, la côte parut couverte de Sarrasins, parmi lesquels envoyait un grand nombre d'hommes à cheval. Les croisés ne se mirent pas moins en mesure d'aborder, à l'approche des chrétiens, la multitude des infidèles disparut, et ce fut une grande faveur du ciel, car, au rapport d'un témoin oculaire, le désordre était si grand, que cent hommes auraient suffi pour arrêter toute l'armée.

Lorsque l'armée chrétienne eut débarqué, elle se rangea en bataille sur la rive, et, d'après les lois de la guerre, Pierre de Condet, aumônier du roi, lut à haute voix une proclamation par laquelle les vainqueurs prenaient possession du territoire. Cette proclamation, que Louis IX avait rédigée lui-même commençait par ces mots : « Je vous dis le ban de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ et de Louis, roi de France, son sergent » (53).

On débarqua les bagages, les provisions et les munitions de guerre. Une vaste enceinte fut tracée; on y dressa les tentes des soldats chrétiens. Tandis qu'on creusait des fossés et qu'on élevait des retranchements pour défendre l'armée d'une surprise, on s'empara de la tour bâtie à la pointe du cap. Le lendemain, cinq cents matelots plantèrent l'étendard fleurdelisé sur le château de Carthage. La bourgade de Marza, qui avoisinait le château, tomba aussi au pouvoir des croisés ; on y laissa les malades, et l'armée resta sous les tentes.

Dans une lettre écrite à Mathieu, abbé de Saint-Denis, Louis IX raconte lui-même les premiers événements d'une guerre où tant de revers attendaient les croisés. « Nous sommes arrivé à la vue de Tunis, dit le pieux monarque, le jeudi d'avant la fête de sainte Marie-Madeleine ; le vendredi nous avons pris terre sans aucun obstacle ; après avoir fait débarquer nos chevaux, nous nous sommes avancé jusqu'à l'ancienne ville qu'on nomme Carthage, et nous avons dressé notre camp. Nous avons avec nous notre frère Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, nos enfants Philippe, Jean et Pierre, notre neveu Robert, comte d'Artois, et nos autres barons. Notre fille, la reine de Navarre, les femmes des autres princes, les enfants de Philippe et du comte d'Artois sont sur les vaisseaux non loin de nous. Nous jouissons tous, grâce à Dieu, d'une santé parfaite. Nous vous annonçons qu'après avoir pourvu à tout ce qui était nécessaire, nous avons, avec le secours de Dieu, emporté d'assaut la ville de Carthage, où plusieurs Sarrasins ont été passés au fil de l'épée » (54).

Louis IX espérait encore la conversion du roi de Tunis ; mais cette pieuse illusion ne tarda pas à s'évanouir. Le prince musulman envoya des députés au roi pour lui annoncer qu'il viendrait le chercher à la tête de cent mille hommes et qu'il lui demanderait le baptême sur le champ de bataille ; le roi maure ajoutait qu'il avait fait arrêter tous les chrétiens qui se trouvaient dans ses états, et qu'ils seraient tous massacrés, si l'armée chrétienne venait insulter sa capitale.

Les menaces et les vaines bravades du prince de Tunis ne pouvaient changer le projet de la croisade. Les Maures d'ailleurs n'inspiraient point de crainte et ne cachaient point la terreur que leur causait la seule vue des croisés. N'osant jamais affronter l'ennemi, leurs bandes, tantôt éparses, erraient autour de l'armée chrétienne et cherchaient à surprendre ceux qui s'écartaient du camp ; tantôt réunies, fondaient sur les postes avancés, lançaient quelques flèches, montraient leurs sabres nus, et la vitesse de leurs chevaux les dérobait à la poursuite des chrétiens (55). Souvent ils avaient recours à la trahison (56) : trois d'entre eux vinrent dans le camp des croisés, et dirent qu'ils voulaient embrasser la foi chrétienne ; cent autres les suivirent en annonçant la même intention. On les reçut à bras ouverts : ils tombèrent sur les Français le glaive à la main, mais bientôt, accablés par le nombre, les uns furent tués, les autres s'enfuirent. Les trois premiers, se jetant à genoux, implorèrent la compassion des chefs. Le mépris qu'on avait pour de pareils ennemis leur fît obtenir grâce; ils furent jetés hors du camp.

A la fin l'armée musulmane, enhardie par l'inaction des chrétiens, se présenta plusieurs fois dans la plaine. Rien n'était plus facile que de l'attaquer et de la vaincre ; mais Louis avait résolu de rester sur la défensive et d'attendre pour commencer la guerre l'arrivée du roi de Sicile : résolution funeste qui perdit tout, car le monarque sicilien, qui avait conseillé cette malheureuse expédition, devait achever par ses retards le mal qu'il avait déjà fait par ses conseils.

On se préparait en Egypte à prévenir l'invasion des Francs, et, dès les premiers jours d'août, Bibars annonçait par ses messages qu'il allait marcher au secours, de Tunis (57). Les troupes que le sultan du Caire entretenait dans la province de Barca (la Cyrénaïque), reçurent l'ordre de se mettre en route. Le prince de Tunis, qui prenait le titre de calife ou de commandeur des croyants, avait appelé tous les musulmans du royaume de Maroc et des provinces de la Mauritanie à la défense de l'islamisme. Ainsi l'armée musulmane pouvait recevoir de nombreux renforts, tandis que les croisés n'avaient aucun espoir de trouver des auxiliaires sur les côtes d'Afrique. On se souvient que dans les premières croisades une foule de chrétiens accouraient au-devant des Francs et leur apportaient des secours ; ici les croisés ne voyaient autour d'eux qu'une population misérable qui fuyait à leur aspect. Quelques chrétiens dispersés sur la côte, vivant dans la crainte et dans la servitude, n'osaient point visiter leurs frères d'Occident, ni saluer les drapeaux de la guerre sainte.

Tout ce qu'apercevaient les croisés sur cette terre lointaine éveillait à peine leur curiosité, et ne faisait que les remplir de tristesse, au lieu d'animer leur enthousiasme. Aucun des chevaliers, pas même les clercs qui accompagnaient la croisade, n'avaient assez de savoir pour interroger les ruines dispersées sous leurs pas ; ils ne savaient qu'une chose, c'est qu'ils étaient arrivés, comme l'écrivait Louis IX, dans une ville qu'on appelait Carthage.

Campés parmi les débris de la plus haute antiquité, dans des lieux qui rappellent encore aux voyageurs européens le souvenir de Didon et d'Annibal, les seigneurs et les barons du pays de France portaient tous leurs regrets et toutes leurs pensées vers les donjons gothiques et les vieux manoirs qu'ils avaient laissés en Occident. A peine savait-on dans l'armée chrétienne qu'aux premiers siècles de l'église la parole de Jésus-Christ s'était fait entendre dans Carthage, dans Utique, dans Hippone; que toutes les cités de la côte d'Afrique avaient vu d'illustres apôtres de Dieu, de saints docteurs et de nombreux martyrs de la foi.

Une contrée autrefois si fertile n'était plus qu'une solitude brûlante où croissaient quelques oliviers. Les aqueducs qu'on avait élevés au loin pour remplir les citernes couvraient alors la terre de leurs débris épars, les soldats de Louis IX ne trouvèrent ni les bocages verts, ni les antres frais, ni les cascades limpides qui, d'après le récit poétique de Virgile, consolèrent les compagnons du pieux Enée. Dès les premiers jours de leur arrivée, les croisés manquaient d'eau; et pour nourriture ils n'avaient que des viandes salées. Les soldats ne pouvaient supporter le climat d'Afrique; il régnait des vents venus de la zone torride qui semblaient n'être qu'un feu dévorant. Les Sarrasins, sur les montagnes voisines, soulevaient le sable avec certains instruments, et la poussière se dirigeait en nuages enflammés dans la plaine où campaient les chrétiens. Enfin la dysenterie, maladie dangereuse dans les pays chauds, causait de grands ravages parmi les troupes. La peste, qui paraît naître d'elle-même sur ce sable aride, avait aussi porté sa contagion dans l'armée chrétienne.

On était jour et nuit sous les armes, non pour combattre l'ennemi, qui fuyait toujours, mais pour se défendre de toute surprise. La plupart des croisés succombaient à la fatigue, à la disette et à la maladie. Les Français eurent d'abord à regretter Bouchard, comte de Vendôme, le comte de la Marche, Gauthier de Nemours, les seigneurs de Montmorency, de Pienne, de Brissac, Guy d'Aspremont, Raoul, frère du comte de Soissons. On ne pouvait suffire à ensevelir les morts : les fossés du camp étaient remplis de cadavres jetés pêle-mêle, ce qui ajoutait encore à la corruption de l'air et au spectacle de la désolation générale.

Cependant Olivier de Termes, gentilhomme languedocien venant de la Sicile, annonçait que le roi Charles était prêt à s'embarquer avec une armée. Cette nouvelle fut reçue avec joie, mais n'adoucit aucun des maux que souffraient les croisés. Les chaleurs devenaient excessives ; le manque d'eau, la mauvaise nourriture, la maladie qui poursuivait ses ravages, le chagrin de se voir enfermés dans un camp sans pouvoir combattre, achevaient de porter le découragement dans l'âme des soldats et des chefs. Louis cherchait à les animer par ses paroles et par son exemple ; mais il tomba lui-même malade de la dysenterie. Le prince Philippe, le duc de Nevers, le roi de Navarre, le légat, éprouvèrent aussi les effets de la contagion. Le duc de Nevers, surnommé Tristan, était né à Damiette pendant la captivité du roi. Louis l'aimait tendrement : le jeune prince restait dans la tente de son père ; mais, près de succomber à sa maladie, on le transporta sur un vaisseau. Le monarque demandait sans cesse des nouvelles de son fils ; ceux qui l'environnaient gardaient le silence. A la fin on lui annonça que le duc de Nevers était mort : Louis ne put retenir ses larmes. Peu de temps après, le légat du pape mourut, vivement regretté du clergé et des soldats de la croix, qui le regardaient comme leur père spirituel.

Malgré ses souffrances, malgré ses chagrins, Louis IX s'occupait toujours du soin, de son armée. Il donna des ordres tant qu'il lui resta quelque force, partageant son temps entre les devoirs d'un chrétien et ceux d'un monarque. Enfin la fièvre redoubla; ne pouvant plus se livrer ni aux soins de l'armée, ni aux exercices de la piété, il fit placer une croix devant lui, et, tendant les mains, il implorait en silence celui qui avait souffert pour tous les hommes.

Toute l'armée était en deuil ; les soldats fondaient en larmes ; on demandait au ciel la conservation d'un si bon prince. Au milieu de la douleur générale, Louis portait ses pensées vers l'accomplissement des lois divines et des destinées de la France. Philippe, qui devait lui succéder au trône, était dans sa tente : il le fit approcher de son lit, et, d'une voix éteinte, lui adressa des conseils sur la manière de gouverner le royaume de ses pères. Les instructions qu'il lui donna renfermaient les plus nobles maximes de la religion et de la royauté. Ce qui les rendra à jamais dignes des respects de la postérité, c'est qu'elles avaient l'autorité de son exemple et rappelaient toutes les vertus de sa vie. Après avoir recommandé à Philippe de respecter et de faire respecter la religion et ses ministres, de craindre en tout temps et par-dessus tout d'offenser Dieu (58) :
Mon cher fils, ajoutait-il, sois charitable et miséricordieux pour les pauvres et pour tous ceux qui souffrent. Si tu parviens au trône, montre-toi digne par ta conduite de recevoir la sainte onction dont les rois de France sont sacrés.
Quand tu seras roi, montre-toi juste en toutes choses, et que rien ne puisse jamais t'écarter du sentier de la vérité et de la droiture.
Si la veuve et l'orphelin luttent devant toi avec l'homme puissant, déclare-toi pour le faible contre le fort, jusqu'à ce que la vérité te soit connue.
Dans les affaires où tu serais toi-même intéressé, soutiens d'abord la cause d'autrui ; car, si tu n'agissais de la sorte, tes conseillers hésiteraient à parler contre toi, ce que tu ne dois pas vouloir.
Mon cher fils, je te recommande surtout d'éviter la guerre avec tout peuple chrétien ; si tu es réduit a la nécessité de la faire, fais du moins que le pauvre peuple, qui n'a point de tort, soit gardé de tout dommage.
Réunis tous tes efforts pour apaiser les divisions qui s'élèveraient dans le royaume, car rien ne plaît autant à Dieu que le spectacle de la concorde et de la paix.
Ne néglige rien pour qu'il y ait dans les provinces de bons baillis et de bons prévôts.
Donne volontiers le pouvoir à gens qui en sachent bien user, et punis ceux qui en abusent ; car, si tu dois haïr le mal dans autrui, à plus forte raison dans ceux qui tiennent de toi leur autorité.
Sois équitable dans la levée des deniers publics, sage et modéré dans leur emploi ; garde-toi des folles dépenses, qui mènent à des taxes injustes ; corrige avec prudence ce qui est défectueux dans les lois du royaume. Maintiens avec loyauté les droits et franchises que tes prédécesseurs ont laissés. Plus tes sujets seront heureux, plus tu seras grand; plus ton gouvernement sera irréprochable, plus tes ennemis craindront de l'attaquer. »

Louis donna plusieurs autres conseils à Philippe sur l'amour qu'il devait à Dieu, à ses peuples et à sa famille ; puis, épanchant tout son coeur, il ne fît plus entendre que le langage d'un père qui va se séparer d'un fils qu'il aime tendrement.
Je te donne, lui dit-il, toutes les bénédictions qu'un père peut donner à son cher fils. Je te prie que tu me fasses aider par messes et oraisons, et que j'aie part à toutes les bonnes oeuvres que tu feras. Je prie Nôtre-Seigneur Jésus-Christ que par sa grande miséricorde il te garde de tous maux, et défende que tu ne fasses choses contre sa volonté; et qu'après cette mortelle vie nous puissions le voir, l'aimer et le louer ensemble dans les siècles des siècles. »

Lorsqu'on pense que ces paroles étaient prononcées sur les côtes d'Afrique par un roi de France expirant, on éprouve un mélange de surprise et d'émotion, dont les esprits les plus froids et les plus indifférents ne sauraient se défendre. Qu'on juge de l'effet qu'elles durent produire sur l'âme d'un fils désolé. Philippe les écouta avec une douleur respectueuse, et voulut qu'elles fussent transcrites fidèlement pour les avoir sous les yeux tous les jours de sa vie.

Louis se tourna ensuite vers sa fille, la reine de Navarre , qui fondait en larmes au pied de son lit : dans une instruction qu'il avait préparée pour elle, il lui rappela les devoirs d'une reine et d'une épouse ; il lui recommanda surtout d'avoir soin de son mari qui était malade, et, n'oubliant pas les plus petites circonstances, il conseilla au roi de Navarre de payer, à son retour en Champagne, ses dettes avant de rebâtir le couvent des cordeliers de Provins.

Ces instructions paternelles furent les dernières paroles que Louis adressa à ses enfants ; dès lors il ne les revit plus. Les ambassadeurs de Michel Paléologue venaient d'arriver à l'armée chrétienne ; le roi consentit à les recevoir. Dans l'état où il se trouvait, Louis ne pouvait juger ni les fausses promesses des Grecs, ni les alarmes et la politique trompeuse de leur empereur ; il ne s'occupait plus des choses de la terre. Il se borna à exprimer des voeux pour que la réunion des deux églises pût enfin s'opérer, et promit aux ambassadeurs que son fils Philippe y travaillerait de tout son pouvoir. Ces envoyés étaient Méliténiote, archidiacre de la chapelle impériale, et le célèbre Véchus, chancelier de l'église de Constantinople. Ils furent si touchés des paroles et des vertus de saint Louis, qu'ils se livrèrent dans la suite avec zèle à la réunion et finirent tous deux par être les victimes de la politique des Grecs.

Après cet entretien, Louis ne voulut plus songer qu'à Dieu, et resta seul avec son confesseur (59). Ses aumôniers récitèrent devant lui les prières de l'église, auxquelles il répondait. Puis il reçut le saint viatique et l'extrême-onction. « Des le dimanche, à l'heure de nonne, dit un témoin oculaire, jusqu'à lundi, à l'heure de tierce, sa bouche ne cessa, ne de jour, ne de nuict, de louer notre Seigneur et de prier pour le peuple qu'il avoit là amené. » On l'entendit répéter ces paroles du prophète-roi : Faites, Seigneur, que nous puissions dédaigner les prospérités du monde et braver ses adversités. »
Il disait aussi à haute voix ce verset d'un autre psaume :
« ô Dieu ! Daigne sanctifier ton peuple et veiller sur lui !
Quelquefois il invoquait saint Denis, qu'il avait souvent invoqué dans les batailles, et lui demandait son céleste appui pour cette armée qu'il allait laisser sans chef. Dans la nuit du dimanche au lundi, on l'entendit prononcer deux fois le mot de Jérusalem ; puis il ajoutait :
« Nous irons à Jérusalem. »
Son esprit était toujours frappé de l'idée de la guerre sainte. Peut-être aussi ne voyait-il plus alors que la Jérusalem céleste, dernière patrie de l'homme juste.

A neuf heures du matin, le lundi 25 août, il perdit la parole ; mais il regardait encore les gens débonnairement. Son visage était calme, et l'on voyait que son âme se partageait entre les plus pures affections de la terre et les pensées de l'éternité. Sentant que sa mort approchait, il fit signe qu'on le plaçât, couvert d'un cilice, sur un lit de cendres.
« Entre heure de tierce et de midi, lit aussi comme semblant de dormir, et fut bien les yeux clos l'espace d'une demi heure et plus. »
Il parut ensuite se ranimer, ouvrit les yeux, et regarda le ciel, en disant :
« Seigneur, j'entrerai dans votre maison, et je vous adorerai dans votre saint tabernacle. »
Il expira à trois heures du soir.

[26 août 1270, Saint-Louis est mort]

Mort de Saint-Louis, image de la BNFSaint Louis, sur son lit de mort, remettant ses Enseignements à son fils, Philippe III le Hardi.
Nous avons parlé de la profonde douleur qui régnait parmi les croisés lorsque Louis était tombé malade. On ne voyait pas un chef ni un soldat qui n'oubliât ses maux pour songer à la maladie du roi. A chaque heure du jour et de la nuit, ces fidèles guerriers accouraient autour de la tente du monarque, et, lorsqu'ils voyaient l'air triste et consterné de ceux qui en sortaient, ils s'en retournaient les yeux baissés vers la terre et l'âme remplie de sombres pensées. Dans le camp, on osait à peine s'interroger, parce qu'on n'attendait plus que des nouvelles sinistres. Enfin, quand le malheur que tout le monde redoutait fut annoncé à l'armée, les guerriers français se livrèrent au désespoir : ils voyaient dans la mort de Louis le signal de toutes les calamités, et se demandaient entre eux quel chef les reconduirait dans leur patrie. Au milieu des gémissements et des sanglots, on entendait de vives plaintes contre ceux qui avaient conseillé cette expédition, et surtout contre le roi de Sicile, qu'on accusait de tous les désastres de la guerre.

Le jour même de la mort du roi, Charles d'Anjou débarqua avec son armée près de Carthage. Les trompettes et les instruments de guerre se firent entendre sur la rive ; mais un morne silence régnait dans le camp des croisés, et personne n'allait au-devant des Siciliens, qu'on avait attendus avec tant d'impatience. De tristes pressentiments s'emparent de Charles : il devance son armée et vole à la tente du roi, qu'il trouve étendu sur la cendre. Les traits de Louis étaient à peine altérés, tant son trépas avait été tranquille. Charles se prosterna à ses pieds, les arrosa de larmes, l'appelant tantôt son frère, tantôt son seigneur. Il resta longtemps dans cette attitude, sans voir aucun de ceux qui l'entouraient, s'adressant toujours à Louis comme s'il eût été vivant, et se reprochant, avec l'accent du désespoir, de n'avoir pas entendu, de n'avoir pas recueilli les dernières paroles du plus tendre des frères, du meilleur des rois.

Les restes mortels de Louis furent déposés dans deux urnes funéraires. Les entrailles du saint roi furent le partage de Charles d'Anjou, qui les envoya à Montréal. Le monument funèbre qui renfermait ces précieuses reliques fut d'abord placé dans le choeur de la cathédrale de cette ville ; il était orné de mosaïques aux armes de France. Quatre bases en pierre qui soutenaient le sépulcre sont aujourd'hui les seuls vestiges du premier monument. La tombe renfermant les entrailles de saint Louis a été plusieurs fois déplacée. Depuis le commencement du seizième siècle, un autel en marbre blanc, élevé par l'archevêque don Luigi de Torres vers l'extrémité de la nef gauche de la cathédrale, recouvre les restes sacrés du roi de France (60). Au-dessous de la table de l'autel on peut voir un des côtés de la tombe, sur lequel est gravée l'inscription suivante, à moitié effacée par les siècles :

HIC SUNT TUMULATA VISCERA ET CORPUS LUDOVICI REGIS FRANCIAE
QUI OBIT APUD TONISIUM ANNO DOMINICAE INCARNATIONIS 1270, MENSE AUGUSTO 13.

(Ici sont ensevelis les entrailles et le corps de Louis roi de France, qui mourut à Tunis l'an 1270 de l'incarnation du Seigneur, le 13 du mois d'août).

Cette inscription annonce par erreur que le sépulcre de la cathédrale de Montréal renferme le corps de saint Louis : les entrailles seules du roi y furent déposées. Philippe garda les ossements et le coeur du saint monarque. Ce jeune prince ayant voulu les envoyer en France, les chefs et les soldats ne consentirent point à se séparer de ce qui leur restait d'un si bon monarque. La présence de ce dépôt sacré au milieu des croisés, leur paraissait une sauvegarde contre de nouveaux malheurs et le plus sûr moyen d'attirer sur l'armée chrétienne la protection du ciel.

Philippe était toujours malade, et sa maladie donnait encore des inquiétudes. L'armée le regardait comme le digne successeur de Louis, et l'affection qu'on avait pour le père se reportait sur le fils. Il reçut, au milieu de la douleur publique, l'hommage et les serments des chefs, des barons et des seigneurs. Son premier soin fut de confirmer la régence et tout ce que son père avait établi en France avant son départ. Geoffroi de Beaulieu, Guillaume de Chartres et Jean de Mons, l'un confesseur et les deux autres aumôniers du feu roi, furent chargés de porter les ordres de Philippe en Occident. Parmi les lettres que ces religieux apportèrent en France, l'histoire a conservé celle qui était adressée au clergé et à tous les gens de bien du royaume. Après avoir raconté les travaux, les périls et la mort de Louis IX, le jeune prince demandait à Dieu la grâce de suivre les traces d'un si bon père, de remplir ses ordres sacrés et de mettre en pratique ses conseils. Philippe terminait sa lettre, qui fut lue à haute voix dans toutes les églises, en suppliant les ecclésiastiques « et les fidèles d'adresser au roi des rois leurs prières et leurs offrandes pour ce prince dont on avait connu le zèle pour la religion, et la tendre sollicitude pour le royaume de France, qu'il aima comme la prunelle de ses yeux. »

Tandis que le désespoir régnait parmi les chrétiens, les musulmans se livraient à l'espérance et à la joie. Ils remerciaient leur prophète de les avoir délivrés du plus puissant de leurs ennemis. Le peuple maure répétait avec un enthousiasme superstitieux quelques vers arabes dans lesquels on avait prédit la mort de Louis IX, le premier jour de son arrivée sur les côtes d'Afrique. « ô roi des Francs (tel était le sens des vers prophétiques) ! Tunis est la soeur du Caire. Les calamités qui t'accablèrent sur les bords du Nil t'attendent sur les côtes de la Mauritanie ; tu y trouveras la maison de Lokman, qui te servira de tombeau, et les deux anges de la mort, Moukir et Nakir, remplaceront pour toi l'eunuque Sabih » (61). Les infidèles voyaient un miracle du ciel dans l'accomplissement de cette prédiction, et l'histoire orientale n'a pas dédaigné de nous transmettre le texte de la prophétie.

Cependant le roi de Sicile prit le commandement de l'année chrétienne, et résolut de poursuivre la guerre. Les troupes qu'il avait amenées avec lui se montraient impatientes de combattre. Les Français durent chercher volontiers une distraction à leur douleur sur le champ de bataille. La maladie qui désolait leur armée semblait avoir suspendu ses ravages, et les soldats, longtemps emprisonnés dans leur camp, se sentaient plus de force à la vue des périls de la guerre. On livra plusieurs combats autour du lac de la Goulette, dont on voulait s'emparer pour se rapprocher de Tunis. Les Maures, qui, peu de jours auparavant, menaçaient les guerriers chrétiens de les exterminer ou d'en faire leurs esclaves, ne purent soutenir longtemps le choc de leurs ennemis. Souvent les arbalétriers suffisaient pour disperser leur innombrable multitude. Des hurlements horribles, des bruits de timbales et d'autres instruments, annonçaient leur approche ; des nuages de sable, partis des hauteurs voisines, annonçaient leur retraite et dérobaient leur fuite. Dans deux rencontres, ils furent atteints et laissèrent un grand nombre des leurs étendus dans la plaine ; une autre fois leur camp fut enlevé et livré au pillage. Le souverain de Tunis ne pouvait plus compter sur son armée pour la défense de ses états. Lui-même ne donnait point à ses soldats l'exemple de la bravoure : il restait sans cesse renfermé dans des grottes souterraines pour se dérober à la fois aux rayons brûlants du soleil et aux périls des combats. Pressé par ses craintes, il ne vit plus enfin de salut pour lui que dans la paix : il résolut de l'acheter au prix de tous ses trésors. Ses ambassadeurs vinrent plusieurs fois à l'armée chrétienne, chargés de faire des propositions, et surtout de séduire le roi de Sicile par les plus brillantes promesses.

Quand le bruit de ces négociations se répandit dans le camp des croisés, il y fit naître des opinions différentes. Les soldats, à qui on avait promis le pillage de Tunis, voulaient continuer la guerre. Quelques-uns des chefs à qui on avait donné d'autres espérances, ne montraient pas la même ardeur que les soldats. Par la mort de Louis IX et du légat apostolique, la croisade avait perdu son principal mobile et cette force morale qui animait tout. L'esprit des croisés, que personne ne dirigeait, poussé par mille passions diverses, flottait dans l'incertitude, et cette incertitude devait à la fin retenir l'armée dans l'inaction et faire abandonner la guerre. Philippe désirait retourner en France, où l'appelaient les affaires du royaume. La plupart des seigneurs et des barons français commençaient à regretter la patrie. On consentit enfin à délibérer sur les propositions pacifiques du roi de Tunis.

Dans le conseil, ceux à qui on n'avait fait aucune promesse et qui n'étaient pas aussi impatients que les autres de quitter les côtes d'Afrique, furent d'avis qu'on devait poursuivre la guerre.
« C'était, disaient-ils, pour la conquête de Tunis que Louis IX avait débarqué à Carthage et que l'armée chrétienne avait souffert tant de maux. Que restait-il à faire de mieux pour honorer la mémoire de Louis et de tant de Français, martyrs comme lui de leur zèle et de leur foi, que de continuer et d'achever leur ouvrage ? »
« Toute la chrétienté savait que les croisés menaçaient Tunis, que les Maures fuyaient à leur aspect, et que la ville s'apprêtait à leur ouvrir ses portes. Que dirait la chrétienté en apprenant que les croisés avaient fui devant les vaincus et s'étaient dérobés à leur propre victoire ? »

Ceux qui étaient d'avis de conclure la paix, répondaient qu'il ne s'agissait pas seulement d'entrer dans Tunis, mais aussi de conquérir le pays, ce qui ne pouvait se faire qu'en exterminant la population.
« D'ailleurs, disaient-ils, les longueurs d'un siège affaibliraient beaucoup l'armée chrétienne. On approchait de l'hiver, où l'on ne pourrait se procurer des vivres, où les pluies continuelles causeraient peut-être plus de maladies que l'excessive chaleur. La prise de Tunis n'était point le principal objet de la croisade ; il fallait faire la paix à des conditions avantageuses, pour avoir les moyens de porter ensuite la guerre où l'exigerait les circonstances. »

Les chefs qui parlaient ainsi étaient ceux-là mêmes qui avaient conseillé l'expédition de Tunis; on remarquait à leur tête le roi de Sicile. Ils ne reconnaissaient plus la nécessité de délivrer la Méditerranée des pirates qui arrêtaient la marche des pèlerins, et ne parlaient plus d'enlever au sultan d'Egypte le plus puissant de ses auxiliaires ; ils semblaient avoir oublié toutes les raisons qu'ils avaient données pour qu'on portât la guerre sur les côtes d'Afrique (62).

Cependant leur avis prévalut, non pas qu'on fût convaincu par tout ce qu'on venait d'entendre ; mais, comme cela arrive souvent dans les délibérations les plus importantes, la plupart se décidèrent plutôt par des motifs qu'ils n'avouaient pas que par ceux qu'on s'efforçait de faire valoir.
Le 31 octobre, une trêve de quinze années solaires fut conclue entre le calife, l'imam commandeur des croyants, Abou-Abdallah-Mohamed d'une part, et de l'autre, le prince illustre Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France ; le prince illustre Charles, roi de Sicile ; le prince illustre Thibaut, roi de Navarre. Le premier article du traité portait que les prisonniers des deux côtés seraient mis en liberté. Les princes chrétiens s'engageaient ensuite à protéger les sujets de Mohamed qui se trouveraient dans leurs états ; celui-ci promettait justice et protection aux sujets des princes chrétiens qui se rendraient ou résideraient sur la côte de Tunis. Le troisième article du traité autorisait les nonnes et les prêtres chrétiens à s'établir dans les états du commandeur des croyants; on devait leur accorder un lieu où ils pourraient bâtir des maisons, construire des chapelles, enterrer les morts ; ils auraient la liberté de prêcher dans l'enceinte des églises, de réciter a haute voix leurs offices ; en un mot, de servir Dieu conformément à leur culte, et de faire tout ce qu'ils faisaient dans leur pays.

Toutes ces dispositions n'étaient pas, sans doute, celles qui avaient le plus fixé l'attention des puissances contractantes : l'argent que devaient recevoir les chefs de la croisade, voilà l'affaire qui avait occupé sérieusement les parties intéressées. Le prince de Tunis prenait l'engagement de payer aux princes chrétiens deux cent dix mille onces d'or, moitié comptant, le reste dans l'espace de deux années, il se soumettait, en outre, au tribut que Tunis payait précédemment aux rois de Sicile, promettant de plus de payer les arrérages et de doubler les tributs de l'avenir (63). On est fondé à croire que ces dernières conditions décidèrent la paix ; elles nous font connaître, en même temps, les motifs et les véritables causes d'une expédition funeste à la France. Les seigneurs et les barons qui avaient accompagné saint Louis à la croisade, furent nommés dans le traité : la plupart durent être appelés au partage des trésors que prodiguait l'ennemi pour acheter la paix, et que néanmoins les croisés ne pouvaient regarder comme le prix de la victoire.

Plusieurs chroniques d'Angleterre et de l'Italie blâment avec amertume la trêve qui termina cette guerre malheureuse ; en France on ne s'occupa que de la mort de Louis IX, et nos chroniques nationales du temps se bornèrent à déplorer un événement qui plongeait le royaume dans le deuil, il n'est pas inutile néanmoins de faire remarquer ici que la paix conclue par le roi de Sicile fut condamnée à la fois par les chrétiens et par les musulmans : la chronique d'Ibn-Férat rapporte une lettre de Bibars au roi de Tunis, dans laquelle le sultan du Caire reprochait à ce dernier d'avoir trahi la cause de l'islamisme, et lui exprimait son mépris par ces paroles : Un prince tel que vous n'est pas digne de commander aux vrais croyants.

Peu de jours après la signature de la trêve, le prince Edouard arriva sur la côte de Carthage avec les croisés d'Ecosse et d'Angleterre. Parti d'Aigues-Mortes, il se dirigeait vers la Palestine, et venait prendre les ordres du roi de France. Les Français et les Siciliens prodiguèrent aux Anglais tous les témoignages d'une sincère amitié. On reçut Edouard avec de grands honneurs ; mais, lorsqu'il eut appris qu'on avait conclu la paix, il se retira dans sa tente, et ne voulut assister à aucun des conseils de l'armée chrétienne. Le Mémorial des Podestats de Reggio nous dit qu'à l'arrivée du prince Edouard, l'armée des croisés aurait pu résister à deux cent mille combattants.

[18 octobre 1270, départ des croisés pour la Sicile]

Cependant les croisés se montraient impatients de quitter une terre aride et meurtrière qui ne leur rappelait que des infortunes sans aucun mélange de gloire. Cette impatience était si vive, que, lorsqu'on donna le signal du départ, la plus grande confusion régna dans l'armée. Beaucoup de pauvres pèlerins n'avaient point de chefs, et ne savaient comment ils pourraient retourner dans leur pays. Cette multitude éperdue faisait retentir le rivage de ses cris ; elle craignait d'être abandonnée sur une terre maudite et de rester en proie aux mécréants. Cependant, le roi Charles, le connétable de France et Pierre le Chambellan, restèrent à terre jusqu'à ce que tout le monde fût embarqué. La flotte mit à la voile le 18 octobre, pour se rendre en Sicile, et, comme si la providence eût arrêté dans ses conseils que cette expédition ne serait qu'une suite de malheurs, une tempête affreuse assaillit la flotte près d'entrer dans le port de Trapani. Dix-huit grands vaisseaux et quatre mille croisés furent submergés et périrent dans les flots. La plupart des chefs et des soldats perdirent leurs armes, leurs équipements, leurs chevaux. Si nous en croyons un historien, on perdit encore dans ce naufrage l'argent qu'on avait reçu du roi de Tunis.

A la suite d'un si grand désastre, le roi de Sicile ne négligea rien pour secourir les croisés dans leur malheur. On doit croire aux sentiments généreux qu'il montra dans cette occasion ; mais à ces sentiments se mêlait sans doute quelque espoir de tirer parti pour ses projets d'une circonstance déplorable. Quand tous les chefs furent arrivés, on tint plusieurs conseils pour savoir ce qui restait à faire. Comme chacun déplorait ses infortunes, Charles proposa un moyen sûr de les réparer : c'était la conquête de la Grèce. Voici le plan qu'il avait arrangé : d'abord toute l'armée passait l'hiver en Sicile; au printemps le comte de Poitiers partait pour la Palestine avec une partie de l'armée ; le reste devait suivre Charles en Epire, et de là vers Byzance. Ce projet avait quelque chose d'aventureux et de chevaleresque qui aurait pu séduire les barons et les seigneurs français ; mais il arriva des lettres de France où les régents représentaient au jeune roi la douleur et les alarmes de ses peuples. Philippe déclara qu'il ne pouvait s'arrêter en Sicile et qu'il allait retourner dans ses états. Cette détermination renversa toutes les espérances de Charles : les seigneurs français ne voulurent point abandonner leur jeune monarque ; les princes et tous les chefs de l'armée chrétienne quittèrent la croix. Une chronique d'Italie rapporte que Charles, dans son dépit, fit confisquer à son profit tous les vaisseaux et tous les biens des naufragés que la dernière tempête avait jetés sur la côte de Sicile. Il avait profité des malheurs de l'armée devant Tunis; il s'enrichit des dépouilles de ses alliés et de ses compagnons d'armes. Cet acte d'injustice et de violence acheva d'indisposer contre lui la plupart des croisés, et surtout les Génois, à qui appartenait la flotte sur laquelle était embarquée l'armée chrétienne.

Cependant on décida qu'on reprendrait la croisade quatre ans plus tard. Les deux rois, les princes et les principaux chefs, s'engagèrent par serment à s'embarquer pour la Syrie avec leurs troupes dans le mois de juillet de la quatrième année, promesse vaine qu'aucun d'eux ne devait tenir, et qu'ils ne faisaient alors que pour excuser à leurs propres yeux les inconséquences de leur conduite dans cette guerre. Edouard, qui avait annoncé la résolution de passer l'hiver en Sicile et de partir ensuite pour la Palestine, fut le seul qui ne manqua point à ses promesses.

Les guerriers français ne songeaient plus à la croisade ; mais ils étaient loin de voir se fermer cet abîme de misères qu'elle avait ouvert sous leurs pas. Le roi de Navarre mourut peu de temps après avoir débarqué à Trapani; sa femme Isabelle ne put lui survivre, et mourut de douleur. Philippe repartit pour la France au mois de janvier; la jeune reine, qui l'avait suivi, fut une nouvelle victime de la croisade. En traversant la Calabre, comme elle passait à gué une rivière près de Cozance, son cheval s'abattit : elle était enceinte ; cette chute causa sa mort. Philippe (64) poursuivit sa route, emportant avec lui le corps de son père, de son frère et de sa femme, Il apprit dans sa marche que le comte et la comtesse de Poitiers, retournant en Languedoc, venaient de mourir en Toscane des suites de la maladie contagieuse. Peu de temps après, Philippe, passant à Viterbe, vit périr d'une mort tragique un des plus illustres de ses compagnons d'armes : Henri d'Allemagne fut assailli par les fils du comte de Leicester, poursuivi jusque dans une église et massacré au pied, des autels (65). Ainsi les grands crimes s'unissaient aux grandes calamités pour ajouter aux cruels souvenirs que devait laisser cette croisade.

Philippe, après avoir traversé le mont Cenis, revint à Paris par la Bourgogne et la Champagne. Quelles journées de deuil pour la France ! Au départ de Louis IX pour l'Orient, tout le peuple pressentait les événements les plus sinistres, et tous ces pressentiments venaient de se réaliser. Ce n'était point l'étendard de la victoire, mais un drap mortuaire qui précédait les guerriers français dans leur marche. Des urnes funéraires, les débris d'une armée naguère florissante, un jeune prince malade et n'ayant échappé que par miracle au trépas qui avait enlevé sa famille, voilà tout ce qui revenait de la croisade. La foule accourait de toutes parts; elle entourait le jeune roi; elle se pressait autour des restes de Louis IX, et l'on voyait à son pieux recueillement, à sa tristesse religieuse, que les sentiments qui la faisaient accourir n'étaient pas ceux qui précipitent la multitude sur les pas des maîtres de la terre.

A l'arrivée de Philippe dans sa capitale, les ossements et le coeur de Louis furent portés dans l'église de Notre-Dame, où des ecclésiastiques chantèrent toute la nuit les hymnes des morts. Le lendemain, on célébra dans l'église de Saint-Denis les funérailles du roi-martyr. Au milieu d'un immense cortège formé de toutes les classes du peuple, on remarquait avec attendrissement le jeune monarque portant lui-même sur ses épaules les dépouilles mortelles de son père. Il s'arrêta plusieurs fois sur la route, et des croix qui furent placées à chaque station rappelaient encore dans le siècle dernier ce bel exemple de la piété filiale.
Louis IX fut déposé près de son aïeul Philippe-Auguste et de son père Louis VIII. Quoiqu'il eût défendu d'orner son tombeau, on le couvrit de larmes d'argents (66) qui, dans la suite, furent enlevées par les Anglais. Plus tard, une révolution terrible brisa sa tombe et dispersa sa cendre; mais cette révolution n'a pu détruire sa mémoire.

3 - [Conclusion]

Non, la postérité ne cessera jamais de louer cette passion de la justice qui remplit toute la vie de Louis IX (67), cette ardeur de connaître la vérité, si rare même chez les grands rois, cet amour pour la paix auquel il sacrifia jusqu'à la gloire qu'il avait acquise dans les armes, cette sollicitude pour le bonheur de tous, cette tendre prédilection pour la pauvreté, ce profond respect pour les droits du malheur et pour la vie des hommes : vertus qui étonnèrent le moyen âge, et que notre siècle a retrouvées dans les descendants d'un si bon prince.
L'ascendant que lui donnaient sa piété et sa vertu, il ne l'employa qu'à défendre son peuple contre tout ce qui était injuste. Cet ascendant, qu'il conserva sur son siècle, donnait à ses lois un empire que les lois n'obtiennent jamais que du temps. Peu d'années après son règne, des provinces demandaient à se réunir à la couronne, avec le seul espoir et à la seule condition d'avoir les sages coutumes du roi justicier (68). Telles étaient les conquêtes de saint Louis. On sait qu'après ses victoires sur les Anglais, il leur rendit la Guyenne, malgré l'avis de ses barons, qui regardaient cet acte de générosité comme contraire aux intérêts du royaume. Peut-être n'appartenait-il qu'à des âmes élevées comme la sienne de savoir ce qu'il y a de sagesse dans les conseils de la modération ! Un illustre écrivain du siècle dernier a dit, en parlant de saint Louis, que les grands hommes modérés sont rares, et c'est pour cela sans doute que le monde ne les comprend pas.

Dans la position où se trouvait la France, un génie vulgaire aurait fomenté les divisions ; Louis ne chercha qu'à les apaiser; cet esprit de conciliation, qui le rendit l'arbitre des rois et des peuples, lui donna plus de force et de puissance que n'auraient fait les combinaisons d'une politique plus savante. Parmi les contemporains de saint Louis, il ne manqua pas de gens qui blâmèrent sa modération, et ceux qui se vantent d'être habiles la blâment encore aujourd'hui : singulière habileté qui tend à faire croire que la morale est étrangère au bonheur des peuples, et qui ne peut souffrir dans les chefs des empires les vertus que la providence a données aux hommes pour la conservation des sociétés !

Plus on admire le règne de Louis IX, plus on s'étonne qu'il ait deux fois interrompu le cours de ses bienfaits et quitté son peuple qu'il rendait heureux par sa présence. Mais, en voyant les passions qui agitent la génération présente, qui oserait élever la voix pour accuser les siècles passés ?
Si, dans ces dernières années, toute l'Europe s'est émue au bruit d'un soulèvement contre les musulmans, maîtres du Péloponnèse et de l'Archipel ; si les disciples les plus ardents de la philosophie moderne ont fait des voeux pour la délivrance de la Grèce chrétienne ; au milieu de l'admiration du monde, si nous avons vu une armée française, se précipiter sur la côte africaine et planter son drapeau victorieux sur les murs d'Alger, ce vieux et terrible repaire de la piraterie musulmane, comment pourrait-on croire qu'au moyen âge les princes et les peuples chrétiens n'eussent point été touchés de l'horrible servitude dans laquelle gémissaient Jérusalem et toutes ces régions saintes d'où la lumière du christianisme était venue ?
Avec le caractère que Louis IX montra dans toutes les circonstances de sa vie, comment pouvait-il rester indifférent au malheur des colonies chrétiennes, qui n'étaient peuplées que de Français et qu'on regardait alors comme une autre France, comme la France d'Orient ?
Il ne faut pas oublier d'ailleurs que le but de sa politique ou plutôt de l'esprit religieux qui l'inspirait, était de réunir les peuples de l'Orient et de l'Occident par les liens du christianisme, et que ce grand but, s'il eût été rempli, devait tourner à l'avantage de l'humanité. Ce qui se passe au moment où nous écrivons, nous prouve que les voeux de saint Louis étaient une sorte de révélation prophétique des desseins de la providence, qui pousse l'Europe chrétienne dans cet Orient musulman, aujourd'hui vermoulu.

La captivité et la mort de saint Louis dans des régions lointaines, n'affaiblirent point en Europe le respect qu'on avait pour son nom et pour ses vertus. Peut-être même que de si hautes infortunes souffertes au nom de la religion et de tout ce qu'on révérait alors ajoutèrent quelque chose à l'éclat de la monarchie ; car on était loin encore des temps que nous avons vus, où les malheurs des rois n'ont servi qu'à dépouiller la royauté de ce qui la fait respecter parmi les hommes. La mort de Louis IX fut sans doute un grand sujet de douleur pour les Français ; mais aux regrets que causait sa perte, se mêlait, pour tout le peuple, la pensée de l'heureux avenir que Louis avait préparé, et pour les âmes pieuses l'espérance d'avoir un appui dans le ciel. Bientôt on célébra le trépas d'un roi de France, comme un nouveau triomphe pour la religion, comme une nouvelle gloire pour la patrie ; et l'anniversaire du jour où il expira devint, dans la suite, une des fêtes solennelles de l'église chrétienne et de la monarchie française.

Ce fut un beau spectacle que celui de l'instruction canonique dans laquelle le père commun des fidèles interrogea les contemporains de Louis IX sur les vertus de sa vie et les bienfaits de son règne. Des Français de toutes les classes vinrent attester sur l'évangile que le monarque dont ils pleuraient la mort était digne de toutes les récompenses du ciel. Parmi eux on remarquait les vieux compagnons d'armes de Louis, qui avaient partagé ses fers en Egypte, qui l'avaient vu mourir sur la cendre devant Tunis. L'Europe entière confirma leur religieux témoignage, et répéta ces paroles du chef de l'église :
« Maison de France, réjouis-toi d'avoir donné au monde un si grand prince ; réjouis-toi, peuple de France, d'avoir eu un si bon roi, » (Paroles de la Bulle de canonisation).

CarthageLorsqu'on 1830 les bannières françaises trouvèrent la victoire dans ce pays d'Afrique où cinq siècles et demi auparavant elles n'avaient trouvé que des malheurs, les nouveaux maîtres d'Alger songèrent que pas une seule pierre sur la plage de Tunis ne rappelait la mort d'un roi de France, d'un grand roi. Ils demandèrent au bey de Tunis, qui n'eut garde de la refuser, la liberté d'élever sur cette terre un monument à la mémoire de saint Louis. Les révolutions ont jusqu'à ce jour empêché l'accomplissement de cette pieuse et patriotique pensée, mais nous apprenons avec bonheur (en 1839) que le noble projet n'est pas abandonné.

Et j'ajouterai : Une Cathédrale de style byzantino-mauresque a été érigée sur la colline de Byrsa à la fin du 19e siècle en l'honneur de Saint-Louis qui trouva la mort à Carthage en 1270 lors de la dernière croisade.

 

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

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Notes

1 — Tous les historiens parlent de ces démêlés sanglants, dont la possession de l'église de Saint-Sabbas paraît n'avoir été que le prétexte. (Voyez particulièrement Sanuto, Hv. II!, part. XII, chap. V; André Dandolo, Chronique, ad ann. 1256.)
2 — Mainfroi s'était emparé du trône de Sicile, et pour s'y maintenir avait fait venir des Sarrasins d'Afrique. Il avait fourni aux Latins des secours contre les Grecs; mais ses troupes avaient été battues avec celles de Villehardouin, prince d'Achaïe, dans un combat livré contre Paléologue. (Voyez George Logothète, in Hist. Constantin).
3 — Mathieu Paris dit qu'il y eut 1259 une bataille si sanglante entre les deux ordres, qu'il n'échappa qu'un seul chevalier du Temple pour porter dans les places de son ordre la nouvelle de cette défaite (Adami. 1259).
4 — Nous avons adopté ici la version de M. Deguignes comme la plus vraisemblable (Voyez YHist. des Huns, quatrième volume, p. 126 et 127.)
5 — L'historien Aboulféda donne peu de détails sur ces événements, Ma-knzi dit que la sultane fit périr Aibek dans un bain, et que les émirs, in dignes de ce meurtre, la mirent elle-même à mort, et jetèrent son corps dans un fossé, où il devint la proie des chiens (Extraits des auteurs arabes). Guillaume de Nangis s'accorde sur ce fait avec l'historien Makrizi (Voyez t. V de la Collection de Duchesne).
6 — Une des plus grandes difficultés qu'éprouve l'historien de cette époque, c'est de mettre de la liaison dans ses récits, ayant à parler à la fois de l'Occident, de l'Orient, des chrétiens, des mameluks, des Tartares : ici un peuple qui arrive sur la scène, là un empire qui tombe; tous les événements se précipitent, se confondent, et la marche de l'histoire est embarrassée au milieu de tant de ruines. Nous désirons que lecteur s'aperçoive du soin que nous avons pris d'être clair et méthodique dans des tableaux composés de matériaux disperses dans les chroniques orientales et dans celles d'Occident.
7 — Plusieurs chroniques, entre autres Marin Sanuto, liv. XIII, part. III, ch. VII, et l'historien Hayton, oh. XXVI, rapportent qu'Oulagou fil enfermer le calife au milieu de ses trésors et le laissa mourir de faim. Celte circonstance est peu vraisemblable, et n'a point été recueillie par M. Deguignes.
8 — La plupart des historiens ont parié de celle guerre des Mogols, d'après un ouvrage, estimé intituler : « Fragmentum de stalu Saracenorum »; il renferme cependant beaucoup de lacunes, et doit être complété en plusieurs endroits par l'étude des auteurs orientaux. On trouve aussi dans l'Arménien Hayton et dans Sanuto quelques renseignements précieux ; mais ces auteurs doivent être lus avec précaution et défiance.
9 — II existe dans le manuscrit de Vauxelles, lettre C, n. 49, p. 14, une lettre du souverain pontife, sans désignation de son nom et sans date, adressée à Oulagou, pour féliciter ce prince du dessein où il paraissait être d'embrasser le christianisme. Cette lettre est rapportée par Raynaldi, année 1260, n. 39.
10 — Le roi de Hongrie, Béla IV, écrivit au pape que, s'il n'était pas secouru, il allait contracter une alliance avec les Tatares. Le pape Alexandre IV le réprimanda vivement. La réponse du pontife se trouve dans Raynaldi, année 1259, n. 40 et suivantes : on y lit quelques détails sur la levée des soldats et des subsides. On trouve aussi quelques faits relatifs à l'invasion des Tartares dans Guillaume de Nangis, dans Mathieu de Westminster et dans le Recueil des Conciles.
11 — Le pape Alexandre IV étant mort en 1261, Urbain IV, qui lui succéda, fit repartir les députés que les différents synodes avaient envoyés à Rome, et les chargea de lettres pour leurs évêques qu'il exhortait à préparer le plus promptement les secours annoncés. Ces lettres se lisent dans les « annales ecclésiastiques, à l'année 1262, n. 30 et suivantes.
12 — Le sultan du Caire eut beaucoup de peine, au rapport de Makrizi, à déterminer ses émirs à le suivre dans la Palestine. Ce fut Bibars qui prit les devants, et qui alla s'emparer de Gaza, que les Tartares occupaient. Les chrétiens, suivant le même historien, vinrent au-devant du sultan avec des présents, et lui offrirent des secours. Koutouz les remercia et leur fit jurer une parfaite neutralité.
13 — Cette lettre du pape Alexandre, adressée au roi de Castille, est rapportée par Raynaldi, année 1255, n. 68 et 69. Les motifs qu'allègue le pape étonnent le sage Fleuri, qui y remarque l'esprit de contradiction que nous venons de relever (Voyez Histoire ecclésiastique, l, XVII, in-4, p. 543).
14 — Le pape Urbain IV adressa à saint Louis une lettre où il exprime toute sa douleur sur ce triste événement et l'exhorte à défendre la terre sainte. Cette lettre se trouve au commencement de l'année 1263, Annale ecclésiastique n·11. Elle renferme un récit abrégé de l'invasion du nouveau sultan. Elle est datée de Viterbe, le 13 des calendes de septembre.
15 — Voyez Wickes et Mathieu de Westminster, ad ann. 1264, et l'Histoire d'Angleterre, par le docteur Lingard, t. III, p. 206.
16 — Le récit d'Ibn-Férat est confirmé par les lettres du pape Urbain IV, adressées aux Génois. Ce pontife reproche amèrement aux Génois leur conduite en Syrie (Voyez Raynaldi au commencement de l'année 1263). 17 — Safad est la ville la plus élevée de la Syrie. La montagne de Béthulie est aussi haute que le Thabor, c'est-à-dire à cinq cents toises d'élévation au-dessus de la mer. En suivant la route de Jérusalem à Damas, dite le Grand-Champ d'Esdrelon, du côté oriental, on voit Safad s'élever dans les cieux avec ses deux châteaux semblables à deux ailes brillantes; on croit l'atteindre en quelques heures, mais on se trompe facilement sur les distances dans un pays de montagnes.
Safad se trouve à égale distance de la forteresse de Baudouin, près du pont des Filles de Jacob et des ruines de Josaphat, sur la route d'Acre ; la ville est bâtie sur trois montagnes, et les cinq villages agglomérés dont elle se compose renferment neuf mille habitants.
Du temps des croisades la montagne de Béthulie était entourée de murs, mais la ville occupait, comme aujourd'hui, trois montagnes au moyen de vastes faubourgs, l'enceinte murée ne suffisant pas à la population. Depuis le tremblement de terre qui n'avait laissé debout que la forteresse, les Juifs et les Turcs se sont refait deux quartiers séparés en rebâtissant des maisons sur les ruines ; rien ne les empêchait d'obéir, en cette occasion, à leur antipathie mutuelle quant aux chrétiens du pays, établis entre les Juifs et les Turcs, ils habitent le village intermédiaire placé sur la route même, mais-ils y sont comme inaperçus, n'ayant point d'église.
18 — Montagne et village peu éloignés du labyrinthe de Thécua dans la tribu de Juda. « Au sortir de ce vallon, en cheminant vers le nord-est, on arrive, après trois quarts d'heure de marche, à la montagne nommée par les chrétiens du pays le Mont-Français, ou le Mont de Béthulie, à cause d'un village de ce nom situé à un quart d'heure de là. » Voyez Correspondance D'Orient, lettre CXXI, de M. Poujoulat, tom. V, p. 201 et Lamartine. Voyage en Orient, tome 1, p. 466, 467.
19 — L'auteur arabe Abdalrahim et le continuateur d'Elmacin s'accordent à dire que Bibars chargea un de ses émirs de jurer les articles de la capitulation comme s'il était le sultan lui-même, et qu'ensuite Bibars, sous prétexte qu'il n'avait pas juré cette capitulation, trouva des raisons pour la violer (Auteurs arabes, Bibliothèque des Croisades, t. IV).
20 — Suivant Makrizi, Bibars, avant de tourner ses armes contre le roi d'Arménie, obligea les Ismaéliens à lui envoyer de l'argent et des troupes, et les templiers à renoncer au tribut que leur payaient tous les ans ces mêmes Ismaéliens et les villes de Hamah, d'Emèse et autres places de leur voisinage (Bibliothèque des Croisades, t. IV).
21 — Les grans deniers, dit Joinville, que le roy mit à fermer Jaffe, ne convient-il pas parler que c'est sans nombre, car il ferma le bourg dès l'une des mers jusques a l'aultre; la il ot bien vingt-quatre tours, et furent les fossés curés de l'un dehors et dedans. Trois portes y avoient, dont le légat en fit l'une et un pan de mur. »
22 — La chronique d'Ibn-Férat.
23 — Bibars redoutait les princes de l'Occident et leur envoyait fréquemment des ambassades. Il avait envoyé à Mainfroi plusieurs députés avec des présents: parmi ces présents se trouvaient une girafe et plusieurs chevaux mogols. Il envoya aussi des députés et des présents à Charles d'Anjou, au roi d'Aragon, etc. (Voyez les extraits des auteurs arabes, dans les années du règne de Bibars.)
24 — Le continuateur de Mathieu Paris et Mathieu de Westminster, année 1268 et année 1269.
25 — Ce sirvente, qu'on attribue à un chevalier du Temple, a été traduit par l'abbé Millot, qui en a altéré le sens. On le trouve dans l'éclaircissement sur les troubadours, dans le quatrième volume de cette histoire.
26 — Cette bataille fut livrée le 26 février 1286, comme on peut le voir par la lettre que Charles d'Anjou écrivit au pape pour lui annoncer sa victoire cette lettre se trouve dans les Annales ecclésiastique, ad année 1260, n· 12.
27 — Voyez la lettre du pape Clément à Michel Paléologue, rapportée par Raynaldi, ad, année 1267, n· 66.
28 — Il lui estait advis, dit Guillaume de Nangis, qu'en le premier pelerinage avoit grande honte et grande opprobre au royaume de France. Le père Maimbourg s'exprime ainsi sur la détermination du roi : « Saint Louis, tout grand saint qu'il était, ne pouvait empêcher qu'il lui en restât bien du déplaisir d'avoir si mal réussi en Egypte. »
29 — Histoire de Saint Louis, par Filleau de la Chaise.
30 — Voyez les lettres de Clément dans Duchesne, epist, CCLXIX. Ce pontife mourut le dernier de décembre 1268, et le Saint-Siège resta vacant deux ans et neuf mois.
31 — Les Annales de saint Louis, p. 269, édition du Louvre, et Geoffroi de Beaulieu, ch. XXXVIII.
32 — On éprouve quelque surprise de voir la reine Marguerite rester en France ; on est étonne en même temps de ce qu'elle ne fut point associée à la régence pendant l'absence de Louis. Cette princesse, quoiqu'elle fût « pleine de grande simplesse, » ne laissait pas d'avoir quelque ambition : Il nous reste un traité qu'elle avait fait signer à son fils Philippe, par lequel ce dernier s'engageait à demeurer sous la tutelle de sa mère jusqu'à l'âge de trente ans, à ne prendre aucun conseiller contre sa volonté à lui révéler tous les desseins qui se formeraient contre elle. Philippe se fit relever de ce serment par le pape Urbain IV, en 1263. Ce traité singulier est rapporte par Dupuis, dans son Traité de la majorité de nos rois et par le Père Daniel, Histoire de France, t. I, p. 476, édit. N·4.
33 — Joinville, assistante la messe dans la chapelle du roi, entendit deux chevaliers de son conseil ; l'un disait que, si le roi se croisait, ce serait une des douloureuses journées qui oncques fust en France; car si nous nous croisons, ajoutait-il, nous perdrons le roy; et, si nous nous croisons, nous perdrons Dieu, parce que nous ne nous croiserons pas pour lui.
34 — La lettre du pape au roi d'Arménie se trouve dans Raynaldi, ad annum 1267, n. 51 et suivantes.
35 — Ibn-Férat rapporte qu'Abaga envoya des députés à divers princes d'Europe, et que le roi d'Aragon fit alliance avec lui ; les deux monarques se donnèrent rendez-vous en Arménie (Extraits des auteurs arabes).
36 — La réponse du pape au prince tartare se trouve dans les Annales ecclésiastiques ad année 1267, n· 70 et suivantes Elle est datée de Viterbe.
37 — Filleau de la Chaise donne les conditions de ce traité dans son « Histoire de Saint Louis, » à l'année 1267. M. Daru en a rapporté le texte dans son « Histoire de Venise, » mais ce traité resta sans effet.
38 — Raynaldi, « le Spicilége, » t. XIII, p. 211 ; le supplément de Raynaldi, livre LXIX, n· 42; l'Histoire ecclésiastique de Fleuri et les Actes de Rymer.
39 — Cette dissertation, qui nous a été adressée par l'auteur, a pour titre : Dissertation historique sur la part que prirent les Espagnols aux guerres d'outre-mer, et sur l'influence qu'eurent ces expéditions depuis le onzième jusqu'au quinzième siècle, par don Fernandès de Crevarette. Cet ouvrage, où règnent une sage critique et une saine érudition, renferme beaucoup de pièces et de documents précieux.
40 — Ibn-Ferat fait mention de l'arrivée de ces croisés aragonais (Voyez aux extraits des auteurs arabes).
41 — Il reprit honteusement le chemin de la Catalogne, dit l'auteur de la Chronique de Simon de Montfort, semblable au Jupiter de la Fable, qui quitta le ciel pour suivre une génisse; le chroniqueur ajoute que Bérengère n'était pas un holocauste digne de la Divinité.
42 — Au rapport de Ricordan et du manuscrit de Jordan, érard de Valéry qui, de retour de la Palestine avec plusieurs croisés, se trouvait dans l'armée de Charles, fit, par ses conseils, pencher la victoire du côté de ce prince.
43 — Mézeray explique ainsi le meurtre de Conradin : « Comme Charles eut résolu de passer en Afrique avec le roi saint Louis, ne sachant que faire de Conradin et de Frédéric, qu'il était très-dangereux de garder, et encore plus de relâcher, dans un royaume tout plein de factions et de révoltes, il leur fit faire leur procès par les syndics des villes du royaume. »
44 — Suivant le manuscrit de Jordan, le roi Charles fit venir les principaux de toutes les villes du royaume pour les consulter sur ce qu'il devait faire de ses prisonniers. Le plus grand nombre furent d'avis qu'ils devaient être de mort comme coupables de lèse-majesté ; mais d'autres furent contraires à cet avis.
45 — Ce traité, rédigé en vieux français, renferme beaucoup de détails curieux: on le trouvera dans la Bibliothèque des Croisades, extrait des Actes de Rymer.
46 — Voyez Histoire de saint Louis, par Filleau de Chaise, t. II, p. 620.
47 — Guillaume de Nangis, de Gestis sancti Ludov,
48 — Le roi, contraint de quitter Aigues-Mortes à cause du mauvais air, alla s'établir à Saint-Gilles, où il tint une cour plénière avec cette magnificence qui lui était ordinaire dans les occasions d'éclat. Ces fêtes furent suivies de plusieurs voyages qu'il fit par piété en divers endroits (Histoire de saint Louis, par Filleau de la Chaise, t. II, liv. XV, p. 623).
49 — Ce discours est rapporté par Surius dans une Vie de saint Louis que cet auteur nous a laissée (Voyez Surius, Vita Sancti Ludovici).
50 — Voyez, sur les motifs qui décidèrent saint Louis à se porter dans le royaume de Tunis, Geoffroi de Beaulieu, dans la Vie de saint Louis, ch. XXXIX et suivants. Saba de Malespine, dans son Histoire de Sicile, blâme beaucoup ce prince d'avoir, contre l'attente de tous les croisés, porté ses armes vers Tunis, au lieu d'aller dans la terre sainte, opprimée par les infidèles. Il va jusqu'à dire que la mort du roi de France fut sans doute une punition temporelle du Dieu miséricordieux, qui voulut effacer dans ce monde la faute que Louis IX avait faite en rendant nuls les voeux de tant de personnes pieuses.
51 — L'auteur de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, et de Jérusalem à Paris, a fait un tableau rapide et brillant de cette croisade et de la mort de saint Louis. M. de Chateaubriand a eu le bonheur de parcourir les lieux dont il parle, et la description qu'il fait des ruines de Carthage est pleine d'intérêt.
52 — Consultez pour les détails de cette expédition Geoffroi de Beaulieu, Guillaume de Chartres, Nangis, Villani. (Bibliothèque des Croisades, t. I.)
53 — Ce fait se trouve dans le Spicilége, t, II, p. 552; il a été copié par Filleau de la Chaise, t. II, p. 637.
54 — Cette lettre, très-courte, est datée du jour de la fête de saint Jacques, apôtre, 1270, 25 juillet ; t. III du Spicilége, p. 664.
55 — Makrizi prétend qu'au milieu du mois d'août il se livra un combat terrible où il périt beaucoup de monde de part et d'autre.
56 — Guillaume de Nangis dit à ce sujet : « Ici ot grant trayson des Sarrasins et grant simplesse des chrestiens. »
57 — Les craintes des musulmans d'Egypte et de Syrie pourraient, jusqu'à un point, justifier l'entreprise contre Tunis. (Voyez la Vie de Bibars, Bibliothèque des Croisades, t. IV.)
58 — Geoffroi de Beaulieu a rapporté ces instructions en latin. On les retrouve en vieux français dans Joinville et dans les Annales du règne de saint Louis. Ces trois auteurs les donnent avec des différences assez remarquables. Moreau, dans le vingtième volume de ses Discours sur l'histoire de France, en donne une nouvelle version qu'il assure avoir été copié sur un des registres de la chambre des comptes, où vraisemblablement Philippe le Hardi voulut que ce monument fût consigné. C'est cette version que nous avons principalement suivie dans l'extrait que nous donnons ici.
59 — Geoffroi de Beaulieu, Guillaume de Chartres et Guillaume de Nangis, offrent quelques détails sur la mort de saint Louis. Don Martenne a publié une lettre fort touchante, qu'on trouvera dans le premier volume de la Bibliothèque des Croisades : elle est attribuée à l'évêque de Tunis et adressée au roi de Navarre. Le Père Daniel, qui l'a aussi donnée dans son Histoire de France, dit qu'elle est du roi de Navarre lui-même et adressée à l'évêque titulaire de Tunis ; il prétend l'avoir copiée sur un très-beau manuscrit, qui était entre les mains de M. de Chezelles, lieutenant général de police de la ville de Montluçon. Il y a quelques différences dans le style de ces deux copies. Celle du Père Daniel contient des expressions qui sont celles du temps où le roi de Navarre écrivait, et ces expressions ont été rajeunies dans la copie de don Martenne. Ce qui fait croire que la lettre est plutôt du roi de Navarre que de l'évêque de Tunis, c'est que, le roi ayant été présent à la mort de saint Louis, l'évêque de Tunis, dont on ne dit point le nom, en supposant qu'il y eût été aussi présent, n'aurait pas eu besoin d'instruire le roi de Navarre de détails que ce prince connaissait aussi bien que lui-même. Il est probable, au contraire, que, cet évêque n'ayant pas assisté aux derniers moments du saint roi, Thibaut lui aura écrit les détails que renferme cette lettre.
60 — Ces détails nous ont été fournis par un voyageur éclairé, M. Amédée Armand, qui a plusieurs fois visité la Sicile. Dans la lettre qu'il a bien voulu nous écrire de Palerme en réponse à nos diverses questions, nous trouvons une description de la cathédrale de Montréal dont voici les principaux traits :
« L'église est située presque à l'entrée de la ville ; c'est le premier monument qui se présente en venant du côté de Palerme. Sa façade principale est tournée vers l'occident. Sa forme est celle des anciennes basiliques en croix et à trois nefs ; sa longueur est de 320 palmes, et sa largeur de 136. La grande porte en bronze, ouvrage très-remarquable, est surmontée d'un péristyle dont la construction, d'une époque moderne, ne remonte pas au delà du milieu du siècle dernier. L'architecture en est de très-mauvais goût et d'un genre tout à fait différent de celui qui règne dans tout le reste de l'édifice. »

« L'intérieur de l'église présente, de chaque côté, neuf colonnes en granit d'Egypte blanc et violet, assises sur leurs socles en pierre dure. Les bases sont les unes corinthiennes en marbre, les autres doriques en pierre; les chapiteaux, en marbre, appartiennent les uns à l'ordre corinthien, les autres à l'ordre composite, et sont, ainsi que les colonnes, d'une dimension inégale. Ce mélange de différents ordres et ce défaut de régularité semblent prouver que ces colonnes ont appartenu à divers temples anciens. »
« En face de l'autel de saint Louis, dans l'autre nef, sont les tombeaux de Guillaume le Bon et de Guillaume le Mauvais. Le premier est tout en porphyre, élevé sur trois gradins de marbre blanc. Le second est en marbre blanc, à fond d'or, sur deux gradins, au milieu de huit colonnes en marbre. »
« Les murs de l'église, depuis l'entablement jusqu'à la voûte, sont couverts de mosaïques qui représentent en figures de grandeur naturelle ; mais d'un dessin fort incorrect, l'histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament. Au-dessous de chaque tableau se trouve une inscription en couleur noire qui en indique le sujet. Ces mosaïques conservent encore, après plus de six siècles, tout l'éclat de l'or et toute la vivacité des couleurs. »
« A l'imposante majesté de l'édifice vient se joindre la beauté du site. L'église est assise sur le penchant d'une montagne escarpée et inculte dans la partie qui la domine, mais admirable de fécondité dans la partie inférieure, qui vient s'unir par une pente douce à la plaine appelée Conca d'Oro. A ses pieds se déploie dans toute sa longueur la ville de Palerme, au delà de laquelle on découvre la baie, flanquée de ses deux caps, Gallo à gauche, Zaffarrano à droite. Enfin l'oeil va se perdre dans une immense étendue de mer que termine l'horizon. »
61 — L'eunuque Sabih avait été en Egypte le gardien de Louis IX. La maison du fils de Lokman lui avait servi de prison ; Nakir et Moukir sont les anges qui, selon la croyance des musulmans, reçoivent les âmes des morts.
62 — Si on gardait Tunis, ce qui ne serait pas moins difficile que de la conquérir, l'armée ne pourrait y passer l'hiver; car on n'avait point assez de vivres pour la nourrir. Si on laissait une garnison, la ville, après la retraite de l'armée, serait aussitôt assiégée par les Sarrasins, et la fin de cette expédition pourrait être plus malheureuse que le commencement. Si on ne gardait pas Tunis, et qu'on s'occupât de la détruire, la saison de l'hiver arriverait, et l'armée ne pourrait plus repasser la mer. On jugea donc qu'il valait mieux arracher de l'or aux barbares et rendre le roi de Tunis tributaire du roi de Sicile (Extrait de la Chronique de Puy-Laurens, ch. V).
63 — Voyez, dans les Extraits des auteurs arabes, Bibliothèque des Croisades, t. IV, le texte original du traité qui fut conclu. M. Sylvestre de Sacy est le premier qui ait fait connaître ce monument, conservé aux archives du royaume.
64 — Sur la marche du roi Philippe III à travers la Sicile, la Calabre et la Lombardie, consultez Duchesne, t. V, p. 524. L'historien dit que les magistrats de Crémone ne voulurent rendre aucun devoir au roi, et qu'ils refusèrent de le recevoir à la maison commune, « casam communem » ; mais que, se repentant aussitôt de leur refus, ils vinrent le trouver dans la maison des frères mineurs, et cherchèrent à l'apaiser par d'humbles prières. Le roi ne voulut point recevoir leurs excuses, et se remit en route dès le lendemain.
65 — Henri d'Allemagne était fils de Richard, élu roi des Romains, et neveu du roi d'Angleterre. Il avait accompagné son cousin, le prince Edouard, sur la côte de Tunis. Ses assassins, Simon et Guy de Montfort étaient fils de ce fameux comte de Leicester qui avait eu tant d'autorité en Angleterre. On dit qu'Henri, étant entré dans une église pour entendre la messe, fut tout à coup effrayé par le son d'une voix bien connue qui lui cria : « Traître Henri, tu n'échapperas pas. » En se retournant, il vit ses deux cousins, Simon et Guy, qui fondirent sur lui l'épée nue à la main. Cet infortuné prince s'élança vers l'autel; deux ecclésiastiques qui s'interposèrent généreusement furent renversés ; Henri tomba lui-même sous les coups des assassins, qui mutilèrent son cadavre et le traînèrent à la porte de l'église. Les deux frères furent excommuniés par le collège des cardinaux. Charles donna des ordres pour les saisir, et Philippe exprima publiquement la plus profonde horreur de leur conduite. Simon de Montfort mourut misérablement dans la même année; Guy fut arrêté et gardé étroitement pendant dix ou douze ans, jusqu'au moment où le pape Martin IV le délivra, pour le mettre à la tête de ses troupes. Le prince Edouard soupçonna toujours les rois Charles et Philippe d'avoir favorisé la fuite des assassins de Henri.
Voyez sur cet événement Math, de Westminster, p. 401; Duchesne, t. V, p. 524; la lettre de Grégoire X, dont le pontificat commença l'année suivante 1272, lib. II, ep. LXIV; Jean de Villani, liv. VII, ch. X; et Ptolémée de Lucques, liv. XXII, ch. 43.
66 — L'auteur des Gestes de Philippe III rapporte qu'on plaça aux pieds du saint roi le corps de Pierre le Chambellan, mort en chemin, lequel, par sa charge, avait coutume de coucher auprès de son maître. Cet honneur lui fut rendu à cause de sa vertu et de son mérite. Les corps de la reine Isabelle et du comte de Nevers furent mis à quelque distance de celui du roi et à sa droite.
67 — M. de Villeneuve-Trans vient de publier une Histoire de saint Louis remarquable par l'étendue des recherches, l'exactitude des faits et la vérité des appréciations.
68 — « Comme le gouvernement du grand et auguste roy sainct Louis a esté plein de justice, de légalité et de fidélité, nos roys l'ont toujours envisagé comme un riche patron de leurs plus belles actions, et comme un rare exemplaire sur lequel ils avoient à se conformer : jusques la mesmeque dans les plaintes que leurs subjets ont faictes, dans les assemblées des estats, et dans d'aultres occasions de l'affoiblissement et de l'altération des monnoyes, ils ont accordé qu'elles fussent remises en l'estât qu'elles estoient sous le règne de ce sainct roy. » (Ducange, Dissertation sur l'histoire de saint Louis.)

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

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