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Les neuf Croisades par Joseph-François Michaud

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Troisième Croisade

1 — [1189] Guillaume de Tyr prêche la croisade en France

Guillaume, archevêque de Tyr (1), avait quitté l'Orient pour venir en Europe solliciter les secours des princes chrétiens ; il fut chargé par le pape de prêcher la guerre sainte. Guillaume était plus habile, plus éloquent qu'Héraclius, qui l'avait précédé dans cette mission, et surtout plus digne, par ses vertus, d'être l'interprète des chrétiens et de parler au nom de Jésus-Christ. Après avoir enflammé le zèle des peuples d'Italie, il se rendit en France, et se trouva dans une assemblée convoquée près de Gisors par Henri II, roi d'Angleterre, et le roi de France, Philippe-Auguste. A l'arrivée de Guillaume de Tyr, ces deux rois, qui se faisaient la guerre pour le Vexin, avaient déposé les armes ; les plus braves guerriers de la France et de l'Angleterre, réunis par les périls de leurs frères d'Orient, s'étaient rendus à l'assemblée où l'on devait s'occuper de la délivrance des saints lieux. Guillaume y fut accueilli avec enthousiasme, et lut, à haute voix, devant les princes et les chevaliers, une relation des derniers désastres de Jérusalem. Après cette lecture, qui arracha des larmes à tous les assistants, le pieux envoyé exhorta les fidèles à prendre la croix.
« La montagne de Sion, leur dit-il, retentit encore de ces paroles d'Ezéchiel : O fils des hommes, ressouvenez-vous de ce jour ou le roi de Babylone a triomphé de Jérusalem ! Dans un seul jour est arrivé tout ce que les prophètes ont annoncé de malheur à la ville de Salomon et de David. Cette cité, naguère remplie de peuples chrétiens, est restée seule, ou plutôt elle n'est plus habitée que par un peuple sacrilège. La souveraine des nations, la capitale de tant de provinces a payé le tribut imposé aux esclaves. Ses portes ont été brisées et ses gardiens exposés avec les vils troupeaux dans les marchés des villes infidèles. Les états chrétiens d'Orient qui faisaient fleurir la religion de la croix en Asie et devaient défendre l'Occident de l'invasion des Sarrasins, sont réduits à la ville de Tyr, à celles d'Antioche et de Tripoli. Nous avons vu, selon l'expression d'Isaïe, le Seigneur étendant sa main et ses plaies depuis l'Euphrate jusqu'au torrent de l'Egypte. Les habitants de quarante cités ont été chassés de leurs demeures ; dépouillés de leurs biens, ils errent, avec leurs familles éplorées, parmi les peuplés de l'Asie, sans trouver une pierre où reposer leurs têtes. »

Après avoir retracé ainsi les malheurs des chrétiens d'Orient, Guillaume reprocha aux guerriers qui l'écoutaient de n'avoir point secouru leurs frères, d'avoir laissé ravir l'héritage de Jésus-Christ. II s'étonnait qu'on pût avoir une autre pensée, qu'on pût chercher une autre gloire que celle de délivrer les saints lieux ; et, s'adressant aux princes et aux chevaliers : « Pour arriver jusqu'à vous, leur dit-il, j'ai traversé les champs du carnage ; à la porte même de cette assemblée, j'ai vu se déployer l'appareil de la guerre. Quel sang allez-vous répandre ?
Pourquoi ces glaives dont vous êtes armés ?
Vous vous battez ici pour la rive d'un fleuve, pour les limites d'une province, pour une renommée passagère, tandis que les infidèles foulent les rives du Siloé, qu'ils envahissent le royaume de Dieu, et que la croix de Jésus-Christ est traînée ignominieusement dans les rues de Bagdad !
Vous versez des flots de sang pour de vains traités, tandis qu'on outrage l'évangile, ce traité solennel entre Dieu et les hommes !
Avez-vous oublié ce qu'ont fait vos pères ?
Un royaume chrétien a été fondé par eux au milieu des nations musulmanes. Une foule de héros, une foule de princes nés dans votre patrie, sont venus le défendre et le gouverner. Si vous avez laissé périr leur ouvrage, venez du moins délivrer leurs tombeaux qui sont au pouvoir des Sarrasins. Votre Europe ne produit-elle donc plus des guerriers comme Godefroy, Tancrède et leurs compagnons ?
Les prophètes et les saints ensevelis à Jérusalem, les églises changées en mosquées, les pierres même des sépulcres, tout vous crie de venger la gloire du Seigneur et la mort de vos frères. Eh quoi ! le sang de Naboth , le sang d'Abel, qui s'est élevé vers le ciel, a trouvé un vengeur, et le sang de Jésus-Christ s'élèverait en vain contre ses ennemis et ses bourreaux !
L'Orient a vu de lâches chrétiens que l'avarice et la crainte avaient rendus les alliés de Saladin : sans doute ils ne trouveront point d'imitateurs parmi vous ; mais rappelez-vous que Jésus-Christ a dit : Celui qui n'est pas pour moi est contre moi. Si vous ne servez point la cause de Dieu, quelle cause oserez-vous défendre ?
Si le roi du ciel et de la terre ne vous trouve point sous ses drapeaux, où sont les puissances dont vous suivrez les étendards ?
Pourquoi donc les ennemis de Dieu ne sont-ils plus les ennemis de tous les chrétiens ?
Quelle sera la joie des Sarrasins au milieu de leurs triomphes impies, lorsqu'on leur dira que l'Occident n'a plus de guerriers fidèles à Jésus-Christ et que les princes et les rois de l'Europe ont appris avec indifférence les désastres et la captivité de Jérusalem ! »

Ces reproches, faits au nom de la religion, touchèrent vivement le coeur des princes et des chevaliers. D'après le chroniqueur Benoît de Peterborough, Guillaume de Tyr prêcha d'une manière si admirable, qu'il les détermina tous à prendre la croix et que ceux qui étaient ennemis dévinrent amis. Henri II et Philippe-Auguste s'embrassèrent en pleurant et se présentèrent les premiers pour recevoir la croix. Richard, fils de Henri et duc de Guyenne ; Philippe, comte de Flandre ; Hugues, duc de Bourgogne ; Henri, comte de Champagne ; Thibaut, comte de Blois ; Rotrou, comte du Perche ; les comtes de Soissons, de Nevers, de Bar, de Vendôme ; les deux frères Josselin et Mathieu de Montmorenti, une foule de barons et de chevaliers, plusieurs évêques et archevêques de France et d'Angleterre, firent le serment de délivrer la terre sainte. L'assemblée entière répéta ces mots : la croix la croix ! Et ce cri de guerre retentit dans toutes les provinces.

Le lieu où les fidèles s'étaient réunis fut appelé le « Champ sacré. » On y fit bâtir une église pour conserver le souvenir du pieux dévouement des chevaliers chrétiens. Bientôt toute la France et tous les pays voisins furent animés du vif enthousiasme que l'éloquence de Guillaume de Tyr avait fait naître dans l'assemblée des barons et des princes. L'église ordonna des prières pour le succès de la croisade. Chaque jour de la semaine on récitait à l'office divin des psaumes qui rappelaient la gloire et les malheurs de Jérusalem. A la fin de l'office, les assistants répétaient en choeur ces paroles : « O Dieu tout-puissant ! Qui tiens dans tes mains le sort des empires, daigne jeter un regard de miséricorde sur les armées chrétiennes, afin que les nations infidèles qui se reposent dans leur orgueil et leur vaine gloire, soient abattues par la force de ton bras » (2). En priant ainsi, les guerriers chrétiens sentaient leur courage se ranimer, et juraient de prendre les armes contre les musulmans.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

1. Marin, dans son Histoire de Saladin, et plusieurs autres auteurs ont prétendu que Guillaume, venu en Europe pour prêcher la croisade, n'était point celui qui a écrit l'histoire du royaume de Jérusalem. Cette assertion n'est fondée que sur un passage assez obscur du continuateur de cet historien. Voyez ce que nous en ayons dit dans l'extrait de Guillaume de Tyr (Bibliothèque des Croisades, t, I).
Le continuateur de Baronius disserte sur l'époque de la mort de Guillaume, et ne trouve rien de certain à cet égard. Cependant son commentateur Mansi croit que cette mort dut arriver avant 1193, puisqu'au commencement de cette année, Jocsius occupait le siège de Tyr, et qu'en qualité de chancelier royal, Il souscrivit une charte d'Henri de Troyes, comte palatin, en faveur de l'hôpital de Saint-Jean-de-Jérusalem. L'auteur de l'Orient christianus n'a point éclairci les doutes des gens éclairés ; mais il parait porté à croire que Guillaume mourut en 1191.
2. Les pièces sont rapportées par Baronius à l'année 1188.

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

2 — [1189] Guillaume de Tyr prêche la croisade en Allemagne

Gisors
Gisors sources :
http://www.antiquaires-de-normandie.org/IMG/jpg/gisors1824.jpg

Après la conférence de Gisors, l'archevêque de Tyr s'était rendu en Allemagne pour solliciter Frédéric Barberousse de prendre la croix. Ce prince avait signalé sa valeur dans quarante batailles ; un règne long et fortuné avait illustré son nom ; mais son siècle ne connaissait de véritable gloire que celle qu'on allait chercher en Asie. Il voulut mériter les éloges de ses pieux contemporains, et prit les armes pour la délivrance de la terre sainte ; il fut sans doute entraîné aussi par les scrupules que lui avaient laissés ses démêlés avec le pape et par l'envie d'achever sa réconciliation avec le Saint-Siège.

Frédéric Barberousse En Allemagne, on montrait moins d'enthousiasme qu'en d'autres pays, soit qu'on y connût peu les malheurs de Jérusalem, soit que les esprits y fussent encore préoccupés des démêlés de l'empereur avec le souverain pontife. Les légats de Rome parurent d'abord dans une assemblée tenue à Strasbourg, où Frédéric traitait des affaires de l'empire. Leur présence et leurs discours ne réveillèrent pas l'ardeur de la guerre sainte et personne n'aurait pris la croix si l'évêque de Strasbourg lui-même n'eût vivement parlé de la nécessité de délivrer la terre de Jésus-Christ. Le prélat reprochait à son auditoire une coupable indifférence pour la cause du fils de Dieu. « Qui de vous, disait-il aux assistants, voyant son souverain légitime attaqué, outragé, chassé de ses états, resterait spectateur immobile ?
Vous n'êtes pas seulement les sujets, les serviteurs de Jésus-Christ, mais vous êtes ses enfants, vous êtes son sang et sa chair, et vous demeures froids et tranquilles ! »
L'éloquence de l'évêque de Strasbourg, qu'un chroniqueur contemporain compare à celle de Tullius, finit par toucher les coeurs ; la plupart de ceux qui l'écoutaient prirent la croix, et l'enthousiasme de la guerre sainte commença à se répandre sur les bords du Rhin. Peu de temps après, l'empereur Frédéric convoqua à Mayence une assemblée où furent appelés tous les princes, les seigneurs, les prélats, et les principaux du peuple de la Germanie ; cette assemblée était désignée sous le nom de « cour » ou « diète du Christ » (14). Dans cette réunion, Godefroy, évêque de Wurtzbourg, fit entendre des paroles qui enflammèrent les auditeurs. L'empereur avait l'intention de se croiser, mais il voulait attendre à l'année suivante ; l'assemblée se leva pour l'engager à prendre la croix à l'instant même, ce qu'il fit, et son exemple entraîna tous ceux qui étaient présents.

Les exhortations de la cour de Rome retentissaient dans les églises de la Germanie ; les envoyés du pape, les prédicateurs de la guerre sacrée, les députés de la terre sainte, allaient partout déplorant le sort des chrétiens d'Orient et les sanglants outrages faits à la croix du Sauveur. « Autrefois, s'écriaient-ils, au bruit des clous enfoncés sur la croix, la terre trembla, l'astre du jour s'obscurcit, les pierres se fendirent, les tombeaux s'ouvrirent ; maintenant quel coeur ne sera brisé, en apprenant que le bois sacré de la Rédemption est foulé aux pieds par les impies ? » Les orateurs sacrés invoquaient la Jérusalem céleste, et présentaient la croisade comme un moyen efficace d'accroître le nombre des élus de Dieu, « Heureux, disaient-ils, ceux qui partent pour le saint voyage, plus heureux ceux qui ne reviendront point ! » Parmi les prodiges qui annonçaient la volonté du ciel, on citait la vision miraculeuse d'une Viège de Lowenstein : elle avait appris la perte de Jérusalem le jour même que les musulmans étaient entrés dans la ville sainte ; elle se réjouissait de cet événement lamentable, en disant qu'il allait être une occasion de salut pour les guerriers de l'Occident.

Frédéric, qui avait suivi son oncle Conrad dans la seconde croisade, avait connu les désordres de ces lointaines expéditions ; il mit toute sa sollicitude à les prévenir. Dans la diète de Mayence où il s'était revêtu du signe des pèlerins et dans plusieurs autres assemblées ayant pour objet les préparatifs de la guerre, l'empereur fit rédiger de sages règlements. On prit des précautions pour qu'une armée nombreuse qui allait combattre sous un ciel étranger et traverser des pays inconnus, ne périt point par l'indiscipline, ni par les misères qu'elle devait trouver sur sa route. Il fut déclaré par un édit impérial qu'un homme à pied, peu propre à l'exercice des armes et n'ayant pas assez d'argent pour fournir à la dépense de deux ans, ne pourrait s'enrôler sous les bannières de la croix : on éloignait par là les aventuriers et les vagabonds, qui avaient fait tant de mal dans les guerres précédentes. Comme on avait plus d'hommes qu'il n'en fallait, on permit aux pèlerins de se racheter de leur voeu ; on se procura ainsi l'argent dont on manquait. Il est à remarquer que cette dispense du pèlerinage ne s'accordait ni dans la première ni dans la seconde croisade. Les chroniques allemandes ne parlent pas de la dîme saladine ; le rachat du voeu fut un des moyens qu'on avait pris pour subvenir aux frais de la guerre sainte.

L'empereur et les princes croisés se réunirent l'année suivante à Nuremberg, pour s'occuper des derniers préparatifs de la croisade. On y conclut un traité avec les ambassadeurs du souverain de Byzance ; le passage à travers les terres de l'empire grec était accordé. Il fut convenu que les pèlerins seraient reçus dans les villes et logés dans les maisons des Grecs ; on devait leur fournir les fruits des arbres, les légumes des jardins et du bois pour le feu ; de la paille et du foin pour les chevaux, mais rien autre. Le reste devait s'acheter à un prix raisonnable, selon l'état du pays et l'exigence des temps. Les croisés s'engageaient à ne commettre aucun dégât, à n'exercer aucune violence. Le duc de Souabe et les autres chefs de la croisade reçurent la promesse du libre passage, et, de leur côté, jurèrent de faire respecter la paix et les lois de l'hospitalité. Frédéric envoya à Isaac une nouvelle ambassade pour obtenir une plus grande assurance d'amitié. Pendant ce temps, l'empereur grec négociait avec Saladin, et s'engageait envers son allié musulman à faire la guerre aux Latins.

Le départ fut différé d'une année ; on indiqua Ratisbonne comme le rendez-vous général des croisés teutons, au commencement d'avril 1189. Depuis les fêtes de Noël jusqu'à la mi-carême on vit arriver dans cette ville des troupes de pèlerins à pied et à cheval. Frédéric se mit en marche avec son armée vers l'époque des fêtes de la Pentecôte ; il avait laissé son fils Henri à la tête de l'empire. Dans une dernière assemblée tenue à Presbourg, on jura d'observer la paix publique pendant tout le temps que durerait la croisade.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

14 — « Curia Christi. » Annales de Godefroy, moine de Saint-Pentaléon à Cologne (Bibliothèque des Croisades, t, III).
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

3 — Création de la Dîme Saladine

Comme on manquait d'argent pour la sainte entreprise, on résolut, dans le conseil des princes et des évêques, que tous ceux qui ne prendraient point la croix paieraient la dixième partie de leurs revenus et de la valeur de leurs meubles. La terreur qu'avaient inspirée les armes de Saladin fit donner à cet impôt le nom de « Dîme Saladine » (3). On publia des excommunications contre ceux qui refuseraient d'acquitter une dette aussi sacrée. En vain le clergé dont Pierre de Blois entreprit la défense allégua la liberté, l'indépendance de l'église, et prétendit n'aider les croisée que de ses prières : on répondit aux ecclésiastiques qu'ils devaient donner l'exemple, que le clergé n'était point l'église et que les biens de l'église appartenaient à Jésus-Christ. L'ordre des Chartreux, les ordres de Cîteaux et de Fontevrault, les hospices des lépreux furent seuls exempts d'un tribut levé pour une cause qu'on croyait être celle de tous les chrétiens.

L'histoire a conservé les statuts d'après lesquels les évêques et les princes avaient réglé la levée de la dîme saladine. Cette levée se faisait dans chaque paroisse, en présence d'un prêtre, d'un archiprêtre, d'un templier, d'un hospitalier, d'un homme du roi, d'un homme et d'un clerc du baron, et d'un clerc de l'évêque. Lorsque ces hommes réunis jugeaient que quelqu'un donnait moins qu'il ne devait, on choisissait dans la paroisse quatre ou six prud'hommes qui le taxaient et l'obligeaient à payer selon la justice. Cependant les produits de cette dîme ne suffisaient pas aux préparatifs de l'expédition ; Philippe s'occupait avec sollicitude des moyens de pourvoir à toutes les dépenses de son pèlerinage, lorsque le frère Bernard, solitaire de Vincennes, se présenta devant le monarque, et lui dit du ton d'un prophète : « Qu'Israël soi confondu. » Après avoir entendu ces paroles, qu'on regarda comme un avertissement du ciel, le roi de France fit arrêter les juifs dans leurs synagogues, et les força de verser cinq mille marcs d'argent dans son trésor.
La dîme fut levée en Angleterre comme en France par des commissaires (4) ; mais tous ceux qui se trouvèrent revêtus d'une mission qu'on appelait sainte, ne donnèrent pas l'exemple d'un désintéressement apostolique : les chroniques du temps nous parlent de la conduite honteuse d'un templier (5) qui fut surpris dérobant les tributs des fidèles et les cachant dans les larges replis de ses vêtements. Henri II ne dédaigna point de présider lui-même à la rentrée d'un impôt établi en quelque sorte par les opinions dominantes et que ses sujets regardaient comme une dette envers Dieu. Il manda devant lui les habitants les plus riches des premières villes de son royaume, et, d'après l'estimation des arbitres (6), il exigea d'eux la dîme de leurs revenus et de leur mobilier : tous ceux qui refusaient ou différaient de payer la taxe, étaient mis en prison, et ils ne recouvraient leur liberté qu'après s'être entièrement acquittés. Ces violences, exercées au nom de Jésus-Christ, excitèrent beaucoup de mécontentement, et l'on doit croire que les bourgeois de Londres, de Lancastre, d'York, auxquels le roi demandait ainsi la dîme saladine, ne furent pas de ceux qui montrèrent le plus d'enthousiasme pour la guerre sainte.

Dans les deux premières croisades, la plupart des villageois avaient pris la croix pour se soustraire à la servitude. Il devait en résulter quelques désordres : les campagnes pouvaient rester désertes, les terres sans culture. On entreprit de mettre des bornes au zèle trop empressé des laboureurs : tous ceux qui s'enrôlaient pour la guerre sainte sans la permission de leurs seigneurs, furent condamnés à payer la dîme saladine, comme ceux qui ne prenaient point la croix.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

3 — Le décret sur la dime saladine, conservé par Rigord, est traduit dans la Bibliothèque des Croisades, t, I.
4 — Il en fut de même dans tous les Etats de l'Allemagne et en Pologne.
5 — Benoît de Peterborough (Bibliothèque des Croisades, t, II).
6 — Roger de Hoveden (Bibliothèque des Croisades, t, II).

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

4 — Les rois de France et d'Angleterre entre en guerre

Philippe-Auguste-sources WikipédiaCependant la paix qui venait d'être jurée par les rois de France et d'Angleterre, ne tarda pas à être troublée. Richard, duc de Guyenne, ayant eu un démêlé avec le comte de Toulouse, Henri prit les armes pour secourir son fils. Philippe vola à la défense de son vassal ; tout fut en feu dans la Normandie, le Berri et l'Auvergne. Les deux monarques, poussés par les sollicitations des seigneurs et des évêques, se réunirent un moment dans le champ sacré où ils avaient mis bas les armes, mais on ne put s'entendre sur les conditions de la paix ; l'orme sous lequel on tenait les conférences, fut abattu par les ordres de Philippe (7). On reprit plusieurs fois les négociations sans pouvoir arrêter les fureurs de la guerre : le roi de France demandait que Richard fût couronné roi d'Angleterre du vivant de son père, et qu'il épousât sur-le-champ Alix, princesse française, qu'Henri retenait en prison. Le roi d'Angleterre, jaloux de son autorité, ne put se résoudre à accepter ces conditions, et ne voulut céder ni sa couronne, ni la soeur de Philippe, dont il était épris (8). Richard, irrité, se jeta dans le parti de Philippe-Auguste, et se déclara contre son père ; de toutes parts on courut aux armes, et les produits de la dîme saladine furent employés à soutenir une guerre sacrilège qui outrageait la morale et la nature.

Cette guerre n'était pas d'un bon augure pour celle qu'on devait faire en Asie. Le légat du pape excommunia Richard, et menaça Philippe de mettre son royaume en interdit. Philippe méprisa les menaces du légat, et lui répondit qu'il n'appartenait point au Saint-Siège de se mêler des querelles des princes ; Richard, plus violent, tira son épée, et fut sur le point de frapper le légat. La paix s'éloignait tous les jours davantage. En vain des cris d'indignation s'élevèrent parmi les peuples ; en vain les grands vassaux refusèrent de prendre part à une lutte qui n'intéressait ni la religion ni la patrie : Henri, qui avait consenti à une entrevue, rejetait toujours avec hauteur les conditions qui lui étaient proposées. Il résista longtemps aux prières de ses sujets, aux conseils des évêques ; la terreur que lui inspira la foudre du ciel, tombée à ses côtés pendant les conférences, put seule vaincre son obstination. Il accepta enfin les conditions de Philippe, mais il ne tarda pas à s'en repentir ; et, peu de temps après, il mourut de douleur, en chargeant de malédictions Richard, qui lui avait fait une guerre ouverte, et le plus jeune de ses fils, qui avait conspiré contre lui.

Le roi Henri II décède, Richard monte sur le trône

Portrait de Richard I Richard s'accusa en gémissant de la mort de son père ; pressé par le repentir, il se rappela le serment qu'il avait fait dans le champ sacré. Devenu roi d'Angleterre, il ne s'occupa qu'à faire les préparatifs de la sainte expédition. Il se rendit dans son royaume, et convoqua, près de Northampton, l'assemblée des barons et des prélats, dans laquelle Baudouin, archevêque de Cantorbéry, prêcha la croisade (9). Le prédicateur de la guerre sainte parcourut ensuite les provinces pour exciter le zèle et l'émulation des fidèles. Des aventures miraculeuses (10) attestèrent la sainteté de sa mission, et firent accourir sous les drapeaux de la croix les sauvages habitants du pays de Galles et de plusieurs contrées où l'on n'avait point encore parlé des malheurs de Jérusalem. Dans tous les pays que traversa Baudouin, l'enthousiasme de la croisade dépeupla les campagnes : une vieille chronique rapporte que le prélat donna la croix à un grand nombre d'hommes qui étaient accourus presque nus, parce que leurs femmes avaient caché leurs vêtements. Partout la multitude abandonnait les travaux des champs et des villes, pour entendre l'archevêque de Cantorbéry. On recueillait avec respect la terre sur laquelle était marquée l'empreinte de ses pas, et la poussière que ses pieds avaient touchée guérissait les infirmes et les malades. Chacune de ses paroles convertissait des pécheurs, consolait les malheureux et donnait des soldats à Jésus-Christ. Cette ardeur religieuse et guerrière qu'il répondait parmi ses auditeurs, se communiquait de ville en ville, de province en province, et pénétra jusque dans les îles qui avoisinent l'Angleterre.

L'enthousiasme des Anglais pour la croisade se manifesta d'abord par une persécution violente contre les juifs, qui furent massacrée dans les villes de Londres et d'York. Un grand nombre de ces malheureux ne purent échapper à la poursuite de leurs meurtriers qu'en se donnant eux-mêmes la mort. Ces scènes horribles se renouvelaient à chaque croisade. Comme on avait besoin d'argent pour la sainte expédition, on s'apercevait alors que les juifs étaient les dépositaires de toutes les richesses ; la vue des richesses accumulées dans leurs mains conduisait le peuple à se ressouvenir qu'ils avaient crucifié son Dieu.

Richard ne mit pas trop d'empressement à contenir une multitude égarée, et profita de la persécution des juifs pour augmenter ses trésors ; mais ni les dépouilles des Israélites, ni les produits de la dîme saladine toujours exigée avec une cruelle rigueur, ne suffisaient au roi d'Angleterre. Richard aliéna les domaines de la couronne, et mit à l'encan toutes les grandes dignités du royaume : il aurait vendu, disait-il, la ville de Londres, s'il eût trouvé un acheteur. Il vint ensuite en Normandie, où les barons lui permirent d'épuiser cette riche province, et lui donnèrent tous les moyens de soutenir une guerre à laquelle les peuples prenaient un si grand intérêt (11).

Nombre de guerriers avaient pris la croix dans les deux royaumes de France et d'Angleterre, et les préparatifs de la croisade s'achevaient au milieu de la fermentation générale. Cependant plusieurs barons, plusieurs seigneurs, n'annonçaient point encore l'époque de leur départ et retardaient, sous différents prétextes, le pèlerinage auquel ils s'étaient engagés par serment. Le célèbre Pierre de Blois leur adressa une exhortation pathétique, dans laquelle il les compara à des moissonneurs qui attendraient, pour se mettre à l'ouvrage, que la moisson soit finie. L'orateur de la guerre sainte leur représentait que les hommes forts et courageux trouvaient partout leur patrie et que les véritables pèlerins devaient ressembler aux oiseaux du ciel. Il rappelait à leur ambition l'exemple d'Abraham, qui abandonna sa demeure pour s'élever parmi les nations, qui traversa le Jourdain avec un bâton et revint suivi de deux troupes de guerriers. Cette exhortation ranima l'enthousiasme de la croisade, qui commençait à se ralentir. Les monarques de France et d'Angleterre eurent une entrevue à Nonancourt, et y convinrent de se rendre par mer dans la Palestine. Ils publièrent en même temps plusieurs règlements pour assurer l'ordre et la discipline dans les armées qu'ils devaient conduire en Asie. Les lois de la religion et les peines qu'elle inflige ne leur parurent point suffisantes dans cette circonstance. La justice de ces siècles barbares fut chargée de réprimer les passions et les vices des croisés : quiconque donnait un soufflet devait être plongé trois fois dans la mer ; on coupait le poing à celui qui frappait de l'épée ; celui qui disait des injures payait à l'offensé autant d'onces d'argent qu'il avait proféré d'invectives ; lorsqu'un homme était convaincu de vol, on versait de la poix bouillante sur sa tète rasée qu'on couvrait de plumes, et le coupable était abandonné sur le rivage ; le meurtrier, lié au cadavre de sa victime, devait être jeté dans les flots ou enterré vivant.

Comme la présence des femmes, dans la première croisade, avait occasionné beaucoup de désordres, on leur défendit le voyage de la terre sainte (12). Le jeu de dés et tous les jeux de hasard furent sévèrement interdits ; on réprima, par une loi, le luxe de la table et des habits. L'assemblée de Nonancourt fit beaucoup d'autres règlements, et ne négligea rien pour rappeler les soldats de Jésus-Christ à la simplicité et aux vertus de l'évangile.

Les rois Philippe et Richard partent pour l'Orient

Toutes les fois que les princes, les seigneurs et les chevaliers partaient pour la guerre sainte, ils faisaient leur testament comme s'ils eussent dû ne revenir jamais en Europe. A son retour dans sa capitale, Philippe exprima ses dernières volontés (13), et régla, pour le temps de son absence, l'administration de son royaume, qu'il confia à la reine Adèle, sa mère, et à son oncle, le cardinal de Champagne. Après avoir rempli les devoirs d'un roi, il quitta le sceptre pour prendre à Saint-Denis la panetière et le bourdon du pèlerin, et se rendit à Vézelay, où il devait avoir une nouvelle entrevue avec Richard. Là les deux rois se jurèrent encore en attachement éternel, et tous les deux appelèrent les foudres de l'église sur la tête de celui qui manquerait à ses serments. Ils se quittèrent pleins d'amitié l'un pour l'autre ; Richard alla s'embarquer à Marseille, et Philippe à Gênes. Un historien anglais remarque qu'ils furent les deux seuls rois d'Angleterre et de France qui aient combattu ensemble pour la même cause ; mais cette harmonie, ouvrage de circonstances extraordinaires, ne devait pas durer longtemps entre des princes qui avaient tant de sujets de rivalité. Tous deux jeunes, ardents, braves, magnifiques, Philippe plus grand roi, Richard plus grand capitaine, avaient la même ambition et la même passion pour la gloire. La soif de la renommée, bien plus que la piété, les entraînait à la terre sainte ; l'un et l'autre, pleins de fierté, prompts à venger une injure, ne connaissaient, dans leurs différends, d'autre juge que leur épée ; la religion n'avait pas assez d'empire sur leur esprit pour faire plier leur orgueil, et chacun d'eux aurait cru s'abaisser s'il avait demandé ou reçu la paix. Pour savoir quelle espérance on pouvait fonder sur l'union de ces princes, il suffira de dire que Philippe, en montant sur le trône, s'était montré le plus ardent ennemi de l'Angleterre, et que Richard était le fils de cette Eléonore de Guyenne, première femme de Louis VII, qui, après la seconde croisade, avait quitté son époux en menaçant la France.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

7 — Voici ce qu'on lit dans un historien de France, au sujet de cet arbre :
« Il y avait devant Gisors un orme dont le tronc était d'une grosseur si prodigieuse que huit hommes pouvaient à peine l'embrasser. Ses branches s'étendaient si loin, que, l'art ayant aidé la nature, elles couvraient un espace de plusieurs arpents. Des milliers de personnes se garantissaient, sous cet arbre touffu, des ardeurs du soleil et de l'incommodité de la pluie. Le temps était alors fort chaud. Pendant qu'on traitait de la paix, Philippe et les Français se tenaient au soleil et souffraient beaucoup de la chaleur ; le roi Henri, avec un grand nombre d'Anglais, étaient au frais sous l'orne. Les Anglais se moquaient des Français, et riaient à gorge déployée de les voir brûlés par l'ardeur du soleil. Les trois jours de trêve étant écoulés sans qu'on eut rien conclu, les Français, indignés des insultes des Anglais, tombèrent sur eux, et les forcèrent à prendre la fuite vers la ville. La presse fut grande à la porte ; plusieurs furent étouffés ; d'autres, voulant se sauver du coté de la rivière, furent tués par les Français, qui les serraient de prés ou se noyèrent en essayant de passer à l'autre rive. Alors les Français pour se venger des railleries des Anglais, coupèrent l'orme par le pied, ce qui déplut extrêmement au rot Henri (Montfaucon, Monarchie française, t, III).
8 — Il la tenait, disent les historiens, étroitement gardée.
9 — Le moine Gérvais de Cantorbéry a donné les capitulaires qui furent arrêtés dans cette assemblée (Bibliothèque dés Croisades, t, II).
10 — Il nous reste une relation en latin du voyage de l'archevêque Baudouin dans le pays de Galles, Intitulée « Itinerarium Cambrioe », rédigée par Barry, qui accompagnait le prédicateur de la croisade. Ce voyage est curieux par les prodiges et les miracles singuliers qui y sont rapportée et qu'on racontait alors parmi le peuple (Voyez l'extrait de l'itinéraire du pays de Galles, Bibliothèque des Croisades, t, II).
11 — Roger de Hoveden a donné des détails sur les mesures rigoureuses qui furent employées par le roi Henri II et par son fils Richard pour la levée de la dîme. Le même historien raconte des faits merveilleux sur l'entreprise de la croisade. Il cite, entre autre, l'aventure d'une fille qui fut accouchée par le diable et qui prédit le mauvais succès de l'expédition (Bibliothèque des Croisades, t, II).
12 — II y eut une exception pour les femmes chargées de laver le linge. La défense d'ailleurs ne fut pas observée sévèrement, car ils y avaient plusieurs femmes au siège de Ptolémaïs. On peut consulter à ce sujet Emmad-Eddtn et Mogir-Eddin (Bibliothèque du Croisades, t IV).
13 — L'histoire a conservé le testament de Philippe (Voyez retirait de Rigord, Bibliothèque des Croisades, t, I).

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

5 — Départ de l'armée de Frédéric Barberousse et de son Armée

Frédéric BarberousseLe 11 mai 1189, il est âgé de plus de 65 ans, et quitte Ratisbonne en Allemagne pour la troisième croisade où il est rejoint en juillet 1190 par les rois Philippe II de France et Richard Ier d'Angleterre.

L'empereur allemand, qui avait envoyé des ambassadeurs à tous les princes musulmans ou chrétiens dont il devait traverser les états, envoya aussi une ambassade à Saladin, avec lequel il avait entretenu quelques relations d'amitié. Henri, comte de Hollande, partit vers l'Ascension, chargé d'un message pour le sultan du Caire et de Damas. Frédéric déclarait au prince musulman qu'il ne pouvait plus rester son ami et que tout l'empire romain allait se lever contre lui, s'il né rendait Jérusalem et la croix du Sauteur, tombée entre ses mains. Saladin répondit au manifeste de l'empereur, et sa réponse fut aussi une déclaration de guerre. Plusieurs députés avaient été envoyés en même temps auprès du sultan d'Iconium « Kilig-Arslan » était accusé, parmi les siens, de tenir à la « secte des philosophes » ; on croyait pour cela en Europe que le sultan s'était fait chrétien, et, dans une lettre qui nous a été conservée, le pape Alexandre III lui avait donné des conseils pour le diriger dans sa conversion. Kilig-Arslan accueillit les ambassadeurs de Frédéric, et lui même envoya une ambassade en Occident. Le sultan d'Iconium, qui prenait le titre de « Souverain du Turcs, des Arminiens et des Syriens, » promettait toutes sortes de secours à Frédéric ; ses députés étaient accompagnés de cinquante cavaliers musulmans, ce qui présentait un spectacle tout nouveau chez les peuples d'Europe.

L'armée de la croix trouva des peuples hospitaliers et des vivres en abondance dans les états de Léopold d'Autriche (Léopold VI) et dans la Hongrie, où régnait alors le roi Béla. Elle descendit paisiblement le Danube et la Drave. Béla reçut avec magnificence Frédéric et les chevaliers teutons à Gran ; la reine de Hongrie, soeur de Philippe-Auguste, fit présent d'une riche tente à l'empereur allemand. Gran, l'ancienne « Strigonium, » situé près du confluent du Gran et du Danube, et appelé en hongrois Esztergom, est aujourd'hui le siége de l'archevêque primat de Hongrie. Cette ville a sept faubourgs, un château fort, et est peuplée de neuf mille habitants (en 1830) ; c'est la patrie du martyr Stéphan, qui le premier occupa ce siège épiscopal. Ce fut en entrant dans la Bulgarie que les croisés commencèrent à éprouver les misères du saint pèlerinage ; les Blaques, les Serviens, les Bulgares et les Grecs incommodaient l'année chrétienne. La difficulté des chemins fit partager en quatre corps les troupes allemandes. Les barbares lançaient des traits empoisonnés sur les croisés qui s'écartaient ; plusieurs pèlerins perdirent la vie, furent blessés ou dépouillés. Frédéric tendit des embûches aux ennemis comme à des animaux sauvages ; « ceux qui tombèrent entre nos mains, dit une relation contemporaine, furent pendus à des arbres le long de la route, la tète en bas, comme des chiens immondes ou des loups rapaces. » Pour se venger, les Bulgares déterraient les croisés qui mouraient de maladie et pendaient aux arbres ces morts enlevés à leurs tombeaux. Tantôt les brigands se tenaient cachés dans les chênes ou les sapins touffus et lançaient leurs flèches, tantôt ils faisaient rouler des rocs du haut des montagnes. Quand les chrétiens arrivaient dans des pays habités, tout le monde avait fui ; on avait détruit les moulins, enlevé les vivres. Au milieu de cette guerre singulière, les fils du duc de Brandéis et d'autres seigneurs de la Servie et de la Rascie vinrent saluer l'empereur Frédéric à Nyssa, et lui offrirent de l'orge, de la farine, des moutons et des boeufs ; parmi leurs autres présents on remarquait des veaux marins ou phoques, un sanglier apprivoisé, trois cerfs vivants aussi apprivoisés ; ils distribuèrent à chacun des princes et seigneurs teutons des provisions en vin et en bétail. Ils étaient venus, disent les chroniques, pour proposer le secours de leurs armes à Frédéric, s'il voulait combattre Isaac. Dans une guerre contre Byzance, les Bulgares accoutumés à la rapine auraient pillé les Grecs ; mais, comme l'empereur d'Allemagne persistait dans son entreprise de la guerre sainte, ils n'avaient plus d'autre parti à prendre que d'attaquer et de dépouiller les pèlerins. Les brigandages continuèrent donc toujours, et les attaques étaient vives et cruelles dans les défilés et les vallées profondes. Les Hongrois et les Bohémiens ouvraient un chemin dans les forêts avec la hache et la flamme ; enfin on arriva aux portes de Saint-Basile, dernier défilé de la Bulgarie. Là des soldats grecs réunis aux Bulgares se préparaient à disputer le passage aux pèlerins, mais, à la vue de la cavalerie allemande couverte de fer, ils prirent la fuite. L'armée chrétienne arriva au mois de septembre sous les murs de Philippopolis.

Les Occidentaux apprirent une fois de plus la perfidie des Grecs

Constantinople par Mynde 18e siecleOn apprit alors que les ambassadeurs envoyés à Constantinople avaient été arrêtés et jetés dans une prison ; alors on ne se ressouvint plus des traités, et tout le pays fut en feu pendant plusieurs mois. Au bout de quelques semaines, les ambassadeurs allemands, remis en liberté, revinrent à l'armée ; mais ce qu'ils racontèrent des perfidies des Grecs ne fit qu'enflammer davantage l'animosité des pèlerins. Il n'est pas de trahison qu'on ne reprochât aux Grecs : on les accusait d'avoir empoisonné le vin ; il fut défendu d'en boire, mais les pèlerins allemands ne tinrent aucun compte ni des bruits répandus ni de la défense ; et, s'abandonnant à la miséricorde de Dieu, disent les chroniqueurs, ils continuèrent à boire le vin qu'ils trouvaient. Il est possible que les chefs de l'armée eussent eux-mêmes accrédité ces rumeurs pour sauver le vin des Grecs, ou plutôt pour ramener les soldats de la croix à la tempérance. Les Teutons, n'ayant plus de ménagements à garder avec Isaac, prirent Andrinople, Démotique, toute la Macédoine, et la Thrace jusqu'aux murs de Byzance. Ce fut d'Andrinople que Frédéric écrivit à Henri son fils pour lui annoncer les perfidies de l'empereur grec et pour recommander l'armée de la croix aux prières des fidèles. « Quoique nous ayons une belle armée, disait le monarque, nous avons besoin de recourir à la protection divine ; car un roi ne se sauve pas par la Multitude de ses soldats, mais par la grâce du roi éternel. »
L'empereur engageait son fils à demander à Venise, à Ancône, à Gènes, des vaisseaux grands et petits pour assiéger Constantinople par mer. Il écrivit aussi au pape pour le presser de prêcher une croisade contre les Grecs. Isaac, « le saint et le très puissant empereur, l'ange de toute la terre, » s'humilia devant ses ennemis victorieux, et sentit le besoin de mettre la mer entre lui et les croisés : il leur accorda des vaisseaux pour passer l'Hellespont ; il avait demandé des otages, il en donna lui-même neuf cents. Les personnages les plus notables de l'empire jurèrent avec lui dans l'église de Sainte-Sophie de faire observer toutes les conditions des traités.

Tandis que les Allemands se réjouissaient d'avoir obtenu plus qu'ils n'avaient demandé, la vanité grecque s'applaudissait de leur avoir fermé le chemin de Byzance. Isaac écrivait en même temps à son allié Saladin que les pèlerins de l'Occident étaient réduits à l'impuissance de nuire et qu'il avait coupé les ailes à leurs victoires.

Saladin s'était plaint d'Isaac, qui avait promis d'arrêter les croisés dans leur marche, et Isaac, se vantant du mal qu'il n'avait pas fait, lui montrait les Latins si affaiblis par leurs misères et leurs défaites, qu'ils n'atteindraient pas les frontières musulmanes ; « s'ils y arrivent disait Isaac à Saladin, ils seront hors d'état de faire le moindre mal à votre Excellence. » Cette lettre, rapportée par Boha-Eddin, ne permet pas de douter de la trahison des Grecs, et nous fait voir jusqu'à quel degré d'abaissement étaient tombés les maîtres de Byzance. Nous verrons plus tard dans cette histoire ce qu'allait devenir l'empire grec en de pareilles mains. Nous verrons comment ce même Isaac, dépouillé de la pourpre par son frère Alexis, remonta sur le trône par le secours d'une armée venue d'Occident, et comment il disparut lui-même et toute sa race au milieu de cette grande révolution des croisades qu'il ne comprenait point et dont il avait voulu se jouer.
Cependant les otages grecs arrivèrent à l'armée, et en même temps ceux que le sultan d'Iconium envoyait à Frédéric et qui avaient été arrêtés à Constantinople.

Frédéric et son armée passe en Orient

Bosphorus - Source : http://www.trekearth.com/members/tayfur/ Quinze cents navires et vingt-six galères attendaient l'armée de la croix à Gallipoli pour la transporter sur la côte d'Asie. Le passage des pèlerins se fit vers les fêtes de Pâques, au bruit des clairons et des trompettes, en présence d'une immense multitude rassemblée sur les deux rives. Frédéric partit de Lampsaque, suivit la route d'Alexandre et passa le Granique au lieu même où l'avait passé le héros macédonien ; il se dirigea ensuite vers Laodicée en traversant les villes de Pergame, de Sardes, de Philadelphie. Nous pouvons décrire ici en quelques mots l'itinéraire de l'empereur allemand. En allant de Sardes (15) à Philadelphie (16), l'armée des Teutons chemina pendant onze heures à travers une vaste plaine bornée au midi par le Tmolus et le Cadmus, au nord par la chaîne de Bellendji-dagh. Les pèlerins, poursuivis par la faim sous les murs de Philadelphie, voulaient couper les moissons et se procurer des vivres par la violence ; on en vint aux mains ; Frédéric menaça d'attaquer la place ; mais les hommes sages, disent les chroniques, l'en détournèrent, en lui représentant que cette ville était remplie de reliques et de choses saintes, qu'elle était dans ces contrées la dernière cité chrétienne et le dernier refuge des disciples du Christ contre les Turcs. A l'extrémité orientale de la plaine commencent les monts Messogis ; ils offrent d'abord un vallon tortueux au fond duquel serpente un courant d'eau ombragé par des peupliers et des platanes ; puis se déploie une forêt de chênes nains, de sapins et de mélèzes. Laissant derrière eux les monts Messogis et la forêt, les Allemands arrivèrent à Tripoli (17). Les ruines de cette ville couvrent un plateau au pied duquel, vers le nord-est, s'étend un vallon où coule le Méandre bordé de saules et de roseaux ; les croisés germains y avaient vu des myrtes, des figuiers et des cardamones. Ils y campèrent avant de se porter sur la rive gauche du Méandre. Ils passèrent ensuite le Lycus, qui se jette dans le Méandre au nord de Tripoli, et, s'avançant à l'est, ils arrivèrent à Laodicée (18) après deux heures de marche. Cette ville où, quarante-deux ans auparavant, s'était arrêté le roi de France Louis VII, était la capitale de l'Asie Mineure au temps des empereurs romains. D'importantes ruines, répandues sur un plateau d'une lieue de tour, témoignent aujourd'hui de la splendeur ancienne de la cité ; six théâtres, un stade, une nécropole, y frappent l'attention des voyageurs. L'empereur Frédéric trouva à Laodicée des vivres pour son armée.

La marche des croisés allemands depuis Laodicée est décrite avec beaucoup de détails dans plusieurs relations (19) contemporaines. Nous donnerons ici, en l'abrégeant, une lettre écrite au souverain pontife par un pèlerin qui suivait l'armée de Frédéric : « Six jours après les Rogations, nous partîmes de Laodicée, et nous arrivâmes à la source du Méandre (20) ; là, nous fûmes attaqués par les Turcs. Avec le secours de Dieu, dont la croix nous servait d'étendard, la victoire se déclara pour nous. Le jour suivant, nous étions près de « Susopolis. » L'armée entra dans des gorges de montagnes où elle souffrit du froid et de la disette. Après avoir marché quelque temps dans d'étroits défilés, elle quitta la route royale d'Iconium, et s'avança vers la gauche, dans une région moins montueuse et moins aride. Le jour de l'Ascension, nous descendîmes dans la plaine de Philomélium (21), où nous attendaient les Turcs. Pendant le combat, une pierre blessa le duc de Souabe au visage, et lui brisa deux dents ; plusieurs de nos soldats furent blessés, un seul tué ; nous perdîmes beaucoup de nos bêtes de somme, avec l'argent, les habillements et les bagages qu'elles portaient. Plus on tuait de barbares, plus ils se multipliaient ; nous eûmes à combattre à la fois l'émir de Philomélium et l'émir de « Ferma » avec une multitude accourue des pays voisins. Pendant plusieurs jours, on se battit depuis le matin jusqu'au soir. Le lundi de l'Ascension, nous plantâmes nos tentes devant Philomélium (22).

Les Turcs vinrent nous attaquer dans notre camp ; mais nous les mîmes en fuite, et nous en tuâmes six mille : nous ne perdîmes que des chevaux. A la suite de ce combat, une disette nous fît beaucoup souffrir ; point de farine, point d'eau, point de fourrage. Le lendemain de la Pentecôte, un des fils du sultan d'Iconium vint nous offrir la bataille ; les cavaliers turcs couvraient la plaine, aussi nombreux que les sauterelles. Oubliant la faim et nos blessures, nous levâmes contre eux nos aigles victorieuses : quoique nous fussions à peine six cents hommes à cheval, nous les combattîmes sous le signe de la croix vivifiante, et ils furent vaincus. Il arriva là un fait digne de mémoire. Un pèlerin déclara, par serment et sur la foi du pèlerinage, en présence de l'empereur et de l'armée, qu'il avait vu saint George combattant à la tête de nos bataillons. Les musulmans eux-mêmes nous ont rapporté qu'ils avaient vu dans la mêlée une milice revêtue de robes blanches et montée sur des chevaux blancs. Après cette victoire miraculeuse, nous passâmes la nuit dans un désert sablonneux, n'ayant ni eau ni vivres, errant au hasard comme des brebis égarées. Dès que le jour parut, nous entrâmes sur le territoire d'Iconium, où nous trouvâmes des sources et des ruisseaux ; nous approchâmes de la ville, et nous détruisîmes deux beaux palais du sultan. Comme la faim nous pressait toujours et qu'il nous restait à peine cinq cents hommes à cheval, que nous n'avions plus aucun moyen d'avancer ni de reculer, nous écoutâmes la voix de la nécessité : l'armée fut partagée en deux corps, et, le sixième jour après la Pentecôte, nous marchâmes droit sur Iconium. Chose étonnante et merveilleuse à raconter ! Le duc de Souabe avec un petit nombre des siens, aidé du secours de Dieu, se rendit maître de la ville et passa du fil de l'épée les habitants qu'il rencontra. L'empereur, qui était resté derrière, combattait l'armée des Turcs dans la plaine. Quoique ceux-ci fussent environ deux cent mille cavaliers, il les mit en fuite par la vertu du Très-Haut.
Cette action n'est pas indigne d'être transmise à la mémoire des hommes ; car la ville d'Iconium égale Cologne en grandeur. »

Voici maintenant, avec plus de détails, l'itinéraire des croisés allemands depuis Laodicée jusqu'à Iconium : il y avait d'une cité à l'autre cinq ou six journées de marche, et les pèlerins restèrent plus de trente-cinq jours à faire ce trajet. Ils ne rencontrèrent sur leur passage que deux villes ou bourgades ; dans le reste du chemin, ils ne trouvèrent que des solitudes sans nom : là, des plaines incultes, des terres brûlées où ne croissaient ni bois ni gazon ; plus loin, des montagnes arides ; ailleurs, des lacs salés, des marais bourbeux et pestilentiels. C'est dans une région qui offrait aussi peu de ressources, que l'armée de Frédéric eut à combattre toutes les populations musulmanes de l'Asie Mineure.

Les croisés teutons avaient sans cesse à combattre les soldats de Kilig-Arslan, et conduisaient avec eux des ambassadeurs qui leur parlaient de l'amitié du sultan ; ce, qui fait dire à nos vieux chroniqueurs que les « Turcs dissimulaient encore mieux que les Grecs. » On se rappelle que dans la première guerre sainte les soldats de la croix voyaient de toutes parts accourir au-devant d'eux des chrétiens, habitants du pays : personne ne vint au secours des pèlerins allemands ; les Grecs comme les musulmans fuyaient à l'approche de Frédéric. Au milieu d'une contrée qui leur était inconnue, les croisés teutons n'avaient pas de guides.
Perdus à travers d'horribles solitudes, ils commençaient à se désespérer lorsque le Dieu miséricordieux leur envoya un secours sur lequel ils ne comptaient pas. Un Turc tombé entre leurs mains fut amené devant Frédéric, qui lui promit de le laisser vivre s'il faisait sortir l'armée de ces lieux déserts et impraticables. Le Turc, qui ne trouvait rien de plus doux que la vie, disent les relations contemporaines, conseilla de prendre le chemin vers la gauche de Susopolis, dont nous n'avons pu retrouver remplacement : le pays, quoique montueux, devait offrir aux croisés de riches campagnes. De ville en ville jusque sous les murs d'Iconium, le Turc, une chaîne au cou et gardé à vue, marcha à la tête de l'armée. Lorsque les pèlerins approchèrent de cette cité, le sultan leur envoya des députés pour leur offrir un passage au prix de trois mille pièces d'or : « Je n'ai pas coutume, leur répondit Frédéric, d'acheter mon chemin avec de l'or, mais de me l'ouvrir avec le fer et avec le secours de Notre Seigneur Jésus-Christ, dont nous sommes les soldats. » Les musulmans menacèrent l'empereur de l'attaquer le lendemain avec une armée de trois cent mille hommes ; l'armée chrétienne comptait à peine mille chevaliers dont les armes fussent en bon état. Les chroniques nous apprennent que Frédéric tint alors conseil pour savoir si on ne gagnerait pas les terres d'Arménie au lieu de marcher contre Iconium. On s'arrêta au parti le plus périlleux ; l'armée de la croix s'était avancée contre la ville après avoir entendu la messe et reçu la communion. Dans leur marche, depuis Laodicée jusqu'à Iconium, il n'y eut presque pas un jour sans combat. Les chrétiens étaient toujours victorieux, mais la victoire ne leur donnait ni gloire ni butin, et les laissait en proie à toutes leurs misères. Quand l'armée n'avait pas à se défendre contre l'ennemi, elle était aux prises avec la faim et la soif. Les chroniqueurs nous parlent des souffrances et des gémissements des croisés dans ces lieux arides : les uns buvaient leur urine, les autres le sang de leurs chevaux ; l'eau croupissante des marais leur semblait douce comme l'eau des plus pures fontaines. On brûlait les selles, les vêtements, le bois des lances pour faire cuire la chair de cheval, qu'il fallait manger sans sel et sans poivre, et cette nourriture était réservée aux plus riches croisés : les pauvres n'avaient que des racines. Des pèlerins, accablés de fatigue, de faim et de maladies, ne pouvant plus suivre l'armée, s'étendaient à terre en forme de croix, récitaient tout haut l'oraison dominicale, et attendaient la mort au nom du Seigneur. Quelques-uns, pressés par le désespoir et entraînée par le démon, abandonnaient les drapeaux du Christ et passaient dans les rangs des infidèles ; mais de tels exemples de désertion étaient rares. Les ennemis des chrétiens admirèrent souvent leur courage invincible et leur résignation qui tenait du prodige. Une lettre écrite par le patriarche d'Arménie à Saladin nous explique comment les soldats et les compagnons de Frédéric eurent assez de force pour résister à d'aussi terribles épreuves. « Les Allemands, dit-il, sont des hommes extraordinaires : ils ont une volonté inébranlable, rien ne peut les détourner de leurs desseins ; l'armée est soumise à la discipline la plus sévère, jamais une faute ne reste impunie. Chose singulière ! Ils s'interdisent tout plaisir ; malheur à celui qui se permettrait quelque volupté ! Tout cela vient de la tristesse où ils sont d'avoir perdu Jérusalem ; ils rejettent pour leurs vêtements toute étoffe précieuses et ne veulent être habillés que de fer ; quant à leur patience dans la fatigue et l'adversité, elle passe toute croyance. »

En traversant l'Asie Mineure, les croisés germains avaient eu à combattre plusieurs tribus de barbares : les Turcomans, les Turcobares, les Turcogistes et les Turcoscytes. Les Turcobares, venus des bords de la mer Caspienne, s'étaient emparés de la Colchide, aujourd'hui la Circassie. Ce peuple ne connaissait point l'agriculture, il avait de nombreux troupeaux et recherchait les pâturages. Les Turcogistes formaient une nation moins nombreuse ; ils habitaient les âpres montagnes de la Cappadoce et de la Paphlagonie ; seuls de tous les Turcs, ils combattaient à pied ; ils furent presque tous exterminés dans cette guerre. Les Turcoscytes étaient de tous les Turcs les plus grossiers et les plus féroces ; ils avaient chassé les Basternes du royaume de Pont, pour se mettre à leur place ; ils étaient très-habiles cavaliers et d'une adressa merveilleuse à lancer des flèches. La quatrième tribu, la plus nombreuse de toutes, se composait des Turcomans de la race des Ougs ; ils étaient répandus comme aujourd'hui dans toutes les parties de l'Asie Mineure. Nous les avons vus sous leurs tentes, environnés de leurs troupeaux, comme ils étaient au temps des croisades ; le temps n'a rien changé ni à leurs moeurs, ni à leurs costumes, ni à leur vie errante.

Nous empruntons ces détails sur les diverses nations musulmanes, à l'italien Boiardo, qui s'était servi, dit Muratori, de cinq livres des histoires arabes qu'on gardait de son temps dans les archives de l'église de Ravenne.

Toutes ces nuées de barbares étaient accourus pour combattre les croisés. On peut croire qu'il y avait parmi ces peuples des sujets de discorde, ce qui devait favoriser les armes des chrétiens. Le sultan d'Iconium avait fait à ces tribus musulmanes des promesses qu'il ne pouvait tenir : elles devaient être mécontentes d'un prince qui les appelait au butin et qui ne les payait pas. Ajoutons aussi que des divisions avaient éclaté dans la famille du sultan. Nous avons besoin de tout cela pour expliquer l'espèce de miracle de la marche triomphante des Allemands à travers tant d'ennemis, d'obstacles et de misères.

Frédéric et son armée vainqueur d'Iconium

Les croisés, vainqueurs d'Iconium après un merveilleux combat, se trouvèrent tout à coup dans l'abondance de toutes choses. Au milieu de leur triomphe, leur situation n'était pas sans périls : il y avait toujours là une nation ennemie qu'il fallait combattre. On sait qu'il n'y a pas de conquête plus difficile que celle des pays défendus par les opinions religieuses, parce que tout le monde est intéressé à la guerre. Aux temps anciens, il s'agissait de décider si l'Asie appartiendrait à Darius ou à Alexandre ; au temps des croisades, si elle serait chrétienne ou musulmane.

L'armée de la croix ne resta que deux jours dans la capitale de la Lycaonie, et prit la route de Laranda, aujourd'hui Caraman ; elle eut à souffrir, durant ce trajet, de nouvelles misères. « Si je voulais, dit Ansbertf, raconter toutes les misères et les persécutions, que les pèlerins souffrirent pour le nom du Christ et l'honneur de la croix, sans murmures et d'un air joyeux, mes efforts, quand même je parlerais la langue des anges, ne pourraient atteindre la vérité. »

Près de Laranda les croisés furent réveillés la nuit par un bruit semblable au retentissement des armes : c'était un tremblement de terre ; les sages virent là un sinistre présage pour l'avenir.
Les Teutons touchaient aux frontières des pays chrétiens. La vue de plusieurs croix plantées sur les chemins fit succéder à leurs sombres pensées quelques lueurs d'espérance. Le prince d'Arménie envoya des ambassadeurs à Frédéric, pour lui offrir tous les secours dont il aurait besoin ; mais il lui conseillait en même temps de ne pas trop s'arrêter dans son pays, car tout le monde redoutait le voisinage d'une armée qui venait d'éprouver la faim et les plus horribles tourments d'une guerre malheureuse. Les pèlerins n'avaient plus à redouter les attaques et les surprises des Turcs ; mais les passages difficiles du Taurus devaient encore éprouver leur patience et leur courage. En apprenant que l'armée avait de mauvais chemins à passer, Frédéric avait défendu qu'on en parlât. « Qui n'eût été touché jusqu'aux larmes, dit Ansbert, témoin oculaire, en voyant des évêques, d'illustres chevaliers, malades et languissants, portés sur des lits à dos de cheval à travers les précipices ? Il fallait voir les écuyers, le visage couvert de sueur, porter sur les boucliers leurs seigneurs malades. » Des prélats, des princes s'aidaient des pieds et des mains comme des quadrupèdes. « Toutefois, dit le même chroniqueur, l'amour de ces princes pour celui qui dirige les pas des hommes, le désir de la patrie céleste à laquelle ils aspiraient, leur faisaient supporter tous ces maux sans se plaindre. »

[le 10 juin 1190] - Là, s'arrête le pèlerinage de Frédéric

De plus grandes calamités attendaient l'armée chrétienne. Elle suivait les rives du Sélef, appelé en turc « Guieuk-Sou, » petite rivière qui prend sa source à deux heures de Laranda et va se perdre dans la mer, près des ruines de Séleucie, aujourd'hui « Selfké. » L'empereur Frédéric marchait avec l'arrière-garde. Laissons parler ici le chroniqueur qui fut témoin de la catastrophe : « Tandis que le reste des pèlerins, riches et pauvres, dit Ansbert, s'avançait à travers des rochers à peine accessibles aux chamois et aux oiseaux, l'empereur, qui voulait se rafraîchir (on était alors au mois de juin) et éviter aussi les dangers de la montagne, essaya de traverser à la nage la rivière rapide de Séleucie. Ce prince, qui avait échappé à tant de périls, entra dans l'eau malgré l'avis de tous, et fut misérablement englouti. Remettons-nous-en au jugement secret de ce Dieu à qui nul n'ose dire : Pourquoi avez-vous fait cela? Pourquoi faire sitôt mourir un si grand homme ?... Plusieurs seigneurs qui étaient avec lui se hâtèrent de secourir l'empereur, mais ils le ramenèrent mort sur la rive. Cette perte porta le trouble dans l'armée : les uns expirèrent de douleur ; les autres, désespérés et se persuadant que Dieu ne protégeait pas leur cause, renoncèrent à la foi chrétienne et embrassèrent la religion des gentils. Le deuil et une douleur sans bornes remplissaient les coeurs ; les croisés pouvaient s'écrier avec le prophète : La couronne est tombée de notre tête; malheur à nous qui avons péché ! »

Tous les chroniqueurs du temps déplorent la mort de l'empereur Frédéric, et tous expriment le même sentiment : ils n'osent pas approfondir ce mystère terrible de la providence. « Dieu, dit le chroniqueur Godefroy, fit ce qu'il lui plut et le fit avec justice, suivant ses volontés inflexibles et immuables, mais non avec miséricorde, s'il est permis de le dire, eu égard à l'état de l'église et de la terre de promission. »

Les chroniqueurs musulmans remercient au contraire la providence, et regardent la mort de Frédéric comme un de ses grands bienfaits. « Frédéric se noya, dit Boha-Eddin, dans un lieu où il n'avait pas d'eau jusqu'à la ceinture : ce qui prouve que Dieu voulut nous en délivrer. »

Le duc de Souabe à la tête des survivants Allemand

Le duc de Souabe fut salué chef de l'armée chrétienne. Les croisés poursuivirent tristement leur marche, emportant avec eux les restes de l'empereur qui avait jusque-là soutenu leur courage. Frédéric, selon Ansbert, fut enseveli à Antioche, dans la basilique de Saint-Pierre ; selon les auteurs arabes, ses dépouilles furent portées jusqu'à Tyr. Le catholique ou patriarche des Arméniens, dans une seconde lettre à Saladin, disait que le nombre des guerriers allemands s'élevait encore à plus de quarante mille ; mais que pour toute armure il ne leur restait plus que le bâton des pèlerins. Lui-même les vit passer sur un pont, et, comme il demanda pourquoi ils n'avaient ni chevaux ni armes, on lui répondit que les Teutons avaient brûlé le bois de leurs lances pour se chauffer et tué leurs chevaux pour se nourrir. Ils se divisèrent en plusieurs corps : les uns passèrent par Antioche, où ils furent en proie à des maladies pestilentielles, les autres par Bogras, d'autres parle territoire d'Alep ; ces derniers tombèrent presque tous entre les mains des musulmans ; dans tout le pays, dit Emmad-Eddin, il n'y avait pas une famille qui n'eût trois ou quatre allemands pour esclaves. Il était parti d'Europe plus de cent mille croisés teutons : il n'en arriva pas cinq mille dans la Palestine, et ces débris de la grande armée de Germanie y furent mal reçus. « Leur renommée nous aidait, disaient les chrétiens du pays, leur présence a coupé les ailes à nos victoires. » Parmi les victimes moissonnées par les maladies, l'histoire cite l'évêque de Wurtzbourg, qui avait été l'oracle de cette croisade, comme Adhémar l'avait été de la première. De même que l'évêque du Puy, il mourut à Antioche, et ses restes furent déposés dans la basilique de Saint-Pierre, peut-être à côté du tombeau de l'empereur Frédéric, dont il avait été le conseil. En voyant périr ainsi une puissante armée, devant laquelle avaient tremblé les infidèles et qui allait défendre l'héritage de Jésus-Christ, plusieurs des contemporains restaient confondus et ne savaient plus que penser de la miséricorde divine. Mais, en songeant à la discipline si sévère établie dans cette armée, en songeant à tout ce qu'avait fait pour assurer son salut le génie prévoyant de Frédéric, l'histoire ne pourrait-elle pas demander aussi ce qu'on doit penser de la sagesse humaine ?

Par une fatalité étrange, l'armée allemande triompha de tous les ennemis qu'elle rencontra, et disparut tout à coup lorsque les obstacles et les dangers allaient cesser. C'est ici qu'il faut répéter ce que nous avons dit plusieurs fois : les croisades ne furent pas seulement une guerre semée de périls, mais aussi un voyage plus périlleux que la guerre elle-même. L'Europe et l'Asie avaient les yeux sur cette armée d'Allemagne, car on croyait que Dieu avait réservé à Frédéric la gloire de délivrer Jérusalem. Qu'on se figure tout ce qui aurait pu sortir d'une expédition comme celle de la troisième croisade, offrant la réunion des peuples les plus belliqueux de l'Occident et des trois plus puissants monarques de cette époque !
« Si Dieu, par un effet de sa bonté pour nous, dit Ibn-Alatir, n'eût pas fait périr l'empereur allemand au moment où il passait le Taurus, on eût pu dire plus tard de la Syrie et de l'Egypte : Ici régnèrent jadis les musulmans. Chose singulière ! La seule croisade qui réussit fut la première, où il n'y eut point de chef suprême et que nous avons pu appeler une république sous les armes. »
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

15 — Sardes ancienne ville d'Asie mineure, capitale de la Lydie, sur la rivière Pactole, dans la vallée de l'Herme.
16 — Philadelphia était une ancienne cité lydienne, en Asie mineure. Elle se situait au Sud de Kogamis, sur la route reliant Sardes à Colosse, au niveau de l'actuelle Alasehir - aujourd'hui en Turquie.
17 — Tripoli, village d'Asie, dans l'Anatolie, à trois milles de la mer - Noire, et à 36 de Cérasonte. Arrien et Polybe en parlent; la riviere qui se jette dans la mer - Noire au - dessous de ce village, portoit apparemment le même nom que la ville qui subsistoit du tems de Pline.
18 — Laodicée, ville antique de Laodicée Ad Lycum est située à proximité du village de Goncali, à 6 kms de Denizli, une ville réputée pour son industrie textile (serviettes et peignoirs de bain).
La ville Hellénistique fut fondée sur l'emplacement d'une cité plus ancienne (selon Pline le Jeune elle fut appelée à l'origine Diospolis puis ensuite Rhoas) sous la dynastie des Séleucides au milieu du IIIème siècle av. J.C., par Antiochos II en l'honneur de son épouse Laodicée.
19 — Il nous est resté trois relations étendues de ta croisade de Frédéric :
1 - celle de Tagenon ;
2 - une relation anonyme ;
3 - celle d'Ansbert, publiée pour la première fois à Prague en 1827 ; elles sont longuement analysées dans le troisième tome de la Bibliothèque des Croisades.
20 — Voyez, sur les sources du Méandre, Correspondance d'Orient, lettre LXXVI.
21 — La petite cité turque d'Ilguin, située à huit on neuf heures d'Iconium, nous représente la cité de Philoméliun (Correspondance d'Orient, lettre LXIII.)
22 — La Phrygie Parorée est traversée de l'Est à l'0uest par une longue chaîne ou arête montagneuse, au pied de laquelle s'étend de chaque côté une vaste plaine et que bordent un certain nombre de villes, entre autres, au Nord, la ville de Philomélium, et, au midi, la ville d'Antioche, dite Antiochia ad Pisidiam. De ces deux villes, la première est bâtie tout entière dans la plaine ; Antioche, au contraire, occupe le sommet d'une colline.

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

6 — La ville de Tyr stop la progression de Saladin

Pendant qu'on prêchait la croisade en Europe, Saladin poursuivait le cours de ses victoires dans la Palestine. La bataille de Tibériade et la prise de Jérusalem avaient jeté tous les chrétiens dans l'abattement et le désespoir. Cependant, au milieu de la consternation générale, une seule ville, celle de Tyr, arrêta toutes les forces réunies du nouveau vainqueur de l'Orient. Saladin avait rassemblé deux fois ses flottes et ses armées pour attaquer cette cité, dont, il désirait ardemment la conquête ; mais tous les habitants avaient juré de mourir plutôt que de se rendre aux musulmans : cette généreuse détermination était l'ouvrage de Conrad, qui venait d'arriver dans la place et que le ciel semblait avoir envoyé pour la sauver.

Conrad, fils du marquis de Montferrat, portait un nom célèbre dans l'Occident, et le bruit de ses exploits l'avait précédé en Asie. Dès sa plus tendre jeunesse, il se distingua dans la guerre du Saint-Siège contre l'empereur d'Allemagne, La passion de la gloire et le besoin de chercher des aventures l'amenèrent ensuite à Constantinople, où il dissipa une sédition qui menaçait le trône impérial et tua sur le champ de bataille le chef des rebelles. La soeur d'Isaac l'Ange et le titre de César furent le prix de son courage et de ses services ; mais son caractère inquiet ne lui permit pas de jouir longtemps de sa fortune. Au milieu de ses paisibles grandeurs, éveillées tout à coup par le bruit de la guerre sainte, il se déroba à la tendresse de son épouse, à la reconnaissance d'un empereur, pour voler dans la Palestine. Conrad arriva sur les côtes de la Phénicie quelques jours après la bataille de Tibériade. Déjà la ville de Tyr avait nommé des députés pour demander une capitulation à Saladin : sa présence ranima les courages ; tout changea de face. Ce prince, que les auteurs arabes appellent « le plus vorace des loups de la chrétienté, » le plus « rusé des chiens » de la foi du Messie, se fit donner le commandement de la ville, agrandit les fossés, répara les fortifications. Les habitants de Tyr, attaqués par terre et par mer, devenus tout à coup d'invincibles guerriers, apprirent sous ses ordres à combattre les armées et les flottes des Turcs.

Le vieux marquis de Montferrat, père de Conrad, qui, pour visiter la terre sainte, avait quitté ses paisibles états, s'était trouvé à la bataille de Tibériade. Fait prisonnier par les musulmans, il attendait dans les prisons de Damas que ses enfants pussent le délivrer ou racheter sa liberté.

Saladin le fit venir dans son armée, et promit au brave Conrad de lui rendre son père et de lui donner de riches possessions en Syrie s'il lui ouvrait les portes de Tyr. Il le menaça en même temps de faire placer le vieux marquis de Montferrat devant les rangs des musulmans et de l'exposer aux traits des assiégés (1). Conrad répondit avec, fierté qu'il méprisait les présents des infidèles ; que la vie de son père lui était moins chère que la cause des chrétiens. Il ajouta que rien n'arrêterait ses coups, et que, si les musulmans étaient assez barbares pour faire mourir un vieillard qui s'était rendu sur sa parole, il se ferait gloire de descendre d'un martyr. Après cette réponse, les soldats de Saladin recommencèrent leurs attaques, et les Tyriens se défendirent avec fureur. Les hospitaliers, les templiers, les plus braves guerriers qui restaient encore dans la Palestine, étaient accourus dans les murs de Tyr pour partager l'honneur d'une si belle défense. Parmi les Francs qui se distinguaient par leur valeur, on remarquait surtout un gentilhomme espagnol, connu dans l'histoire sous le nom de « chevalier aux armes vertes » (2). Lui seul, disent les vieilles chroniques, il repoussait et dispersait des bataillons ennemis ; il se battit plusieurs fois en combat singulier, terrassa les plus intrépides des musulmans, et fit admirer de Saladin sa bravoure et ses faits d'armes.

La ville n'avait point de citoyen qui ne fût soldat ; les enfants même portaient les armes ; les femmes animaient les guerriers par leur présence et leurs discours. Sur les flots, au pied des remparts, il se livrait sans cesse de nouveaux combats. Partout les musulmans retrouvaient ces héros chrétiens qui les avaient fait trembler tant de fois.
Saladin était fatigué d'une attaque longue et inutile : deux fois il s'était présenté devant Tyr sans pouvoir la soumettre : il résolut de lever le siège pour aller attaquer Tripoli, mais il ne fut pas plus heureux dans cette nouvelle expédition. Guillaume, roi de Sicile instruit des malheurs de la Palestine, avait envoyé des secours aux chrétiens. L'amiral Margarit, que ses talents et ses victoires avaient fait surnommer le roi de la mer et le nouveau Neptune, arriva sur les côtes de Syrie avec soixante galères, trois cents cavaliers et cinq cents fantassins (3). Les guerriers siciliens volèrent à la défense de Tripoli, et, commandés par le chevalier aux armes vertes, ils forcèrent Saladin d'abandonner son entreprise.

La ville de Tripoli affronte les armées de Saladin

La ville et le comté de Tripoli, depuis la mort de Raymond, appartenaient à Bohémond, prince d'Antioche. Saladin, plein de colère et de dépit, porta les ravages de la guerre sur les bords de l'Oronte, et força Bohémond d'acheter une trêve de huit mois. Dans cette expédition, les musulmans s'emparèrent de Tortose et de quelques châteaux bâtis sur les hauteurs du Liban. La forteresse de Carac, d'où était sortie cette guerre si funeste aux chrétiens, se défendait depuis un an contre une armée musulmane (4). Les assiégés, dépourvus de secours, en proie à toutes sortes de maux et de privations, avaient porté jusqu'à l'héroïsme la résignation et la bravoure. Devant « qu'ils se rendissent, » dit le continuateur de Guillaume de Tyr, « ils vendirent los fames et los enfants as Sarrasins, et ne demora beste ne chose nule à chastel qu'ils ne pussent mangier. » Ils furent enfin obligés de capituler; le sultan leur accorda la vie et la liberté, et leur fit rendre les femmes et les enfants qu'un héroïsme barbare avait condamnés à l'esclavage.

Au milieu de ses victoires, Saladin retenait toujours Guy de Lusignan dans les fers. Maître de Carac et de la plus grande partie de la Palestine, il rendit enfin la liberté au malheureux roi de Jérusalem, après lui avoir fait jurer sur l'évangile de renoncer à son royaume et de retourner en Europe. Cette promesse, arrachée par la violence, ne pouvait être regardée comme une loi dans une guerre où le fanatisme faisait mépriser, de part et d'autre, la foi du serment. Saladin lui-même ne pensait pas que le roi de Jérusalem tînt sa parole ; et, s'il consentit à le renvoyer, ce fut sans doute dans la crainte qu'on ne choisît un prince plus habile et dans l'espoir que sa présence jetterait la discorde parmi les chrétiens.

[1189] - Saladin libère Guy de Lusignan, roi de Jérusalem

A peine sorti de sa captivité, Guy de Lusignan fit annuler son serment par un conseil d'évêques. Gauthier Vinisauf, en parlant de cet acte, dit que le prince chrétien eut raison de se faire délier de son serment, d'abord parce que les promesses faites par crainte méritent d'être révoquées, ensuite parce que la foule des croisés qui arrivaient trouvait un chef et un guide. Il ajoute : « L'artifice doit être trompé par l'artifice ; la perfidie d'un tyran doit être frustrée par son exemple ; car un trompeur invite à le tromper. Saladin avait le premier manqué à sa foi, et il avait arraché à un roi captif l'engagement de se retirer en exil. Cruelle liberté que celle qu'on achète par l'exil !
Cruelle délivrance que celle qui fait renoncer au trône !
Mais le dessein de Bélial fut détruit par l'ordre de Dieu. »


Guy de Lusignan chercha l'occasion de relever un trône où la fortune l'avait un moment fait asseoir. Il se présenta en vain devant la ville de Tyr, qui s'était donnée à Conrad et ne voulait pas reconnaître pour roi un prince qui n'avait pas su défendre ses états (5). Le roi de Jérusalem erra longtemps dans son propre royaume, accompagné de quelques serviteurs fidèles, et résolut enfin de tenter quelque entreprise qui pût fixer sur lui les regards et réunir sous ses drapeaux des guerriers accourus de toutes les parties de l'Europe pour délivrer la terre sainte.

Guy de Lusignan alla mettre le siège devant Ptolémaïs, qui s'était rendue à Saladin quelques jours après la bataille de Tibériade. Cette ville, que les historiens appellent tour à tour Acca, Accon, Acre, était bâtie à l'occident d'une vaste plaine ; la Méditerranée baignait ses murailles ; la commodité de son port appelait les navigateurs de l'Europe et de l'Asie, et elle méritait de régner sur les mers comme la ville de Tyr qui s'élevait dans son voisinage. Du côté de la terre des fossés profonds entouraient ses murailles ; de distance en distance s'élevaient des tours formidables, parmi lesquelles on remarquait la tour maudite, qui dominait sur la ville et sur la plaine, et la tour des Mouches, bâtie à l'entrée du port et que les voyageurs retrouvent aujourd'hui encore avec son ancien nom. Une digue de pierre fermait le port vers le midi, et se terminait par une forteresse bâtie sur une roche isolée au milieu des flots. En 1831, nous avons vu Saint-Jean-D'acre avec des murailles rebâties à neuf ; elles présentaient un état de fortification redoutable, surtout du côté de la terre ; on avait fortifié un peu moins le côté de la mer, suffisamment défendu par la difficulté du rivage. La ville actuelle occupe à peine les deux tiers de l'espace qu'elle couvrait au temps des croisades. Une population de six mille habitants vivait dans ses murs à l'époque de notre passage. La guerre d'Ibrahim-pacha en Syrie (en 1832) a fait de l'enceinte d'Acre un amas solitaire de débris.

Saint-Jean d'Acre

Saint-Jean d'Acre
Saint-Jean d'Acre, gravure sur métal

La plaine de Saint-Jean-D'acre est bornée au nord par le mont Saron, que les Latins appelaient « Scala Tyriorum, » l'échelle des Tyriens ; au sud, par le mont Carmel, qui s'avance dans la mer ; elle s'étend du septentrion au midi sur un espace d'environ quatre lieues. Le Bélus, que les auteurs arabes ont appelé « Nahr-Alha-lou » (rivière d'eau douce) et que les gens du pays appellent tour à tour « Nahr-el-Ramyn, » « Nahr-el-Kardané, » traverse une partie de la plaine, et se jette dans la mer à un quart d'heure à l'est de la ville, sous la petite éminence où gisent quelques ruines nommées « Akkah-el-Kharab » (Acre la Ruinée). La plaine, peu boisée, est marécageuse en beaucoup d'endroits, et de ces marais s'échappent en été des exhalaisons qui corrompent l'air et répandent le germe des maladies épidémiques. A diverges distances de Saint-Jean-D'acre, au nord et au nord-est, plusieurs collines découpent la plaine. La première est celle de « Thuron, » appelée par les chroniqueurs musulmans la colline des « Mosallins » ou des « Prians, » et aussi « Mossallaba. » La seconde colline est celle que Boha-Eddin nomme « Aïadia, » et Gauthier Vinisauf « Mohaméria » ; la troisième est la colline de « Kisan. » Les montagnes citées dans les chroniques arabes sous le nom de « Karouba, » sont les montagnes de Saron qui partent du cap Blanc, appelé en arabe « El-mécherfi, » et courent de l'ouest à l'est jusqu'aux rives du Jourdain (6).

Les plaines de Ptolémaïs étaient fertiles et riantes : des bosquets, des jardins couvraient les campagnes voisines de la ville ; quelques villages s'élevaient sur le penchant des montagnes ; des maisons de plaisance étaient bâties sur les collines. Les traditions religieuses et les traditions profanes avaient donné des noms à plusieurs sites du voisinage : un tertre élevé rappelait aux voyageurs le tombeau de Memnon ; on montrait sur le Carmel les grottes d'Elie et d'Elisée, et la place où Pythagore vint adorer l'écho. Tels étaient les lieux qui allaient être bientôt le théâtre d'une guerre sanglante et devaient voir combattre entre elles les armées de l'Europe et celles de l'Asie.

[Fin août 1189] - Début du siège de Saint-Jean-D'Acre

Saint-Jean d'Acre en 1830

Gravure sortie du livre de Joseph Michaud
Saint-Jean d'Acre en 1830

Ce fut à la fin du mois d'août 1189, le jour de la Saint-Augustin, que commença le siège de Ptolémaïs, qui dura deux ans. Guy de Lusignan avait à peine sous ses drapeaux neuf mille hommes lorsqu'il vint camper devant cette ville. Les Pisans, venus sur leur flotte, s'emparèrent d'abord du rivage et fermèrent toutes les avenues de la place du côté de la mer. La petite armée des chrétiens alla dresser ses tentes sur la colline de Thuron. Trois jours après leur arrivée, les croisés commencèrent leurs attaques ; sans se donner le temps de préparer leurs machines, couverts de leurs simples boucliers, ils appliquèrent leurs échelles contre les murs, et montèrent à l'assaut. Une chronique contemporaine ne craint pas d'affirmer que la ville aurait pu tomber alors au pouvoir des chrétiens, si tout à coup on n'avait répandu le bruit de l'arrivée de Saladin. A cette nouvelle, qui les remplit d'une terreur panique, ils abandonnèrent à la hâte l'attaque des remparts, et se retirèrent sur la colline où ils avaient établi leur camp.

Bientôt on vit s'avancer cinquante vaisseaux voguant à pleines voiles. En les apercevant des hauteurs de Thuron, les chrétiens n'osaient croire à un secours qu'ils n'attendaient point. De leur côté, les croisés montés sur les navires ne savaient que penser de ce camp qui s'offrait à leur vue. Mais, à mesure qu'ils approchaient, ils reconnurent les étendards de la croix ; un cri de joie s'éleva sur la flotte et dans le camp des chrétiens ; tous les yeux se mouillent de larmes ; on accourt sur le rivage ; on se précipite dans les flots pour embrasser plus tôt ceux qui arrivent. On se félicite réciproquement, on débarque les armes, les vivres, les munitions de guerre ; et douze mille guerriers de la Frise et du Danemark, sortis de leurs vaisseaux, viennent planter leurs drapeaux entre la colline de Thuron et la ville de Ptolémaïs.
La flotte danoise, partie des mers du Nord, avait partout excité, sur son passage, l'enthousiasme et le zèle impatient des peuples qui habitent les côtes de l'Océan. Elle fut bientôt suivie d'une autre flotte portant un grand nombre de guerriers anglais et flamands. L'archevêque de Cantorbéry, qui avait prêché la guerre de la croix en Angleterre, conduisait les croisés anglais. Ceux de la Flandre étaient dirigés par Jacques d'Avesnes, déjà célèbre par ses exploits et que les palmes du martyre attendaient dans la terre sainte.

Tandis que la mer apportait aux chrétiens de nombreux renforts, Saladin, abandonnant ses conquêtes de la Phénicie, accourut avec son armée. Il plaça ses tentes et ses pavillons aux extrémités de la plaine, sur la colline de « Kisan, » qui s'élevait derrière la colline de Thuron. D'un côté, son camp s'étendait jusqu'à la rivière du Bélus ; de l'autre, jusqu'à « Mahaméria, » ou la colline de la Mosquée. Les musulmans attaquèrent plusieurs fois les chrétiens ; mais ils les trouvèrent toujours semblables à une montagne qu'on ne peut abattre ni faire reculer. Saladin, pour animer ses soldats, résolut de livrer une bataille générale, un vendredi, à l'heure même où tous les peuples de l'islamisme sont en prières. Ce moment choisi pour le combat redoubla le fanatisme et l'ardeur de l'armée musulmane. Les chrétiens furent obligés d'abandonner les postes qu'ils occupaient sur le bord de la mer, du côté du nord, et le sultan victorieux pénétra dans les murs de Ptolémaïs. Après avoir reconnu du haut des tours la position des croisés, il sortit avec la garnison, les surprit et les repoussa dans leur camp. Saladin avait relevé par sa présence le courage des habitants et des défenseurs de la place. Il donna tous les ordres nécessaires, il laissa dans la ville l'élite de ses guerriers, et choisit pour les commander deux de ses plus fidèles émirs, Hossam-Eddin, ancien compagnon de ses victoires, et « Karacoush » (7), dont il avait plusieurs fois éprouvé la sagesse et la bravoure dans la conquête de l'Egypte. Le sultan revint ensuite sur la colline de Kisan, prêt à combattre l'armée des croisés.
Les chrétiens ne cessaient de creuser des fossés autour de leur camp et de s'entourer de retranchements formidables. Tous ces préparatifs de défense donnaient sans doute quelques alarmes aux musulmans; mais ce qui devait surtout les remplir d'effroi, c'était la vue de cette foule de vaisseaux francs qui, semblables à une vaste forêt, couvraient le rivage de la mer. A mesure que quelques-uns de ces navires s'éloignaient, il en arrivait d'autres en plus grand nombre, et tous amenaient en Syrie des guerriers de l'Occident. On vit d'abord débarquer des croisés accourus de toutes les villes d'Italie, conduits par leurs tribuns et leurs évêques. Ils furent suivis d'un grand nombre de guerriers venus de la Champagne et de plusieurs provinces de France. Parmi les chefs se faisait remarquer l'évêque de Beauvais, que les vieilles chroniques comparent à l'archevêque Turpin et que la gloire des armes bien plus que la dévotion conduisait pour la seconde fois en Orient. Après les croisés français parurent des guerriers d'Allemagne qui obéissaient au landgrave de Thuringe. Conrad, marquis de Tyr, ne voulut point rester oisif dans cette guerre. Il arma des vaisseaux, leva des troupes, et vint réunir ses forces à celles de l'armée chrétienne. Enfin, de toutes les parties du monde on voyait accourir des défenseurs de la croix, et plus de cent mille guerriers se trouvèrent rassemblés devant Ptolémaïs, lorsque les puissants monarques qui s'étaient mis à la tête de la croisade s'occupaient encore des préparatifs de leur départ.

L'arrivée de ces innombrables auxiliaires ranima l'ardeur des croisés. Les chevaliers, suivant l'expression d'un historien arabe, revêtus de leurs longues cuirasses à écailles de fer, apparaissaient de loin comme des serpents qui couvraient la plaine; lorsqu'ils volaient aux armes, ils ressemblaient à des oiseaux de proie, et dans la mêlée à des lions indomptables. Plusieurs émirs avaient proposé à Saladin de se retirer devant un ennemi aussi nombreux, disaient-ils, que les sables de la mer, plus violent que les tempêtes, plus impétueux que les torrents.

Une vaste plaine qui s'étendait entre les collines occupées par les deux camps ennemis, avait été le théâtre des combats les plus sanglants. Depuis quarante jours les Francs assiégeaient Ptolémaïs, et sans cesse ils avaient à repousser la garnison ou les troupes de Saladin. Le quatrième jour d'octobre leur armée descendit dans la plaine et se rangea en bataille. Elle couvrait un espace immense. Les chevaliers et les barons d'Occident avaient déployé tout leur appareil de guerre, et marchaient à la tête de leurs soldats, couverts d'un casque de fer, armés de la lance et de l'épée. Le clergé lui-même avait pris les armes. Les archevêques de Ravenne, de Pise, de Cantorbéry, de Besançon, de Nazareth, de Montréal; les évêques de Beauvais, de Salisbury, de Cambrai, de Ptolémaïs, de Bethléem, s'étaient revêtus du casque et de la cuirasse, et conduisaient les guerriers de Jésus-Christ. L'armée chrétienne présentait un aspect si redoutable et paraissait si pleine de confiance, qu'un chevalier franc s'écria dans son enthousiasme : Que Dieu reste neutre, et la victoire est à nous (8).

Le roi de Jérusalem, devant lequel quatre chevaliers portaient le livre des évangiles, commandait les Français et les hospitaliers. Ses lignes s'étendaient à la droite jusqu'au Bélus.
Les Vénitiens et les Lombards formaient, avec les Tyriens, l'aile gauche, qui s'appuyait à la mer, et marchaient sous les drapeaux de Conrad.
Le centre de l'armée était occupé par les Allemands, les Pisans et les Anglais, que commandait le landgrave de Thuringe.
Le grand maître du Temple avec ses chevaliers, le duc de Gueldre avec ses soldats, formaient le corps de réserve, et devaient se porter partout où les appellerait le danger; la garde du camp avait été confiée à Gérard d'Avesnes et à Geoffroy de Lusignan.

Lorsque l'armée chrétienne eut déployé son ordre de bataille dans la plaine, les musulmans sortirent de leurs retranchements et se préparèrent à soutenir le choc des croisés. Les historiens arabes disent que Saladin implora le secours de Dieu, et sa dévotion fut sans doute mêlée de quelque sentiment de crainte. Les archers et la gendarmerie des chrétiens commencèrent le combat. Dès le premier choc, l'aile gauche des musulmans, commandée par Taki-Eddin, neveu du sultan, se retira en désordre. Les Francs, dit l'historien Emmad-Eddin, se répandaient partout comme un déluge, et marchaient au combat « avec l'ardeur d'un cheval qui va au pâturage » (9). Bientôt leurs étendards flottent sur la colline de la Mosquée, et le vaillant comte de Bar pénètre jusque dans la tente de Saladin. Les Francs victorieux descendent sur le revers de la colline, et chassent devant eux les musulmans éperdus. La terreur fut si grande parmi les infidèles, qu'un grand nombre d'entre eux s'enfuirent jusqu'à Tibériade. Les esclaves qui suivaient l'armée musulmane prirent la fuite, emportant les bagages et tout ce qu'ils avaient trouvé dans le camp. Cette fuite des esclaves augmenta la confusion, et Saladin, qui commandait le centre de son armée, ne put retenir autour de lui que quelques-uns de ses Mameluks.

Un historien arabe, qui était présent, rapporte avec une franchise remarquable les premiers succès des chrétiens dans cette journée, et, tout rempli encore du souvenir de ses propres périls, il suspend tout à coup son récit pour exprimer ses alarmes : « Lorsque nous vîmes (ce sont les paroles d'Emmad-Eddin) l'armée musulmane en déroute, nous ne songeâmes qu'à notre salut, et nous arrivâmes à Tibériade avec ceux qui avaient pris le même chemin que nous ; nous trouvâmes les habitants saisis de frayeur et le coeur brisé de la défaite de l'islamisme... Nous tenions d'une main ferme les rênes de nos chevaux ; nous respirions à peine... »

Prise de Ptoléamïs

Prise de Ptoléamïs musée de Versailles
Prise de Ptoléamïs musée de Versailles

D'après ce récit, nous n'avons pas besoin de dire que la victoire des chrétiens eût été complète s'ils n'avaient pas méconnu les lois de la discipline. Mais comment retenir dans les rangs et sous les drapeaux une multitude qu'enivrait un triomphe trop facile ?
Quel chef pouvait se faire obéir de cette troupe confuse de pèlerins accourus de toutes les régions de la terre, étrangers les uns aux autres, armés et vêtus diversement, parlant des langues différentes, la plupart combattant pour la première fois et ne connaissant point l'ennemi qu'ils avaient devant eux ? Maîtres du camp des Turcs, ils se répandent dans les tentes pour les piller, et bientôt le désordre est plus grand parmi les vainqueurs que parmi les vaincus. Les musulmans, s'apercevant qu'ils ne sont point poursuivis, reviennent de leur effroi, et se rallient à la voix de Saladin : la bataille recommence, et les croisés, dispersés dans la plaine et sur la colline, s'étonnent d'être de nouveau aux prises avec une année qu'ils croyaient avoir anéantie. S'il faut ajouter foi au récit des vieilles chroniques, un incident singulier vint augmenter le trouble des croisés, et fut cause de tous les malheurs de cette journée : un cheval arabe pris sur l'ennemi s'étant échappé au milieu de la mêlée, quelques soldats se mettent à le poursuivre ; on croit qu'ils fuient devant les musulmans ; le bruit se répand aussitôt que la garnison de Ptolémaïs a fait une sortie et que le camp des chrétiens est livré au pillage, que les infidèles sont partout victorieux. Dès lors les Francs ne combattent plus pour la victoire ni pour le butin, mais pour défendre leur vie ; la campagne est couverte de croisés qui fuient et jettent leurs armes. En vain leurs chefs les plus intrépides s'efforcent de les retenir et de les ramener au combat, les chefs sont eux-mêmes entraînés par la multitude éperdue. André de Brienne est renversé de son cheval en cherchant à rallier ses soldats. étendu à terre et couvert de blessures, il fait retentir l'air de gémissements : le danger qui le menace, ses cris déchirants, ne touchent point ses compagnons d'armes, ni son propre frère érard de Brienne, que rien ne pouvait arrêter dans leur fuite rapide, le marquis de Tyr, abandonné des siens, resté seul dans la mêlée, dut son salut à la généreuse bravoure de Guy de Lusignan. Gérard d'Avesnes avait perdu son cheval de bataille, et ne pouvait plus ni fuir ni combattre. Un jeune guerrier dont l'histoire ne dit point le nom, lui offrit alors son propre cheval, et chercha la mort dans les rangs ennemis, satisfait d'avoir sauvé la vie de son illustre chef, La milice du Temple, qui résista presque seule aux musulmans, perdit ses plus braves chevaliers ; le grand maître, tombé aux mains des musulmans, fut chargé de chaînes, et, le lendemain de la bataille, reçut la palme du martyre (10) dans la tente de Saladin. A la suite de ce combat désastreux et vers la fin de la journée, les Francs qui avaient échappé à la poursuite des infidèles, rentrèrent, au milieu de mille dangers, dans leur camp, de toutes parts menacé par une armée victorieuse.

Dans la plaine de Ptolémaïs, foulée pendant le combat par plus de deux cent mille guerriers, on ne vit plus le lendemain, pour nous servir d'une image orientale, que des oiseaux de proie et des loups attirés par l'odeur du carnage et de la mort. Les chrétiens n'osaient sortir de leurs retranchements ; la victoire elle-même ne put rassurer Saladin, qui pendant plusieurs heures avait vu fuir toute son armée. Le plus grand désordre régnait dans le camp des Turcs, qui avait été pillé par les esclaves. Les soldats et les émirs s'étaient mis à la poursuite de ces esclaves fugitifs ; chacun cherchait ses bagages ; tout le camp retentissait de plaintes. Au milieu de la confusion et du tumulte, le sultan ne put poursuivre l'avantage qu'il venait de remporter sur les Francs.

L'hiver approchait, et la plupart des émirs engagèrent Saladin à quitter les plaines de Ptolémaïs. Dans un conseil réuni par le sultan, ils lui représentèrent que l'armée affaiblie par les combats, et lui-même, tombé malade, avaient besoin de repos. On discuta longtemps, dit Emad-Eddin, tous les avis qui furent proposés, « comme on agite le lait pour en tirer le beurre » ; à la fin, on décida que l'armée irait camper sur la montagne de Karouba.

Les chrétiens, attribuant cette retraite à la crainte, sentirent se ranimer leur courage, et reprirent avec ardeur les travaux du siège. Restés maîtres de la plaine, ils étendirent leurs lignes sur toute la chaîne des collines qui entourent la plaine de Ptolémaïs. Le marquis de Montferrat avec ses troupes, les Vénitiens, les Pisans, et les croisés commandés par l'archevêque de Ravenne et par l'évêque de Pise, campaient vers le nord, et s'étendaient depuis la mer jusqu'à la route de Damas. Près du camp de Conrad, les hospitaliers avaient déployé leurs tentes dans un vallon qui leur appartenait avant la prise de Ptolémaïs par les musulmans. Les Génois occupaient la colline que les historiens contemporains appellent le mont « Musard. » Les Français et les Anglais, qui voyaient devant eux la Tour Maudite s'étaient placés au centre, sous les ordres des comtes de Dreux, de Blois, de Clermont, des archevêques de Besançon, de Cantorbéry. Près du camp des Français flottaient les étendards des Flamands que commandaient l'évêque de Cambrai et Raymond II, vicomte dé Turenne. Guy de Lusignan campait avec ses soldats et ses chevaliers sur la colline de Thuron ; cette partie du camp servait comme de citadelle et de quartier général à toute l'armée. Le roi de Jérusalem avait auprès de lui la reine Sibille, ses deux frères, Geoffroy et Aimar de Lusignan ; Homfroy de Thoron, l'époux de la seconde fille d'Amaury ; le patriarche Héraclius et le clergé de la ville sainte. Les chevaliers du Temple et la troupe de Jacques d'Avesnes avaient placé leurs quartiers entre la colline de Thuron et le Bélus, et gardaient le chemin qui conduit de Ptolémaïs à Jérusalem. Au midi du Bélus, on voyait les tentes des Allemands, des Danois et des Frisons : ces guerriers du Nord, commandés par le landgrave de Thuringe et le duc de Gueldre, bordaient la rade de Ptolémaïs et protégeaient le débarquement des chrétiens qui arrivaient d'Europe par la mer.

Tels étaient la disposition de l'armée devant Ptolémaïs et l'ordre qui fut conservé pendant tout le siège. Les chrétiens creusèrent des fossés au penchant des collines dont ils occupaient les hauteurs ; ils élevèrent autour de leurs quartiers de hautes murailles, et leur camp fut tellement fermé, dit un historien arabe, que les oiseaux pouvaient à peine y pénétrer. Tous les torrents qui tombaient des montagnes voisines avaient franchi leurs rivages, et couvraient la plaine de leurs eaux. Les croisés n'avaient plus à craindre d'être surpris par l'armée de Saladin, et poursuivaient sans relâche le siège de Ptolémaïs. Leurs machines battaient jour et nuit les remparts de la ville. La garnison opposait une résistance opiniâtre, mais elle ne pouvait se défendre longtemps sans le secours de l'armée musulmane. Chaque jour des pigeons qui portaient des billets sous leurs ailes, des plongeurs qui se jetaient à la mer, venaient avertir Saladin des dangers de Ptolémaïs.

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Ainsi se passa la saison des pluies. Aux approches du printemps, plusieurs princes musulmans de la Mésopotamie et de la Syrie vinrent se ranger avec leurs troupes sous les étendards du sultan. Alors Saladin quitta la montagne de Karouba, et son armée, descendant vers la plaine de Ptolémaïs, s'avança à la vue des chrétiens, les enseignes déployées, au bruit des cymbales et des trompettes. Les croisés eurent bientôt des combats à soutenir ; les fossés qu'ils avaient creusés furent souillés de leur sang et devinrent leurs propres sépulcres. L'espoir qu'ils avaient de s'emparer de la ville s'évanouit à l'aspect d'un ennemi formidable. Ils avaient construit, pendant l'hiver, trois tours roulantes semblables à celles que montait Godefroy de Bouillon à la prise de Jérusalem. Ces trois tours s'élevaient au-dessus des murailles de Ptolémaïs et menaçaient de renverser la ville. Mais, tandis que l'industrie guerrière des assiégeants augmentait ainsi leurs moyens d'attaque, un habitant de Damas, enfermé dans la place, leur opposait les inventions de son génie opiniâtre. Il avait composé un nouveau feu grégeois auquel rien ne pouvait résister, et, dans une bataille générale, au moment où les deux armées étaient aux prises, tout à coup les tours de bois des chrétiens furent consumées et réduites en cendres, comme si elles eussent été frappées par la foudre du ciel (11). A la vue de cet incendie, la consternation fut si grande dans l'armée chrétienne, que le landgrave de Thuringe crut que Dieu ne protégeait plus la cause des croisés et quitta le siège de Ptolémaïs pour retourner en Europe.

Saladin attaquait sans cesse les Francs et ne leur laissait point de repos. Toutes les fois que les chrétiens livraient un assaut à la ville, le bruit des cymbales et des tambours retentissait sur les remparts pour avertir les troupes musulmanes, qui volaient aux armes et venaient menacer le camp des croisés.

La rade de Ptolémaïs était souvent couverte de vaisseaux venus d'Europe et de navires musulmans sortis des ports de l'Egypte et de la Syrie. Les uns apportaient des secours à l'armée chrétienne, les autres à la ville. De loin on voyait s'élever dans les airs et se mêler ensemble les mâts surmontés de l'étendard de la croix, et les mâts qui portaient les drapeaux de Mahomet. Plusieurs fois les Francs et les Turcs furent témoins des combats que leurs flottes, chargées d'armes et de vivres, se livraient près du rivage ; la victoire ou la défaite apportaient tour à tour l'abondance ou la famine dans la ville ou dans le camp des chrétiens. A la vue d'une bataille navale, les guerriers de la croix et ceux de Saladin, frappant sur leurs boucliers, annonçaient par leurs cris leurs espérances ou leurs alarmes ; quelquefois même les deux armées s'ébranlaient, s'attaquaient dans la plaine pour assurer la victoire ou venger la défaite de ceux qui combattaient sur les flots.

Dans ces combats, les musulmans tendaient souvent des embûches aux chrétiens, et ne dédaignaient point d'employer tous les stratagèmes de la guerre. Les croisés, au contraire, n'avaient de confiance qu'en leur valeur et dans leurs armes. Un char, appelé « Standart » par Gauthier Vinisauf et par les Italiens « Caroccio, » sur lequel s'élevait une tour surmontée d'une croix et d'un drapeau blanc, leur servait de point de ralliement et les conduisait au milieu des batailles.

Quand l'armée s'ébranlait, l'ardeur du butin leur faisait bientôt abandonner leurs rangs ; leurs chefs, dont l'autorité était trop souvent méconnue, dans le tumulte des combats, devenaient eux-mêmes de simples soldats au milieu de la mêlée, et ne pouvaient opposer à l'ennemi que leur lance ou leur épée. Saladin, plus respecté des siens, commandait une année disciplinée, et profitait souvent du désordre et de la confusion des chrétiens, pour les combattre avec avantage et leur arracher la, victoire. Chaque bataille commençait au lever du jour ; les croisés étaient presque toujours victorieux jusqu'au milieu de la journée ; quelquefois ils avaient envahi et pillé les tentes des musulmans ; et le soir, lorsqu'ils revenaient chargés de dépouilles, leur camp se trouvait attaqué, envahi par l'armée de Saladin ou par la garnison de la place. Depuis que le sultan avait quitté la montagne de Karouba, une flotte égyptienne était entrée dans le port de Ptolémaïs. En même temps, Saladin avait reçu dans son camp son frère Malek-Adhel, qui lui amenait des troupes levées en Egypte. Ce double renfort donnait aux infidèles l'espérance de triompher des chrétiens; mais leur joie ne tarda pas à être troublée par les bruits qui se répandaient alors en Orient. On venait d'apprendre que l'empereur d'Allemagne avait quitté l'Europe à la tête d'une nombreuse armée, et qu'il s'avançait vers la Syrie (12). Saladin envoya des troupes au-devant d'un si redoutable ennemi, et plusieurs princes musulmans quittèrent l'armée du sultan pour aller défendre leurs états, menacés par les croises qui arrivaient d'Occident. Des ambassadeurs furent envoyés au calife de Bagdad, aux princes de l'Afrique et de l'Asie, aux puissances musulmanes de l'Espagne, pour les engager à réunir leurs efforts contre les ennemis de l'islamisme. Dans une des lettres qu'il écrivait au calife, Saladin exprimait ses alarmes sur l'invasion continuelle des Francs :
« Non-seulement, dit-il, le pape de Rome a de sa propre autorité restreint les chrétiens dans le boire et le manger, mais encore il a menacé d'excommunication quiconque ne marcherait pas dans un esprit de piété à la délivrance de Jérusalem. Il promet de partir lui-même au printemps prochain avec une grande multitude. Si la chose est ainsi, tous les chrétiens, hommes, femmes et enfants, voudront le suivre, et alors, nous verrons accourir tous ceux qui croient au Dieu engendré. »

Tandis que les musulmans imploraient ainsi des secours, les croisés demandaient chaque jour à grands cris qu'on les conduisit au combat. Dans leur impatience, ils craignaient que les Allemands ne vinssent partager avec eux la conquête de Ptolémaïs. La multitude presse les chefs de donner le signal de la bataille et de déployer les enseignes victorieuses de la croix. Les chefs, qui ne jugeaient point l'occasion favorable, cherchent par leurs discours à calmer cette ardeur imprudente ; le clergé fait parler le ciel pour ramener les soldats à la discipline. Mais tous les efforts des ecclésiastiques et des princes sont inutiles. Le plus grand nombre des pèlerins méprisent à la fois les conseils de la prudence humaine et les menaces de la colère divine. Le jour de la fête de saint Jacques, la révolte et la violence ouvrent toutes les portes du camp, et bientôt la plaine est couverte d'une foule innombrable que les auteurs arabes comparent à celle qui s'assemblera dans la vallée de Josaphat au dernier jugement. Cette multitude impétueuse, se précipitant contre les musulmans, pénètre jusqu'au milieu de leur camp, et, dans l'ivresse de son triomphe, croit avoir mis en fuite tous les ennemis de Jésus-Christ. Mais, tandis qu'elle se laisse emporter par l'ardeur du butin, les musulmans, d'abord saisis d'effroi, ont le temps de se rallier, et viennent surprendre les vainqueurs qui pillaient la tente du frère de Saladin. Comme la plupart des croisés avaient jeté leurs armes, ils ne peuvent opposer aucune résistance et sont frappés d'une terreur semblable à celle qu'ils avaient inspirée à leurs ennemis. Tous ceux qui s'étaient montrés les plus ardents au pillage, perdent la vie avec les dépouilles dont ils étaient chargés, et sont égorgés sans défense dans les tentes mêmes qu'ils venaient d'envahir.

« Les ennemis de Dieu (nous nous servons des expressions de Boha-Eddin) osèrent entrer dans le camp des lions de l'islamisme ; mais ils éprouvèrent les effets terribles de la colère divine : ils tombèrent sous le fer des musulmans comme les feuilles tombent en automne sous les coups de la tempête. La terre fut couverte de leurs cadavres amoncelés les uns sur les autres, semblables à des branches abattues qui remplissent les vallées et les collines dans une forêt qu'on a coupée. »

Un autre historien arabe parle ainsi de cette sanglante bataille : « Les chrétiens tombèrent sous le fer des vainqueurs, comme les méchants tomberont au dernier jour dans la demeure du feu. Neuf rangs de morts couvraient le terrain qui s'étend entre la colline et la mer, et chaque rang était de mille guerriers. »

Tandis que les chrétiens étaient vaincus et dispersés par l'armée de Saladin, la garnison de Ptolémaïs fit une sortie, pénétra dans leur camp, et emmena avec elle un grand nombre de femmes et d'enfants restés sans défense. Les croisés, que la nuit avait sauvés de la poursuite du vainqueur, rentrèrent dans leurs retranchements, en déplorant leur double défaite. La vue de leurs tentes dépouillées, les pertes qu'ils venaient de faire, abattirent leur courage. Bientôt ils apprirent la mort de Frédéric Barberousse et les désastres éprouvés par les Allemands. Les deux armées se préparaient l'une à la défense, l'autre à l'attaque, lorsque cette nouvelle leur arriva. On resta toute la journée sans combattre, les musulmans se livrant à la joie, les chrétiens à la douleur. Dans leur désespoir, les chefs des pèlerins ne songeaient plus qu'à retourner en Europe, et, pour assurer leur départ, ils cherchaient à obtenir de Saladin la paix à tout prix, lorsqu'une flotte parut dans la rade de Ptolémaïs et débarqua un grand nombre de Français, d'Anglais, d'Italiens, conduits par Henri, comte de Champagne.
Alors l'espérance fut rendue à l'armée des croisés ; les chrétiens se trouvèrent de nouveau maîtres de la mer, et purent à leur tour faire trembler Saladin, qui se retira une seconde fois sur les hauteurs de Karouba. Leurs attaques recommencèrent contre la ville ; le comte de Champagne, appelé par les auteurs arabes le grand comte, avait ranimé le courage des soldats de la croix ; il fit construire des béliers d'une grandeur prodigieuse, et deux énormes tours composées de bois, d'acier, de fer et d'airain, qui lui coûtèrent quinze cents pièces d'or. Tandis que ces machines formidables menaçaient les remparts, les croisés montèrent plusieurs fois à l'assaut, et plusieurs fois furent sur le point d'arborer l'étendard des chrétiens sur les murs des infidèles.
Les musulmans enfermés dans la ville supportaient les horreurs d'un long siège avec une constance héroïque. Les émirs Karacoush et Hossam-Eddin relevaient sans cesse le courage des soldats. Vigilants, présents partout, employant tantôt la force, tantôt la ruse, ils ne laissaient échapper aucune occasion de surprendre les chrétiens et de faire échouer leurs entreprises. Les musulmans brûlèrent toutes les machines des assiégeants et firent plusieurs sorties dans lesquelles ils repoussèrent les croisés jusque dans leur camp.
La garnison recevait chaque jour des renforts et des secours par la mer : tantôt des barques côtoyaient le rivage et se jetaient dans le port de Ptolémaïs à la faveur des ténèbres ; tantôt des vaisseaux partis de Beyrouth et montés par des musulmans habillés à la franque, arboraient le drapeau blanc avec une croix rouge, et trompaient ainsi la vigilance des assiégeants. Les croisés, pour empêcher toute communication entre la ville et la mer, résolurent de s'emparer de la Tour des Mouches qui dominait le port de Ptolémaïs. Le duc d'Autriche fut chargé de cette expédition périlleuse. Un vaisseau sur lequel on avait placé une tour de bois, s'avança vers le fort qu'on voulait attaquer, tandis qu'une barque remplie de matières combustibles auxquelles on avait mis le feu fut lancée dans le port pour brûler les vaisseaux musulmans. Tout semblait annoncer le succès de cette tentative hardie ; mais le vent qui changea tout à coup, poussa le bateau embrasé vers la tour de bois des chrétiens, qu'on vit bientôt consumée par les flammes. Le duc d'Autriche, suivi des plus braves de ses guerriers, était déjà monté, l'épée à la main, dans la tour des infidèles. A la vue de l'incendie qui dévorait le vaisseau sur lequel il était arrivé, il se jeta à la mer, couvert de son sang et de celui des musulmans, et regagna presque seul le rivage.

Pendant que le duc d'Autriche attaquait la « Tour des Mouches, » l'armée chrétienne était sortie de son camp pour livrer un assaut à la ville. Les assiégeants firent sans succès des prodiges de valeur, et furent bientôt obligés de venir défendre leurs tentes, livrées aux flammes et au pillage par l'armée de Saladin.

Les restes de l'armée Allemande arrive à Saint-Jean-D'Acre

Ce fut au milieu de cette double défaite, que Frédéric, duc de Souabe, parut sous les murs de Ptolémaïs. Lorsqu'on avait, appris dans la Palestine la marche des Allemands à travers l'Asie Mineure, la renommée annonçait partout leurs victoires ; les chrétiens étaient remplis de confiance et d'ardeur ; mais, lorsqu'on vit le petit nombre de ceux qui avaient survécu à leurs compagnons, lorsqu'on les vit arriver, la plupart exténués de faim, couverts de lambeaux, l'aspect de leur misère, leurs récits lamentables, durent remplir tous les coeurs des plus tristes pressentiments.

Frédéric voulut signaler son arrivée par un combat livré aux musulmans. Les chrétiens, disent les auteurs arabes, sortirent de leur camp, semblables à des fourmis qui courent au butin, et couvrirent les vallées et les collines. Ils vinrent attaquer les avant-postes de l'année musulmane qui gardaient les hauteurs d'Aidhia ; mais leurs bataillons ne purent ébranler les rangs des infidèles. Après avoir plusieurs fois renouvelé leurs attaques intrépides, accablés de fatigue et perdant l'espoir de triompher de leurs ennemis, ils rentrèrent dans leur camp, où la disette qui commençait à se faire sentir, ne leur permettait point de réparer leurs forces épuisées (13).

Chaque chef, au milieu de cette multitude de croisés, était chargé de nourrir la troupe qu'il commandait, et n'avait jamais de vivres pour une semaine. Une foule de pèlerins ne reconnaissaient point de chefs, et n'avaient apporté en Syrie que le bâton et la panetière du pèlerinage. Lorsqu'il arrivait une flotte, les guerriers chrétiens étaient dans l'abondance ; et, lorsqu'il ne leur, arrivait point de vaisseaux, ils manquaient des choses les plus nécessaires à la vie. A mesure que l'hiver approchait et que la mer devenait plus orageuse, la disette se faisait sentir davantage.

Les croisés n'attendaient plus aucun secours de l'Occident, et n'avaient plus d'espoir que dans leurs armes. Ils sortaient chaque jour de leur camp pour attaquer les musulmans et se procurer des vivres. Dans une de leurs excursions, ils pénétrèrent jusqu'aux montagnes voisines de Karouba, où campait Saladin ; mais les plus braves d'entre eux tombèrent entre les mains des infidèles, et leur valeur toujours malheureuse ne put les sauver de la famine, dont les ravages s'accroissaient chaque jour. Une charge de farine, qui pesait deux cent cinquante livres, se vendait jusqu'à quatre-vingts écus, somme exorbitante que les princes même ne pouvaient payer. Le conseil des chefs voulut fixer le prix des provisions apportées au camp. Alors ceux qui avaient des vivres les cachèrent dans la terre, et la disette s'accrut par les mesures mêmes qu'on avait prises pour la faire cesser. Des cavaliers pressés par la faim tuèrent leurs chevaux ; on vendait les intestins d'un cheval ou d'une bête de somme jusqu'à dix sous d'or ; ceux à qui les plus vils aliments restaient pour dernière ressource, en vinrent jusqu'à se cacher pour faire leur misérable repas, devenu un objet d'envie. Des seigneurs, accoutumés aux délices de la vie, dévorèrent les herbes sauvages et recherchèrent avec avidité des plantes et des racines qu'ils n'auraient jamais crues pouvoir servir à l'usage de l'homme. Des croisés erraient dans le camp et autour du camp, comme des animaux qui cherchent leur pâture, et l'on vit des gentilshommes qui n'avaient pas de quoi acheter du pain, en dérober publiquement. Enfin ce qui achève de peindre les horreurs du fléau qui désolait l'armée chrétienne, plusieurs soldats de la croix s'enfuirent chez les musulmans ; les uns embrassèrent l'islamisme, pour obtenir quelque secours dans leurs misères ; les autres, montés sur des vaisseaux musulmans, et bravant les périls d'une mer orageuse, allèrent piller l'île de Chypre et les côtes de Syrie.

Mort de Frédéric, duc de Souabe

L'hiver avait commencé ; les eaux couvraient la plaine, et la multitude des croisés restait entassée pêle-mêle sur les collines. Les cadavres, abandonnés sur le rivage ou jetés dans les torrents, exhalaient une odeur pestilentielle. Bientôt les maladies contagieuses se joignirent aux horreurs de la famine. Le camp des chrétiens fut rempli de deuil et de funérailles ; on enterrait chaque jour deux ou trois Cents pèlerins. Plusieurs des plus illustres chefs de l'armée trouvèrent dans la contagion la mort qu'ils avaient souvent cherchée, sur le champ de bataillé. Frédéric, duc de Souabe, échappé à tous les périls de la guerre, mourut dans sa tente de misère et de maladie. Ses malheureux compagnons d'armes, donnant des larmes à son trépas, errèrent longtemps, selon l'expression d'une vieille chronique, « comme des brebis sans pasteur. » Ils allèrent à Caifas ; ils revinrent au camp de Ptolémaïs ; plusieurs périrent de faim, et ceux qui restaient, désespérant de la cause des chrétiens, pour laquelle ils avaient souffert tant de maux, retournèrent en Occident.

Mort de Sibille, femme de Guy de Lusignan

Pour comble de malheur, Sibille, femme de Guy de Lusignan, mourut avec ses deux enfants, et sa mort jeta la discorde parmi les croisés. Isabelle, seconde fille d'Amaury et soeur de la reine Sibille, était l'héritière du trône de Jérusalem. Conrad, maître de Tyr, que le chroniqueur Gauthier Vinisauf (14) compare à Sinon pour la duplicité, à Ulysse pour l'éloquence, à Mithridate pour sa facilité à parler diverses langues, eut tout à coup l'ambition de régner sur la Palestine, et résolut d'épouser Isabelle, déjà mariée à Homfroy de Thoron. Il fallait faire casser le mariage de cette princesse, et, pour y amener les esprits, il flatta le peuple, il caressa les grands, il prodigua les dons et les promesses. En vain l'archevêque de Cantorbéry lui opposa les lois de la religion et le menaça des foudres de l'église ; un conseil d'ecclésiastiques cassa le mariage de Homfroy de Thoron, et l'héritière du royaume devint l'épouse de Conrad, à qui on reprocha, dans l'armée chrétienne, d'avoir deux femmes vivantes, l'une en Syrie, l'autre à Constantinople.

Conrad, ouvertement bigame

Un si grand scandale n'apaisa point les querelles. Guy de Lusignan ne cessa de réclamer ses droits à la couronne. Les croisés, mourant de faim, en proie aux maladies contagieuses, à tous les fléaux de la guerre, ne s'occupèrent plus, dans leur camp, que des prétentions des deux princes rivaux. Les uns étaient touchés des malheurs de Lusignan, et se déclaraient pour sa cause ; les autres admiraient la bravoure de Conrad, et pensaient que le royaume de Jérusalem avait besoin d'un maître qui sût le défendre. On reprochait à Guy de Lusignan d'avoir préparé la puissance de Saladin ; on louait au contraire le marquis de Tyr d'avoir sauvé les seules villes qui restassent aux Francs.

Les dissensions passèrent des chefs aux soldats ; on allait s'égorger pour savoir à qui appartiendraient un sceptre brisé et le vain titre de roi. Les évêques calmèrent enfin les esprits, et déterminèrent les deux partis à remettre cette affaire au jugement de Richard et de Philippe, dont on attendait la prochaine arrivée.

La Sicile en proie à une guerre de succession

Ces deux monarques, partis de Gènes et de Marseille, s'étaient d'abord rendus à Messine (15). A leur arrivée, Guillaume II venait de mourir au milieu des préparatifs de la guerre sainte, et sa succession avait allumé la guerre entre la Sicile et l'empire germanique. Constance, héritière de Guillaume, avait épousé Henri VI, roi des Romains, et l'avait chargé de défendre son héritage ; mais le frère naturel de Constance, Tancrède ; aimé de la noblesse et du peuple, avait usurpé le trône de sa soeur et s'y maintenait par la force des armes. Déjà des troupes allemandes, pour soutenir les droits de Constance, ravageaient la Pouilles, triste prélude des fléaux qui fondirent plus tard sur ce malheureux royaume et dont le douloureux récit se mêlera bientôt à l'histoire d'une autre croisade.

L'approche des princes croisés alarma Tancrède, mal affermi dans son autorité. Il craignait dans Philippe un allié de l'empereur d'Allemagne, et dans Richard, le frère de la reine Jeanne, veuve de Guillaume, qu'il avait maltraitée et qu'il retenait en prison. Ne pouvant les combattre, il entreprit de les désarmer par ses caresses obséquieuses. Il réussit d'abord au delà de ses espérances auprès de Philippe ; il eut beaucoup plus de peine à calmer Richard, qui, dès les premiers jours de son arrivée, réclama avec hauteur la dot de Jeanne et s'empara de deux forts qui dominaient Messine. Bientôt les Anglais se trouvèrent aux prises avec les sujets de Tancrède, et l'étendard du roi d'Angleterre fut arboré dans la capitale même de la Sicile. Par cet acte de violence et d'autorité, Richard faisait outrage à Philippe, dont il était le vassal. Le roi de France donna des ordres pour faire disparaître le drapeau des Anglais ; l'impétueux Richard obéit en frémissant. Cette soumission, quoiqu'elle fût accompagnée de menaces, parut apaiser Philippe et mit fin à la guerre ; dès lors Richard se rapprocha de Tancrède, qui chercha à faire naître des soupçons sur la loyauté du roi de France, et, pour s'assurer la paix, jeta la division parmi les croisés.

Une énième discorde naquit entre les deux rois Francs

Les deux rois s'accusèrent tour à tour de trahison et de perfidie ; les Français et les Anglais s'associèrent à la haine de leurs monarques. Au milieu de ces divisions, Philippe pressa Richard d'épouser la princesse Alix, qui lui était promise en mariage ; mais les circonstances avaient changé, et le roi d'Angleterre rejeta avec mépris une soeur du roi de France qu'il avait recherchée lui-même et pour laquelle il avait fait la guerre à son père.

Depuis longtemps éléonore de Guyenne, qui n'avait cessé d'être la reine des Français que pour devenir leur implacable ennemie, cherchait à détourner Richard de ce mariage exigé par Philippe. Voulant achever son ouvrage et jeter pour jamais la division entre les deux rois, elle amenait en Sicile Bérengère, fille de don Sanche de Navarre, qu'elle devait faire épouser au roi d'Angleterre. La nouvelle de son arrivée augmenta les soupçons de Philippe et fut encore pour lui un sujet de plaintes. La guerre était sur le point d'éclater ; quelques hommes sages et pieux s'interposèrent ; les deux rois firent de nouveaux serments et formèrent une nouvelle alliance. La discorde fut un moment étouffée ; mais on devait se défier d'une amitié qui avait besoin d'être jurée aussi souvent, et d'une paix pour laquelle on faisait chaque jour un traité.
Richard, qui venait de faire la guerre à des croisés, se livra tout à coup aux excès du repentir et de la pénitence : « Il fit assembler dans une chapelle les évêques qui l'avaient accompagné, se présenta devant eux en chemise, et, tenant à la main, dit un historien anglais (16), « trois paquets de verges flexibles, » se jeta à leurs genoux, leur confessa ses péchés, écouta leurs remontrances, et se soumit avec docilité à la flagellation qu'avait subie, devant Pilate, le Sauveur du monde. »
Quelque temps après cette cérémonie singulière, comme son esprit était naturellement enclin à la superstition, il eût le désir d'entendre l'abbé Joachim, qui vivait retiré dans les montagnes de la Calabre et qui passait pour un prophète (17).

Bans un voyage de Jérusalem, ce solitaire avait, disait-on, reçu de Jésus-Christ la faculté d'expliquer l'Apocalypse, et d'y lire, comme dans une histoire fidèle, tout ce qui devait se passer sur la terre. Sur l'invitation du roi d'Angleterre, il quitta sa retraite et se rendit à Messine, précédé du bruit de ses visions et de ses miracles. L'austérité de ses moeurs, la singularité de ses manières, l'obscurité mystique de ses discours, lui attirèrent d'abord la confiance et la vénération des croisés. On l'interrogea sur l'issue de la guerre qu'on allait faire en Palestine ; il prédit aux croisés que Jérusalem serait délivrée sept ans après la conquête de Saladin.
« Pourquoi donc, lui dit Richard, sommes-nous venus sitôt ?
- Votre arrivée, répliqua Joachim, est fort nécessaire ; Dieu vous donnera la victoire sur ses ennemis, et rendra votre nom célèbre sur tous les princes de la terre » (18).


Cette explication, qui ne flattait point la passion et l'impatience des croisés, ne pouvait satisfaire l'amour-propre de Richard. Philippe fut peu frappé d'une prédiction qui se trouva d'ailleurs démentie par l'événement, et il ne songea plus qu'à affronter Saladin, ce vainqueur si redoutable, dans lequel l'abbé Joachim voyait une des sept têtes du dragon de l'Apocalypse. Dès que le printemps eut rendu la mer navigable, il s'embarqua pour la Palestine.

Philippe arrive à Saint-Jean-D'Arcre

Il y fut reçu comme l'ange du Seigneur : sa présence ranima la valeur et l'espérance des chrétiens, qui depuis deux ans assiégeaient Ptolémaïs. Les Français placèrent leur quartier à la portée dû trait de l'ennemi ; et, dès qu'ils eurent déployé leurs tentes, ils s'occupèrent de livrer un assaut. Ils auraient pu, dit-on, se rendre maîtres de la ville ; mais Philippe, inspiré par un esprit chevaleresque bien plus que par une sage politique, voulut que Richard fût présent à cette première conquête. Cette généreuse condescendance devint funeste aux entreprises des chrétiens, et donna le temps aux assiégés de recevoir des secours.

Saladin avait passé l'hiver sur la montagne de Karouba ; les fatigues, les combats, la disette et les maladies avaient affaibli son armée, il était affaibli lui-même par un mal que les médecins ne pouvaient guérir, et qui, plusieurs fois, l'avait empêché de suivre ses guerriers sur le champ de bataille. Lorsqu'il apprit l'arrivée de deux puissants monarques chrétiens, il sollicita de nouveau, par ses ambassadeurs, les secours des princes musulmans. Dans toutes les mosquées on fit des prières pour le triomphe de ses armes et la délivrance de l'islamisme ; dans toutes les villes les imans exhortaient les peuples à s'armer contre les ennemis de Mahomet : « D'innombrables légions de chrétiens, disaient-ils, sont venues des pays situés au delà de Constantinople, pour nous enlever les conquêtes qui avaient réjoui les disciples du Coran, et pour nous disputer une terre où les compagnons d'Omar avaient planté l'étendard du prophète. N'épargnez ni votre vie ni vos richesses pour les vaincre. Vos marches contre les infidèles, vos périls, vos blessures, tout, jusqu'au passage du torrent, est écrit dans le livre de Dieu. La soif, la faim, la fatigue, la mort même, deviendront pour vous des trésors dans le ciel, et vous ouvriront les jardins et les bocages délicieux du paradis. En quelque lieu que vous soyez, la mort vous surprendra : ni vos maisons ni vos tours élevées ne vous défendront contre ses coups. Quelques-uns d'entre vous ont dit : N'allons point chercher les combats pendant les chaleurs de l'été et les rigueurs de l'hiver; mais l'enfer sera plus terrible que les rigueurs de l'hiver et que les chaleurs de l'été. Allez donc combattre vos ennemis dans une guerre entreprise pour la religion : la victoire ou le paradis vous attendent ; craignez Dieu plus que les infidèles. C'est Saladin qui vous appelle sous ses drapeaux : Saladin est l'ami du prophète, comme le prophète est l'ami de Dieu. Si vous n'obéissez, vos familles seront chassées de la Syrie, et Dieu mettra à votre place d'autres peuples meilleurs que vous. Jérusalem, la soeur de Médine et de la Mecque, retombera au pouvoir des idolâtres qui donnent un fils, un compagnon, un égal au Très-Haut, et veulent éteindre les lumières de Dieu. Armez-vous donc du bouclier de la victoire ; dispersez les enfants du feu, les fils de l'enfer que la mer a vomis sur nos rivages, et rappelez-vous ces paroles du Coran : Celui qui abandonnera ses foyers pour défendre la religion sainte, trouvera l'abondance et un grand nombre de compagnons. »

Animés par ces discours, les musulmans volèrent aux armes, et de toutes parts ils accoururent dans le camp de Saladin, qu'ils regardaient comme le bras de la victoire et le fils chéri du prophète.

Pendant ce temps-là, Richard était retardé dans sa marche par des intérêts étrangers à la croisade. Tandis que son rival l'attendait pour prendre une ville sur les Turcs et voulait tout partager avec lui, jusqu'à la gloire, il se rendait maître d'un royaume, et le retenait pour lui-même.

En sortant du port de Messine, la flotte anglaise fut dispersée par une violente tempête ; trois vaisseaux périrent sur les côtes de Chypre ; les malheureux échappes au naufrage furent maltraités par les habitants et jetés dans les fers ; un navire qui portait Bérengère de Navarre et Jeanne, reine de Sicile, s'étant présenté devant Limassol, ne put obtenir l'entrée du port. Peu de temps après, Richard arrive avec sa flotte qu'il avait réunie : il éprouve lui-même un refus outrageant. Isaac, de la famille des Comnènes, qui, pendant les troubles de Constantinople, s'était emparé de l'Ile de Chypre, et la gouvernait sous le titre fastueux d'empereur, osa menacer le roi d'Angleterre.

Richard porte la guerre sur l'île de Chypre

Ces menaces devinrent le signal de la guerre, et de part et d'autre on courut aux armes. Isaac ne put résister au premier choc des Anglais ; ses troupes furent battues et dispersées ; ses villes ouvrirent leurs portes aux vainqueurs ; l'empereur de Chypre tomba lui-même au pouvoir de Richard, qui, pour insulter à sa vanité et à son avarice, le fit charger de chaînes d'argent. Le roi d'Angleterre, après avoir délivré les habitants de Chypre d'un maitre qu'ils appelaient un tyran, leur fit payer ce service de la moitié de leurs biens, et prit possession de l'Ile, qui fut érigée en royaume et qui resta plus de trois cents ans sous la domination des Latins.

Ce fut dans cette île, au sein même de sa victoire, et dans le voisinage de l'ancienne Amathonte, que Richard célébra son mariage avec Bérengère de Navarre ; il partit ensuite pour la Palestine, traînant après lui Isaac, et la fille de ce malheureux prince, dans laquelle, dit-on, la nouvelle reine trouva une dangereuse rivale. Avant d'arriver sur les côtes de Syrie, il rencontra un vaisseau musulman monté par des guerriers intrépides et chargé de toutes sortes de provisions de guerre. A la suite d'un combat meurtrier, le vaisseau disparut, englouti dans les flots, et la nouvelle de cette victoire précéda Richard au camp des chrétiens. Son arrivée fut célébrée par des feux de joie allumés dans la campagne de Ptolémaïs (19).

Richard et Philippe en ordre de bataille

Lorsque les Anglais eurent réuni leurs forces à celles de l'armée chrétienne, la ville assiégée vit devant ses murs tout ce que l'Europe avait d'illustres capitaines et de vaillants guerriers. Les tentes des Francs couvraient une vaste plaine, et leur armée présentait le plus imposant spectacle : en voyant sur le rivage de la mer, d'un côté les tours et les murs de Ptolémaïs, de l'autre le camp des chrétiens, où l'on avait bâti des maisons, tracé des rues, élevé des forteresses, on aurait dit deux cités rivales qui s'étaient déclaré la guerre.

La présence des deux monarques jeta l'inquiétude et l'effroi parmi les musulmans. Le roi de France passait en Orient pour un des princes les plus illustres de la chrétienté ; les musulmans se disaient entre eux que le roi d'Angleterre surpassait les autres princes chrétiens par son courage et par l'activité de son génie. Richard et Philippe se témoignèrent d'abord une amitié réciproque, et toute l'armée, à leur exemple, parut avoir oublié ses anciennes divisions.

Si cet accord avait pu subsister quelque temps, les chrétiens auraient facilement triomphé de leurs ennemis ; mais quelle union pouvait résister aux souvenirs du passé et aux motifs de rivalité que chaque jour faisait naître ? On célébrait sans cesse dans le camp la conquête de l'île de Chypre, et les louanges données à Richard importunaient Philippe-Auguste, qui réclamait en vain la moitié du pays conquis, d'après les conditions du traité de Vézelay. L'armée de Richard était beaucoup plus nombreuse que celle de Philippe ; et, comme le premier avait épuisé son royaume avant de s'embarquer, son trésor se trouvait plus considérable que celui du roi de France. Philippe, à son arrivée, avait promis trois écus d'or par mois aux chevaliers qui étaient sans solde, et tous louaient sa générosité ; Richard leur promit quatre pièces d'or, et fit oublier les bienfaits du monarque français. Philippe ne pouvait voir sans jalousie qu'un prince, qui était son vassal, eût plus de crédit que lui sur l'armée, et Richard dédaignait d'obéir à un souverain qu'il surpassait en puissance et peut-être en bravoure.

Cependant les travaux du siège se poursuivaient sans relâche : on dressait des machines, on livrait chaque jour des assauts ; mais rarement les Français et les Anglais combattaient ensemble, et chaque combat devenait un sujet de discorde ; car les croisés restés au camp reprochaient à ceux qui avaient combattu de n'avoir pas triomphé de l'ennemi, et ceux-ci reprochaient aux autres de ne les avoir pas secourus dans le péril.

Les débats occasionnés par les prétentions au trône de Jérusalem se renouvelèrent alors avec plus de fureur. Philippe, à son arrivée, s'était déclaré pour Conrad : ce fut une raison pour que Richard se déclarât pour Guy de Lusignan. L'armée chrétienne fut remplie de troubles et divisée de nouveau en deux partis. On voyait d'un côté les Français, les Allemands, les templiers, les Génois; de l'autre, les Anglais, les Pisans, les hospitaliers. Au milieu de ces dissensions, Conrad se retira dans la ville de Tyr, et montra qu'il ne voulait faire aucun sacrifice à l'union des chrétiens.

Le roi d'Angleterre et le roi de France étaient tombés malades à leur arrivée au camp de Ptolémaïs. Cette circonstance malheureuse ralentit un moment les progrès du siège, et rendit quelque espérance aux assiégés. Philippe ne resta que quelques jours dans sa tente, et ne tarda pas à monter à cheval pour encourager les combattants par sa présence ; Richard, dont la maladie était plus grave, se montrait impatient de combattre, et cette impatience, dit son historien, le tourmentait plus que la fièvre qui brûlait son sang.

Pendant leur maladie, Philippe et Richard avaient envoyé des députés à Saladin, et l'histoire se plaît à remarquer les procédés généreux, les recherches de politesse qui accompagnèrent les négociations entre des souverains qui se faisaient la guerre. Saladin, au rapport de Bromton, offrait aux rois chrétiens des fruits de Damas, et ceux-ci donnaient en présent au prince musulman des bijoux et des joyaux. Ces manières, inconnues jusqu'alors, présentaient un étrange contraste avec l'animosité barbare des combattants. Aussi la multitude des croisés ne pouvait s'expliquer ces relations qui causaient sa surprise, et, dans l'état de trouble et d'agitation où se trouvaient les esprits, on se montra plus disposé à croire à la perfidie et à la trahison qu'à la générosité. Les partisans de Richard accusèrent Philippe, et ceux de Philippe reprochèrent à Richard d'entretenir de coupables intelligences avec les musulmans. Le roi de France répondait à ces accusations en livrant chaque jour des combats aux Turcs, et le roi d'Angleterre, toujours malade, se faisait souvent porter au pied des remparts de la, ville, pour exciter, par son exemple l'ardeur des assiégeants.

Cependant les périls de l'armée, la gloire de la religion, l'intérêt de la croisade, étouffèrent un moment la voix des factions, et persuadèrent aux croisés de se réunir contre l'ennemi commun. Après de longues discussions, on décida que Guy de Lusignan conserverait le titre de roi pendant sa vie, et que Conrad et ses descendants lui succéderaient au royaume de Jérusalem (20). On convint en même temps que, lorsque l'un des deux monarques attaquerait la ville, l'autre veillerait à la sûreté du camp et contiendrait l'armée de Saladin. Cette convention rétablit l'harmonie; les guerriers chrétiens, qui avaient été sur le point de prendre les armes les uns contre les autres, ne se disputèrent plus que la gloire de vaincre les infidèles.

Le siège fut repris avec une nouvelle ardeur ; mais les assiégés avaient employé à fortifier la ville le temps que les croisés venaient de perdre en de vaines disputes. Ceux-ci, lorsqu'ils se présentèrent devant les murailles, trouvèrent une résistance à laquelle ils ne s'attendaient point. L'armée de Saladin secondait sans cesse les efforts des assiégés, en attaquant l'armée chrétienne. Dès le lever du jour, le bruit des cymbales et des trompettes, signal du combat, retentissait dans le camp des Turcs et sur les remparts de Ptolémaïs; Saladin stimulait ses soldats par sa présence ; son frère, Malek-Adhel, donnait l'exemple de la bravoure à tous les émirs. Plusieurs grandes batailles furent livrées au pied des collines où campaient les chrétiens. Deux fois les croisés tentèrent un assaut général, et deux fois ils furent obligés de revenir sur leurs pas pour défendre leur camp, menacé par Saladin.

Dans une de ces attaques, un chevalier défendit seul une des portes du camp contre une foule de musulmans. Les auteurs arabes comparent ce chevalier à un démon animé par tous les feux de l'enfer. Une énorme cuirasse le couvrait tout entier; les flèches, les pierres, les coups de lance, ne pouvaient l'atteindre ; toux ceux qui l'approchaient recevaient la mort, et lui seul, au milieu des ennemis, tout hérissé de javelots, semblait n'avoir rien à redouter. Ce brave guerrier ne put être mis hors de combat que par le feu grégeois jeté sur sa tète ; dévoré par les flammes, il périt, semblable à ces machines énormes des chrétiens que les assiégés avaient brûlées sous les murailles de la ville (21).

Chaque jour les croisés redoublaient d'efforts, et tour à tour repoussaient l'armée de Saladin ou menaçaient la ville de Ptolémaïs. Dans un de leurs assauts, on les vit combler les fossés de la place avec leurs chevaux morts et les cadavres de leurs compagnons tombés sous le fer de l'ennemi ou moissonnés par les maladies, Les assiégés relevaient les morts entassés sous leurs murailles par les chrétiens, et les rejetaient en lambeaux sur le bord des fossés, où le glaive des combats frappait sans cesse de nouvelles victimes. Ni le spectacle de la mort, ni les obstacles, ni les fatigues, rien ne pouvait arrêter les chrétiens. Lorsque leurs tours de bois et leurs béliers étaient réduits en cendres, ils creusaient la terre et s'avançaient, par des chemins souterrains, jusque sous les fondements des remparts. Chaque jour ils employaient un nouveau moyen, de nouvelles machines pour battre la place. Un historien arabe rapporte qu'ils élevèrent auprès de leur camp une colline de terre d'une hauteur prodigieuse ; en jetant sans cesse la terre devant eux, ils firent avancer peu à peu cette montagne vers les remparts de la ville. Elle n'en était plus séparée que par la moitié de la distance que parcourt une flèche ; les assiégés sortirent de la place, et se précipitèrent au-devant de cette masse énorme qui s'approchait chaque jour et menaçait leurs murailles. Armés de glaives, de pioches, de pelles, ils combattirent ceux qui la faisaient mouvoir, et ne purent l'arrêter qu'en creusant de vastes fossés sur son passage.

Meschtoub, commandant la ville offrit à Philippe Saint-Jean-D'Acre

Les Français se distinguaient parmi tous les guerriers chrétiens, et dirigeaient leurs attaques sur la Tour Maudite, à l'est de la ville. Déjà elle commençait à s'ébranler, et devait bientôt offrir aux assaillants un chemin pour entrer dans la place. La guerre, les maladies, la disette, avaient affaibli la garnison ; la ville manquait de vivres, de munitions de guerre et de feu grégeois ; les guerriers, qui avaient résisté à toutes les fatigues, tombaient dans le découragement ; le peuple murmurait contre Saladin et contre les émirs. Dans cette extrémité, le commandant de la ville, appelé Meschtoub, se rendit à la tente de Philippe-Auguste et lui dit : « Il y a quatre années que nous sommes maîtres de Ptolémaïs. Lorsque les musulmans y entrèrent, ils laissèrent à tous les habitants la liberté de se transporter partout où ils voudraient avec leurs familles : nous vous offrons aujourd'hui de vous rendre la ville, et nous ne vous demandons que les conditions que nous avons accordées aux chrétiens. »
Le roi de France, après avoir assemblé les principaux chefs de l'armée, répondit que les croisés ne consentiraient point à épargner les habitants et la garnison de Ptolémaïs, si les musulmans ne rendaient Jérusalem et toutes les villes chrétiennes tombées en leur pouvoir depuis la bataille de Tibériade. Le chef des émirs, irrité de ce refus, se retira en jurant par Mahomet de s'ensevelir sous les ruines de la ville ; nos derniers efforts seront terribles, s'écria-t-il, et, « lorsque l'ange Redouan conduira un de nous en paradis, le sinistre Malek en précipitera cinquante des vôtres en enfer. »

A son retour dans la place, le commandant fit passer son courage et son indignation dans toutes les âmes. Lorsque les chrétiens recommencèrent leurs assauts, ils furent repousses avec une vigueur qui les remplit de surprise. « Les flots tumultueux des Francs, pour emprunter le langage des auteurs arabes, roulaient vers les murs de la place avec la rapidité d'un torrent qui va se jeter dans un lac ; ils montaient sur les remparts à demi ruinés, comme les chèvres sauvages montent sur les roches escarpées, tandis que les musulmans se précipitaient sur les assiégeants comme les pierres détachées du sommet des montagnes. »

Le courage des musulmans leur était inspiré par le désespoir ; mais l'ardeur qu'inspire le désespoir est passagère : bientôt les soldats de l'islamisme retombèrent dans l'abattement. Les secours que Saladin avait promis n'arrivaient point, et rien ne pouvait sauver la ville. Plusieurs émirs se jetèrent, la nuit, dans une barque pour aller chercher un asile dans le camp de Saladin, aimant mieux s'exposer aux reproches du sultan ou périr au milieu des eaux, que de mourir sous le glaive des chrétiens. Cette désertion et la vue des tours ruinées ajoutèrent à l'effroi des musulmans. Tandis que les pigeons et les plongeurs annonçaient à Saladin l'horrible détresse des assiégés, ceux-ci formèrent le projet de sortir de la place au milieu de la nuit, et de braver tous les périls pour rejoindre l'armée du sultan ; mais leur projet fut découvert par les croisés, qui gardèrent tous les passages par lesquels l'ennemi pouvait leur échapper. Dès lors les assiégés ne songèrent plus qu'à sauver leur vie par une capitulation qui fut acceptée. Ils promettaient de faire rendre aux Francs le bois de la vraie croix avec seize cents prisonniers ; ils s'engagèrent en outre à payer deux cent mille pièces d'or aux chefs de l'armée chrétienne. Des otages et tout le peuple enfermé dans Ptolémaïs devaient rester au pouvoir du vainqueur jusqu'à l'entière exécution du traité (22).
Un soldat musulman s'échappa de la ville et vint annoncer à Saladin que la garnison était forcée de capituler. Le sultan, qui se proposait de tenter un dernier effort, apprit cette nouvelle avec une profonde douleur, il convoqua son conseil pour savoir s'il approuverait la capitulation ; mais à peine les principaux émirs étaient réunis dans sa tente, qu'on vit flotter sur les murs et les tours de Ptolémaïs les étendards des croisés.

Analyse du siège de Saint-Jean-D'Acre

Tel fut le siège de Ptolémaïs qui dura plus de deux années, et dans lequel les croisés versèrent plus de sang et montrèrent plus de bravoure qu'il n'en fallait pour conquérir l'Asie. « Dans l'espace de deux ans dit Emmad-Eddin, le fer des musulmans immola plus de soixante mille infidèles ; à mesure qu'ils périssaient sur terre, ils se multipliaient sur mer ; toutes les fois qu'ils osèrent nous attaquer, ils furent tués ou faits prisonniers ; néanmoins d'autres leur succédaient, et, pour cent qui succombaient, il en reparaissait mille. » Quel sujet de méditation et de surprise que cette guerre à laquelle accouraient des peuples du Nord et du Midi, qui, sans s'être entendus entre eux, sans être excités ou contraints par aucune puissance de la terre, venaient combattre, sous les murs d'une ville de Syrie, un ennemi qu'ils ne connaissaient point et dont ils n'avaient rien à craindre pour eux-mêmes !

Lorsqu'on reporte sa pensée sur les événements que nous venons de décrire, on admire l'héroïsme, la constance, la résignation des croisés ; mais on s'étonne en même temps de la direction que des circonstances peu importantes en elles-mêmes donnent quelquefois aux affaires humaines.
Un roi fugitif, qui ne trouve pas un asile dans ses états, va tout à coup, suivi de quelques soldats, mettre le siège devant une ville.
Dès lors c'est sur ce point que toute la chrétienté a les yeux et que se dirigent toutes les forces de l'Occident, sans qu'aucun prince, aucun monarque songe à tenter une entreprise plus importante.
D'un côté, on voit les empires s'agiter et lever en armes à la voix de la religion éplorée.
Que voit-on de l'autre ?
La colline de Thuron et les rives stériles du Bélus, sur lesquelles vient se concentrer et mourir ce violent orage qui a ébranlé le monde.
Ce long siège de Ptolémaïs, si rempli de gloire, ne fut-il pas pour les Francs comme un piège de la fortune des musulmans, et l'opiniâtreté qu'on mit alors à la conquête d'une ville qui n'était point la ville sainte, ne contribua-t-elle pas à sauver l'Orient et peut-être l'islamisme des entreprises du monde chrétien ?


Dans les nombreux combats que se livrèrent les vaisseaux turcs et les vaisseaux francs, pendant le siège, on a pu remarquer que les chrétiens avaient le plus souvent l'avantage sur leurs ennemis, et ce fut cette supériorité de la marine de l'Occident qui sauva l'armée chrétienne. Souvent une tempête et la saison des pluies et des orages firent plus de mal aux croisés que tous les guerriers de Saladin.
Si les musulmans s'étaient rendus redoutables par leurs forces navales, et si Saladin, au lieu de rassembler des armées, avait rassemblé des flottes pour garder les côtes de la Syrie, les armées de l'Europe n'auraient jamais pu se réunir, et la faim aurait moissonné tous les chrétiens arrivés en Palestine (23).


C'est au milieu des grands événements que se montrent la force, 1e génie et les passions de l'homme ; c'est dans cette longue lutte entre les chrétiens et les musulmans qu'on peut connaître leur force et leur puissance, qu'on peut étudier leur caractère et leurs moeurs.

Nous ne parlerons point ici de leurs armures différentes, ni de leur tactique et de leurs évolutions militaires. Dans le siège de Ptolémaïs, les Francs et les Turcs perfectionnèrent tour à tour les moyens d'attaque et de défense. Les musulmans donnèrent au feu grégeois une force et une activité qu'on n'avait point connues dans les guerres précédentes ; de leur côté, les chrétiens construisirent des machines qui furent à la fois l'admiration et l'effroi de leurs ennemis. De part et d'autre, on ne négligea rien de tout ce qui peut rendre la guerre plus meurtrière et plus cruelle, et, dans la fureur qui animait les combattants, on s'étonne qu'ils n'aient point fait usage des flèches empoisonnées, connues alors en Asie. Dans un vaisseau musulman qui portait des munitions de guerre à Ptolémaïs et dont Richard se rendit maître en arrivant en Syrie, on trouva des serpents et des crocodiles destinés à porter la mort et la terreur parmi les assiégeants. Les croisés n'eurent point recours à ces horribles auxiliaires ; mais ils avaient apporté de la Sicile des pierres noires (24) provenant des laves de l'Etna, qui causaient un grand ravage dans la ville et que les musulmans comparaient aux foudres lancées contre les anges rebelles.

Au milieu des combats et des assauts qui se livraient chaque jour, nous ne voyons point le courage des soldats de la croix soutenu par des visions et des miracles comme dans les autres guerres saintes. Une seule chronique (25) rapporte que la Vierge, mère du Sauveur, dans un costume d'une blancheur éclatante, apparut pendant la nuit à quelques guerriers qui veillaient sous les remparts de la ville ; mais le récit de cette apparition ne fit aucune sensation dans l'armée chrétienne. Néanmoins l'enthousiasme religieux n'avait point de bornes, et jamais on ne vit un plus grand nombre de prélats et d'ecclésiastiques sous les armes. Le clergé latin qui, dans ses prédications, avait si souvent répété que la mort, dans une guerre contre les musulmans, ouvrait aux pèlerins les portes du ciel ne voulut point se priver lui-même de ce moyen de salut. Quoique les prêtres de l'islamisme ne prissent pas les armes, nous avons vu déjà qu'ils ne regardaient pas moins cette guerre comme une guerre sacrée, et le plus illustre des cadis musulmans écrivaient à Saladin : « La langue de nos épées est assez éloquente pour nous obtenir le pardon de nos fautes. »

Le fanatisme redoubla souvent les fureurs du carnage. Dans l'excès de leur animosité religieuse, les musulmans massacrèrent plusieurs fois les captifs désarmés ; on les vit brûler des prisonniers chrétiens sur le champ de bataille ; les croisés imitèrent la barbarie de leurs ennemis.

Tel est néanmoins l'ascendant de l'humanité sur les coeurs les plus féroces, qu'on vit alors des guerriers reculer d'horreur en présence du carnage qu'ils avaient fait, et se dérober eux-mêmes aux transports de leur propre furie. Dans un assaut livré à la ville, des mineurs musulmans et des mineurs chrétiens se rencontrèrent dans les souterrains, et, comme si la vue des débris accumulés autour d'eux, comme si l'aspect du tombeau qu'ils avaient creusé leur eût tout à coup donné des sentiments généreux, ils déposèrent les armes, et firent entre eux un traité de paix, laissant à d'autres le soin de poursuivre une guerre qui les rendait plus barbares qu'ils n'auraient voulu l'être.

On a comparé le siège de Ptolémaïs au siège de Troie, et cette comparaison ne manque pas de vérité. Les guerriers musulmans et les guerriers chrétiens se provoquaient souvent à des combats singuliers, et s'accablaient d'injures comme les héros d'Homère ; des femmes couvertes du casque et de la cuirasse disputèrent aux chevaliers le prix de la bravoure, et furent trouvées parmi les morts qui couvraient le champ de bataille (26) ; l'enfance même ne resta point étrangère à cette lutte ; on vit des enfants sortir de la ville assiégée, et se battre contre les enfants des chrétiens, en présence des deux armées.

Quelquefois les fureurs de la guerre faisaient place aux plaisirs de la paix ; les Francs et les Turcs oubliaient pour un moment la haine qui leur avait fait prendre les armes. Pendant le cours du siège, on célébra dans la plaine de Ptolémaïs plusieurs tournois où les musulmans furent invités. Les champions des deux partis, avant d'entrer en lice, se haranguaient les uns les autres ; le vainqueur était porté en triomphe, et le vaincu racheté comme prisonnier de guerre. Dans ces fêtes guerrières qui réunissaient les deux nations, les Francs dansaient souvent au sont des instrumenta arabes, et leurs ménestrels chantaient ensuite pour faire danser les musulmans.

La plupart des émirs, à l'exemple de Saladin, affectaient une austère simplicité dans leurs vêtements et leurs manières. Un auteur arabe compare le sultan, au milieu de sa cour, entouré de ses fils et de ses frères, à l'astre des nuits qui jette une lueur sombre au milieu des étoiles ; toute leur parure était dans la beauté de leurs chevaux, dans l'éclat de leurs armes et dans leurs étendards, sur lesquels ils faisaient peindre des plantes, des fleurs, des abricots et d'autres fruits à la couleur d'or. Les principaux chefs de la croisade n'avaient pas la même simplicité. Les chroniques anglaises se plaisent à vanter le faste et la magnificence que déploya le roi Richard dans son pèlerinage ; comme on l'avait vu dans la première guerre sainte, les princes et les barons s'étaient fait suivre en Asie de leurs équipages de pèche et de chasse, et du luxe de leurs palais et de leurs châteaux. Parmi-les faucons du roi de France, dit un auteur arabe, il s'en trouvait un de couleur blanche et d'une espèce rare ; le roi (nous répétons ici le récit naïf du chroniqueur oriental) aimait beaucoup cet oiseau, et l'oiseau aimait le roi de même ; ce faucon s'étant échappé alla se percher sur les remparts de la ville ; toute l'armée chrétienne fut en mouvement pour rattraper l'oiseau fugitif. Comme il fut pris par les musulmans et porté à Saladin, Philippe envoya un ambassadeur au sultan pour le racheter, et fit offrir une somme d'or qui aurait suffi à la rançon de plusieurs guerriers chrétiens.

Le camp de Ptolémaïs, où tous les métiers et les arts mécaniques avaient suivi les pèlerins, ressemblait a une grande ville d'Europe. On y trouvait des marchés où s'étalaient toutes les productions de l'Orient et de l'Occident ; le mouvement du commerce, les travaux de l'industrie, se mêlaient partout à l'activité de la guerre et au bruit des armes. On doit croire que la cupidité et l'avarice profitèrent souvent de la misère des croisés ; les chroniques parlent d'un Pisan qui, au milieu de la disette, avait ramassé une grande quantité de blé, et refusait de le vendre, dans l'espoir d'en tirer une somme excessive. Les flammes consumèrent le magasin de cet avide marchand, et les pauvres pèlerins ne manquèrent pas de reconnaître en cette occasion l'éclatante justice de Dieu.

Abd-Allatif, qui se trouvait au siège de Saint-Jean-D'acre, nous donne des détails sur le camp des musulmans : « Au milieu était une vaste place, dit le chroniqueur arabe, contenant jusqu'à cent quarante loges de maréchaux ferrants ; on voyait partout des cuisines, et dans une seule se trouvaient vingt-huit marmites pouvant contenir chacune une brebis. Je fus moi-même l'énumération des boutiques enregistrées par l'inspecteur du marché ; j'en comptai jusqu'à sept mille. Une de ces boutiques du camp en eût fait cent comme celles de nos cités. Toutes étaient bien approvisionnées. Quand Saladin changea de camp pour se retirer à Karouba, bien que la distance fût assez courte, il en coûta à un seul marchand de beurre soixante-et-dix pièces d'or pour le transport de son magasin. Quant au marché des habits neufs et des vieux habits, c'est une chose qui passe l'imagination. On comptait dans le camp plus de mille bains, tenus par des hommes d'Afrique. »

La misère qui affligea si souvent le camp des croisés, n'empêchait point un grand nombre d'entre eux de se livrer à tous les excès de la licence et de la débauche. On voyait rassemblés dans le même lieu tous les vices de l'Europe et de l'Asie. Si l'on en croit un historien arabe, au moment même où les Francs étaient en proie à la disette, aux maladies contagieuses, il arriva dans leur camp une troupe de trois cents femmes qui venaient des pays d'Occident. Ces trois cents femmes, dont la présence dans l'armée chrétienne était un scandale pour les musulmans, se prostituaient aux soldats de la croix, et n'avaient pas besoin, pour les corrompre, d'employer les enchantements de l'Armide du Tasse.
Cependant le clergé exhortait sans cesse les pèlerins à suivre les préceptes de l'évangile. Dans le camp des chrétiens, plusieurs églises surmontées d'un clocher de bois rassemblaient chaque jour les fidèles. Souvent les musulmans profitaient du moment où les croisés assistaient à la célébration de la messe, pour attaquer leurs retranchements dégarnis de soldats. Au milieu de la corruption générale, le siège de Ptolémaïs présenta plusieurs sujets d'édification. Dans les camps, sur le champ de bataille, la charité veillait sans cesse autour des soldats chrétiens pour soulager leur misère, pour soigner les malades et les blessés.

Il c'était formé des associations d'hommes pieux pour assister les mourants et ensevelir les morts. Un pauvre prêtre d'Angleterre fit construire à ses frais, dans la plaine de Ptolémaïs, une chapelle consacrée aux trépassés ; il avait fait bénir autour de la chapelle un vaste cimetière, dans lequel, chantant lui-même l'office des morts, il suivit les funérailles de plus de cent mille pèlerins.

Pendant le siège, les guerriers du Nord s'étaient trouvés dans la plus grande détresse et ne pouvaient se faire entendre des autres nations. Quelques gentilshommes de Lubeck et de Brème vinrent à leur secours, formèrent des tentes avec les voiles de leurs vaisseaux pour y recevoir les pauvres soldats de leur nation, et les soignèrent dans leurs maladies ; quarante seigneurs allemands prirent part à cette généreuse entreprise, et leur association fut l'origine de l'ordre hospitalier et militaire des chevaliers teutoniques. Ce fut aussi à cette époque que s'établit l'institution de la Trinité, qui avait pour objet de racheter les chrétiens retenus en captivité chez les musulmans.

Capitulation de Ptolémaïs

Lorsque les émirs qui commandaient dans Ptolémaïs eurent signé la capitulation, plusieurs chevaliers chrétiens entrèrent dans la place pour y recevoir les otages et prendre possession des tours et des forteresses. La garnison musulmane en sortant de la ville, trouva toute l'armée chrétienne rangée en bataille sur son passage ; on voyait dans la démarche et dans la contenance des guerriers musulmans une sorte d'assurance et de fierté qu'on aurait pu prendre pour l'orgueil de la victoire. Ce spectacle irrita les soldats chrétiens, déjà mécontents de ce qu'on n'avait pas pris la ville de vive force pour la livrer au pillage ; ce mécontentement augmenta encore lorsque les deux rois firent placer des sentinelles à toutes les portes pour défendre l'entrée de la place à la multitude des croisés qui l'avaient conquise. Richard et Philippe se partagèrent les vivres, les munitions, toutes les richesses qu'on trouva dans Ptolémaïs, et tirèrent au sort les otages et les prisonniers de guerre. « Que l'église et la postérité, s'écrie ici l'évêque de Crémone, jugent s'il convenait que tout fût donné ainsi à deux princes arrivés à peine depuis trois mois, lorsque les autres pèlerins avaient sur les dépouilles de l'ennemi tant de droits acquis par de longs travaux et par leur sang prodigué pendant plusieurs hivers. »

Lorsque Philippe et Richard eurent partagé le prix de la victoire, toute l'armée entra dans la ville. Le clergé purifia les églises qui avaient été changées en mosquées, et remercia le ciel du dernier triomphe accordé aux armes des croisés. Les chrétiens chassés de Ptolémaïs lors de la conquête de Saladin, vinrent réclamer leurs anciennes possessions, et ce ne fut qu'à la pressante sollicitation du roi de France qu'on leur permit de rentrer dans leurs demeures. Richard usait de la victoire sans ménageaient, non-seulement envers les vaincus, mais envers les vainqueurs eux-mêmes. On rapporte que Léopold d'Autriche, qui s'était distingué par des prodiges de valeur, avait arboré sa bannière sur une tour de la ville ; par l'ordre de Richard, cette bannière fut enlevée et jetée dans les fossés (27) ; les guerriers allemands prenaient déjà les armes pour venger cet outrage ; mais Léopold dissimula son ressentiment : la fortune devait bientôt lui offrir une occasion d'en tirer une vengeance, cruelle. Conrad, mécontent, se retira brusquement à Tyr avec ses troupes ; et, lorsque des prélats et des barons lui furent envoyés pour l'engager à rejoindre les drapeaux de la croisade, il déclara qu'il ne se croyait point en sûreté dans une ville et dans une armée où commandait Richard.

Philippe Auguste, quitte la Croisade

Ce fut alors que Philippe, soit qu'il fût mécontent de la conduite du roi d'Angleterre, soit qu'il manquât d'argent pour poursuivre la guerre, soit enfin que sa maladie eût fait des progrès, annonça son dessein de retourner dans ses états. Cette résolution affligea vivement tous les croisés. Bromton rapporte que le duc de Bourgogne et les barons qu'il envoya à Richard pour lui faire part de son projet, ne purent proférer une seule parole, tant leur voix était étouffée par les sanglots ; les barons du roi d'Angleterre se mirent aussi à pleurer ; mais Richard, qui n'était pas fâché de n'avoir plus de rival dans l'armé chrétienne, consentit sans peine au départ de Philippe, et se contenta d'exiger de lui sa promesse royale qu'à son retour en France il n'entreprendrait rien contre les domaines et les provinces de la couronne d'Angleterre. Philippe alla s'embarquer à Tyr, et laissa en Palestine dix mille. Français sous les ordres du duc de Bourgogne. Lorsqu'il sortit de Ptolémaïs, ses fidèles chevaliers et les croisés qui avaient embrassé son parti contre Richard, lui adressaient de touchants adieux ; tous les autres l'accablaient de malédictions, et lui reprochaient en face de déserter la cause de Jésus-Christ.

Richard restait seul chargé de faire exécuter la capitulation de Ptolémaïs. Plus d'un mois s'était écoulé, et Saladin ne payait point les deux cent mille besants qu'on avait promis en son nom ; il n'avait point rendu le bois de la vraie croix, et les prisonniers chrétiens qu'il devait délivrer étaient encore dans les fers. « Alors le roi d'Angleterre, dit Gauthier Visinauf, dont toute l'ambition était d'abattre l'orgueil des musulmans, de confondre leur malice et leur arrogance, de punir l'islamisme des outrages faits à la chrétienté, fit sortir de la ville, le vendredi après l'Assomption, deux mille sept cents musulmans enchaînés, et donna l'ordre de les mettre à mort. Ceux qui étaient chargés d'exécuter cet ordre s'empressèrent avec joie de faire subir aux captifs musulmans la peine du talion, et de venger par leur mort celle des prisonniers chrétiens tués à coups de traits et de flèches (28).
Nous avons cru devoir copier ici la relation d'un témoin oculaire, parce que, dans une circonstance aussi grave, l'historien doit toujours craindre de dénaturer un fait et de changer quelque chose aux circonstances qui le caractérisent. Nous ajouterons, d'après le récit de l'auteur anglais, que Richard ne doit pas être seul accusé de cet acte de barbarie, car l'exécution des captifs avait été résolue dans un conseil des chefs de l'armée chrétienne. Les chroniques arabes ne manquent point de raconter le massacre des prisonniers musulmans ; et, si on en juge d'après les circonstances qu'elles rapportent, Saladin aurait été sommé plusieurs fois d'accomplir ses promesses ; les chrétiens l'auraient menacé plusieurs fois de mettre à mort les musulmans qu'ils avaient entre les mains, s'il ne remplissait les conditions des traités ; ce fut alors-seulement que les croisés, suivis de leurs prisonniers, s'avancèrent dans la plaine jusqu'au lieu où campait Saladin, et leurs terribles menaces ne furent accomplies qu'en présence de l'armée musulmane, qui sortit de ses retranchements et livra un combat à l'armée chrétienne. Il n'est pas inutile d'ajouter ici que les chroniques orientales, sans caractériser cette scène barbare, se bornent à dire que les prisonniers, martyrs de l'islamisme, « allèrent boire les eaux de la miséricorde dans le fleuve du Paradis » (29). On ne doit pas douter que les croisés n'eussent préféré à ces actes de sanglantes représailles le paisible accomplissement d'un traité qui leur offrait de grands avantages ; et ce fut sans doute pour ne point leur donner ces avantages que la politique de Saladin sacrifia la vie des captifs et des otages qu'il lui était facile de racheter. Lorsque la guerre allait se poursuivre avec une nouvelle fureur, le sultan, honteux de ses défaites, craignant d'autres revêts, ne pouvait se résoudre à remettre entre les mains de ses ennemis plus de deux mille prisonniers prêts à s'armer de nouveau contre lui, deux cent mille pièces d'or qui devaient servir à l'entretien de cette armée qu'il n'avait pu vaincre, et le bois de la vraie croix, dont l'aspect échauffait dans les combats l'enthousiasme et l'ardeur des guerriers chrétiens (30). Au reste, la plupart des musulmans qui n'étaient point frappés par ces considérations d'une politique inflexible, et qui d'ailleurs avaient souvent égorgé leurs captifs sans avoir à reprocher aux chrétiens l'inexécution des traités, n'accusèrent point en cette occasion la barbarie de leurs ennemis, et ne reprochèrent qu'à Saladin la mort de leurs frères abandonnés au glaive des Francs. Les plaintes même qui s'élevèrent à ce sujet contre lui parmi ses émirs et ses soldats, nuisirent beaucoup dans la suite aux progrès de ses armes, et le forcèrent enfin de terminer la guerre, sans avoir pu, comme il en avait le projet, anéantir les colonies chrétiennes de la Syrie.

Les croisés victorieux jouirent enfin dans Ptolémaïs d'un repos qu'ils n'avaient point connu depuis leur arrivée en Syrie. Les plaisirs de la paix, l'abondance des vivres, Le vin de Chypre, des femmes venues des îles voisines, leur firent oublier un moment le but de leur entreprise.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

1 — Gauthier Vinisauf et Sicardi. Bibliothèque des Croisades.
2 — Bernard le Trésorier parle beaucoup de ce chevalier; il raconte que Saladin voulut le voir et lui fit de belles offres que le chevalier refusa avec beaucoup de noblesse. Bibliothèque des Croisades, t. II.
3 — Sicardi, t. II de la Bibliothèque des Croisades.
4 — Suivant l'auteur arabe, Ibn-Alatir, c'était le frère de Saladin, Malek-Adhel, qui dirigeait le siège de Carac, pendant que le sultan faisait d'autres conquêtes. Après la reddition de Carac, il prit possession des places voisines, telles que Schaubek, etc. (Voir la Bibliothèque des Croisades, t. IV. On y trouvera de longs détails sur les conquêtes de Saladin, dont nous n'avons pu parler ici qu'en peu de mots.)
5 — Gauthier Vinisauf, Bibliothèque eu Croisades, t, II.
6 — Correspondance d'Orient, t. V, lettre CXXXII.
7 — Karacoush était le premier ministre de Saladin en Egypte : c'est lui qui a fait creuser le puits de Joseph, qui a fait bâtir la citadelle et qui a commencé l'enceinte du Caire. Karacoush était petit et bossu ; son nom est donné aujourd'hui eu Egypte à une espèce de polichinelle qui amuse le peuple dans les rues et dans la bouche duquel on met des obscénités. Karacoush jouissait cependant parmi les chrétiens d'une sorte de considération. Un historien latin le fait vivre encore un siècle après, à l'époque de la ruine de Saint-Jean-D'acre, en 1290.
8 — Parole très mauvaise et tout à fait condamnable, dit Gauthier Vinisauf, qui plaçait l'événement du combat dans l'homme, et non dans la Divinité ; car sans Dieu l'homme ne peut rien. »

9 — Emmad-Eddin, Bibliothèque des Croisades, t. IV.
10 — Le grand maître du Temple, fait prisonnier à la bataille de Tibériade avait été renvoyé par Saladin, qui lui avait sans doute Imposé la condition de ne plus prendre les armes contre les musulmans.
11 — Boha-Eddin et Ibn-Alatir, Bibliothèque des Croisades, t, IV.
12 — Nous avons déjà fait remarquer, d'après l'auteur arabe Boba-Eddin, qui parle assez longuement du départ de l'empereur Frédéric à la tète d'une puissante armée, que Saladin fut averti de l'approche de ce prince par l'empereur grec Son témoignage confirme ce que dit la chronique allemande de Reichesperg des Intelligences du sultan avec le prince grec (Bibliothèque des Croisades, t IV).
13 — Le récit des auteurs arabes est fort abondant et fort curieux. Voyez le récit détaillé des événements du siège de Ptolémaïs, dans la Bibliothèque des Croisades, t IV.
14 — Nous croyons devoir rappeler ici ce que nous avons dit dans la Bibliothèque des Croisades, que l'ouvrage de Gauthier Vinisauf, dont le recueil de Bongars ne contient qu'un fragment sous le titre de : Historia hierosolymitana, et sans nom d'auteur, n'a été connu d'aucun des historiens qui ont parlé des croisades avant nous. C'est depuis notre première édition et en recherchant tous les recueils d'historiens anglais, que nous l'avons trouvé en entier sous son vrai titre et sous le nom de son véritable auteur. Il nous a fourni pour la troisième croisade des documents précieux et nouveaux. En le lisant attentivement, nous avons reconnu dans Gauthier Vinisauf un écrivain fort supérieur aux écrivains de son temps. Le fragment inséré dans le recueil de Bongars ne renferme pas le premier livre entier de l'ouvrage; il s'arrête au mariage du marquis Conrad avec l'épouse de Homfroy de Thoron.
15 — Roger de Hoveden, Bromton, Benoit de Peterborough, Gauthier Vinisauf, Bibliothèque Croisades, t. II.
16 — Bromton est le chroniqueur qui rapporte ce fait. Un autre écrivain anglais. Gauthier d'Hemingford, le place à la mort du roi Richard qui, sentant sa fin approcher, se fit fustiger en expiation de ses péchés. Gauthier Vinisauf ne parle pas de cet acte de pénitence.
17 — Bromton, Bibliothèque des Croisades, t II.
18 — Roger de Hoveden.
19 — Gauthier Vinisauf, Bibliothèque des Croisades, t, II.
20 — La décision prise à l'égard de Guy n'eut lieu qu'après la reddition d'Acre ; mais on dut s'entendre d'abord sur les bases de l'arrangement.
21 — Boha-Eddin, Bibliothèque des Croisades, t, IV.
22 — Gauthier Vinisauf et Bromton, Bibliothèques des Croisades, t, II.
23 — Gauthier Vinisauf donne sur l'état de la marine au moyen âge des détails assez curieux dans son livre I, chapitre XXXIV. (Voyez aussi Bibliothèque des Croisades, t, I, page 675.)
24 — Gauthier Vinisauf dit qu'une de ces pierres noires fut envoyée à Saladin comme un objet de curiosité.
25 — Bromton. L'auteur musulman Boha-Eddin cite de son côté une légion d'anges habillés de vert qui descendit du ciel pendant la nuit pour secourir la garnison de Saint-Jean-D'acre (Bibliothèque des Croisades, t IV).
26 — Les chroniques d'Occident ne disent rien de ces femmes qui combattaient parmi les croisés ; les auteurs arabes qui en parlent, nous apprennent qu'elles, furent reconnues parmi les morts ou parmi les prisonniers. Le seul Gauthier Vinisauf cite un acte de dénouement d'une femme chrétienne qui, blessée à mort, demanda à être jetée dans le fossé de la ville, afin que son corps pût contribuer à le combler (Bibliothèque des Croisades, t II).
27 — Gauthier d'Hémingford, (Bibliothèque des Croisades, t, II.)
28 — Voyez Gauthier Vinisauf, livre, IV, chapitre, V. Au rapport de Bromton, Saladin avait déjà fait trancher la tête aux prisonniers chrétiens qu'il devait échanger contre des prisonniers musulmans, et le roi Richard attendit, pour se venter, le terme fixé pour l'exécution du traité (Bibliothèque des Croisades, t II). Les auteurs arabes ne font pas mention d'un trait aussi honteux pour Saladin. Ils disent, au contraire, que déjà ce prince avait fait venir de Damas une partie des prisonniers chrétiens pour les rendre, suivant le traité, et qu'à la nouvelle du massacre de ses soldats, il se contenta de les renvoyer à Damas, sans leur faire aucun mal. Boha-Eddin, témoin oculaire, ajoute seulement que, dans le mois qui suivit, Saladin exaspéré fit mourir tous les chrétiens qui tombèrent entre ses mains.
29 — Ce sont les expressions d'Emmad-Eddin. Cet auteur représente ensuite les musulmans tués par Richard comme ayant pour un moment recouvré la parole, et met dans leur bouche le récit de leurs souffrances et de la récompense éclatante qu'ils avaient reçue de Dieu (Bibliothèque des Croisades, t. IV).
30 — Emmad-Eddin remarque que Saladin garda cette croix, non parce qu'il y attachait du prix, mais parce qu'il savait que rien ne ferait autant de peine aux chrétiens que de la savoir entre les mains des sectateurs de l'Islamisme. (Bibliothèque des Croisades, t IV).
37 — La gravure de Saint-Jean-D'Acre provient du site d'Antique-prints.de

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

7 - Les croisés marchent vers Joppé

Lorsqu'un héraut d'armes annonça à haute voix que l'armée allait se mettre en marche et se diriger vers Joppé (Jaffa), le plus grand nombre des pèlerins eurent quelque peine à s'éloigner d'une ville remplie de délices. Cependant le clergé leur rappela la captivité de Jérusalem ; après avoir campé quelques jours hors de la ville, Richard donna le signal du départ ; cent mille croisés traversèrent le Bélus, s'avançant entre la mer et le mont Carmel. Une flotte partie du port de Ptolémaïs côtoyait le rivage, chargée de bagages, de vivres et de munitions de guerre. Un char monté sur quatre roues recouvertes de fer portait l'étendard de la guerre sainte suspendu à un mât élevé. C'était autour de ce char qu'on transportait les blessés au milieu des combats ; c'était là que l'armée se ralliait dans les périls. Les croisés marchaient lentement, parce que les musulmans les attendaient partout sur leur passage et cherchaient à les surprendre dans tous les lieux difficiles. Ceux-ci n'étaient point, comme les soldats chrétiens, couverts d'une pesante armure ; chaque soldat n'avait qu'une épée, un poignard, un javelot ; quelques-uns portaient une massue hérissée de pointes de fer. Montés sur des chevaux arabes, ils erraient autour de l'armée chrétienne, fuyant lorsqu'ils étaient poursuivis, revenant à la charge lorsqu'on cessait de les poursuivre : une Chronique contemporaine compare leurs évolutions, tantôt au vol de l'hirondelle, tantôt au rapide essor de ces mouches importunes dont l'essaim s'envole quand on les chasse, et reparaît quand on les a chassées. L'armée chrétienne avait à lutter aussi contre les difficultés de la route. Gauthier Vinisauf parle d'un lieu appelé les « Chemins étroits, » situé à trois heures au delà de Caïpha : une voie y a été taillée de main d'homme, au milieu d'une couche rocheuse qui couvre la plaine ; on s'avance ainsi entre deux bancs de rochers pendant près d'un demi-mille (5). Des herbes et des plantes qui s'élevaient à la hauteur de l'homme, embarrassaient souvent la marche des cavaliers et des fantassins. Des animaux sauvages s'échappaient de leurs retraites et fuyaient à travers les soldats, qui abandonnaient leurs rangs pour les poursuivre. Pendant le jour, le soleil embrasait la terre ; pendant la nuit, les croisés se trouvaient en proie à une multitude d'insectes qu'on appelait « tarentes, » dont les piqûres faisaient enfler leurs corps et leur causaient d'insupportables douleurs. On se souvient que les pèlerins de la première croisade avaient eu aussi à souffrir des tarentes. Ces insectes ne paraissaient point le jour, mais, à l'approche de la nuit, ils accouraient en foule, armés de leur cruel aiguillon.

Dans cette marche pénible, l'armée perdit un grand nombre de chevaux blessés par les traits de l'ennemi ; plusieurs soldats périrent de fatigue. Lorsqu'un pèlerin rendait le dernier soupir, la troupe à laquelle il appartenait l'ensevelissait au lieu même où il avait expiré, et poursuivait sa route en chantant les hymnes des morts. L'armée faisait à peine trois lieues par jour ; chaque soir elle dressait ses tentes ; avant que les soldats se livrassent au sommeil, un héraut d'armes criait dans tout le camp : Seigneur, secourez, le saint sépulcre ; il prononçait trois fois ces paroles ; toute l'armée les répétait en levant les yeux et les mains vers le ciel. Le lendemain, à la pointe du jour, le char qui portait l'étendard de l'armée, s'ébranlait au signal des chefs ; les croisés s'avançaient en silence, et les prêtres, dans leurs chants religieux, rappelaient les voyages, les souffrances, les périls d'Israël, marchant à la conquête de la terre promise.

Les croisés devant Césarée

Remparts de Césarée Enfin, après six jours de fatigues, on arriva à Césarée, dont les ruines se montrent maintenant de loin sur le rivage de la mer ; on campa autour d'un lac, à peu de distance de la cité. Les croisés avaient repoussé plusieurs attaques des musulmans ; mais de plus grands obstacles leur restaient encore à vaincre.

Saladin avait rassemblé toute son armée, impatiente de venger la perte de Ptolémaïs et le massacre des captifs musulmans. Les croisés durent éprouver quelque effroi en voyant la contenance, les préparatifs et la multitude de leurs ennemis. Si l'on en croit les historiens orientaux (6). Le roi d'Angleterre proposa la paix au frère de Saladin ; mais comme il demandait Jérusalem et qu'il irrita l'orgueil des Turcs, les menaces et l'appareil d'une guerre sanglante succédèrent bientôt aux négociations pacifiques. L'année du sultan tantôt devançait les croisés, tantôt menaçait de les attaquer en flanc ou sur leurs derrières. A chaque passage d'un torrent, à chaque défilé, à chaque village, on livrait un combat ; les archers musulmans, placés sur les hauteurs, ne cessaient de lancer des flèches ; les armures des guerriers chrétiens étaient hérissées de traits, ce qui a fait dire à un auteur arabe que les chevaliers étaient semblables à des porcs-épics. Ce fut à peu de distance de Césarée que Richard, comme il le raconte lui-même, fut atteint d'une flèche au côté gauche (7). L'armée chrétienne avait toujours la mer à sa droite ; à sa gauche s'élevaient des montagnes couvertes de guerriers musulmans. Les croisés traversèrent une forêt de chênes que les chroniqueurs appellent la forêt d'Arsur ; et, toujours serrant leurs rangs, toujours prête à combattre, ils arrivèrent à la rivière de Rochetalie, appelée « Leddar » par les Arabes. Dans ces plaines, deux cent mille musulmans attendaient l'armée chrétienne pour lui disputer le passage ou lui livrer une bataille décisive. Lorsqu'on aperçut les ennemis, le roi Richard se prépara au combat. Les chrétiens furent partagés en cinq corps : les templiers formaient le premier ; les guerriers de la Bretagne et de l'Anjou, le second ; le roi Guy de Lusignan et les Poitevins occupaient le troisième rang ; le quatrième corps était composé des Anglais et des Normands, rangés autour du grand étendard ; les hospitaliers marchaient ensuite, et derrière eux s'avançaient lentement les archers, l'arc tendu et le dos chargé de flèches et de javelots. Le comte de Champagne, avec ses chevaliers, s'était approché des montagnes, pour Observer les mouvements des Turcs ; le roi d'Angleterre Richard et le duc de Bourgogne, avec une troupe d'élite, se transportaient tantôt vers le front, tantôt sur les derrières et sur les flancs de l'armée. Les bataillons des chrétiens étaient si serrés, dit Gauthier Vinisauf, qu'un fruit jeté au milieu d'eux n'aurait pu tomber sans toucher un homme ou un cheval. Tous les guerriers avaient reçu l'ordre de ne point quitter leurs rangs et de rester immobiles à l'approche de l'ennemi.

Remparts de Césarée Vers la troisième heure du jour, l'armée étant ainsi rangée en bataille, on vit arriver une multitude de musulmans, descendus des montagnes et s'approchant de l'arrière-garde des croisés. Dans cette foule d'ennemis, se faisaient remarquer des Arabes bédouins, portant des arcs, des carquois et des boucliers ronds ; des Scythes à longue chevelure, montés sur de grands chevaux et armés de flèches ; des éthiopiens au teint noir, d'une taille élevée, le visage peint de blanc et de rouge. Après cette troupe, accouraient plusieurs autres phalanges, portant au bout de leurs lances des drapeaux de toutes sortes de couleurs. Tous ces barbares s'avançaient contre les chrétiens avec la rapidité de l'éclair, et la terre tremblait sous leurs pas. Le bruit de leurs sistres, de leurs clairons, de leurs cymbales, n'aurait pas permis d'entendre les éclats du tonnerre. Ils avaient parmi eux des hommes dont l'unique emploi était de pousser d'affreux hurlements, et tout ce fracas n'avait pas seulement pour but d'effrayer leurs ennemis, mais d'échauffer au carnage les guerriers musulmans, d'entretenir dans leurs coeurs, avec l'oubli du péril, l'ardeur des combats et l'ivresse de la victoire. Leurs bataillons, ainsi animés, se précipitaient vers les croisés ; de nouveaux bataillons suivaient les premiers, et d'autres les suivaient encore. Bientôt l'armée musulmane, pour parler comme les historiens arabes, entoura l'armée chrétienne comme le « cil environne l'oeil. » Les archers et les balistaires arrêtèrent la première impétuosité de l'ennemi ; mais, semblables aux eaux qui se débordent, les Turcs, poussés par ceux qui arrivaient après eux, revinrent à la charge. L'attaque des musulmans s'était dirigée à la fois vers la mer et vers les montagnes ; ils se portèrent en plus grand nombre sur l'arrière-garde, où se trouvaient les hospitaliers ; ils avaient quitté leurs flèches, et combattaient avec la lance, la massue et l'épée. Une chronique anglaise les compare à des forgerons, et les croisés à l'enclume qui retentit sous les coups redoublés. Cependant l'armée chrétienne n'avait peint interrompu sa marche vers Arsur, et les musulmans, qui ne pouvaient ébranler les Francs, les appelaient une « nation de fer. »

Richard avait renouvelé l'ordre de rester sur la défensive, et de ne se porter contre l'ennemi qu'au signal qui devait être donné par six trompettes, deux à la tête de l'armée, deux au centre, deux à l'arrière-garde. Ce signal était impatiemment attendu ; les barons et les chevaliers pouvaient tout supporter, excepté la honte de rester ainsi sans combattre en présence d'un ennemi qui redoublait à chaque instant ses attaques. Ceux de l'arrière-garde reprochaient à Richard de les abandonner ; ils appelaient à leur secours saint George, le patron des braves. A la fin quelques-uns des plus ardents et des plus intrépides, oubliant l'ordre qu'ils avaient reçu, se précipitent sur les musulmans : leur exemple entraîne la valeureuse milice des hospitaliers. Aussitôt le comte de Champagne avec sa troupe d'élite, Jacques d'Avesnes avec ses Flamands, Robert de Dreux et son frère l'évêque de Beauvais, accourent vers le lieu où le péril était le plus pressant. Après eux, s'ébranlent les Bretons, les Angevins, les Poitevins ; la bataille devient générale, et les scènes du carnage s'étendent depuis la mer jusqu'aux montagnes. Le roi Richard se montrait partout où les chrétiens avaient besoin de son secours ; partout la fuite des Turcs annonçait sa présence et marquait son passage. La mêlée était si confuse et la poussière si épaisse, que plusieurs croisés tombèrent sous les coups de leurs compagnons, qui les prenaient pour des musulmans. Des étendards déchirés, des lances rompues, des épées brisées, jonchaient la plaine. Vingt chariots, dit un témoin oculaire, n'auraient pu porter les javelots et les traits qui couvraient la terre. Ceux des combattants qui avaient perdu leurs chevaux et leurs armes, se cachaient dans des buissons, montaient sur des arbres, où le trait mortel venait les atteindre ; d'autres fuyaient vers la mer, et du haut des rochers escarpés se précipitaient dans les flots.

A chaque moment le combat s'animait davantage et devenait plus sanglant ; toute l'armée chrétienne se trouvait engagée dans la bataille ; et, rebroussant chemin, le char, qui portait le grand étendard s'était rapproché du fort de la mêlée. Bientôt les musulmans ne peuvent plus supporter le choc impétueux des Francs ; Boha-Eddin, témoin oculaire, nous apprend lui-même qu'ayant quitté le centre de l'armée musulmane, mis en déroute, il voulut se retirer à l'aile gauche qui prenait la fuite, et qu'il se réfugia enfin vers le pavillon de Saladin, où il trouva le sultan, qui n'avait plus autour de lui que dix-sept mameluks. Tandis que leurs ennemis fuyaient ainsi, les chrétiens, croyant à peine à leur victoire, restent immobiles dans le lieu où ils avaient vaincu. Ils s'occupaient de soigner les blessés et de ramasser les armes éparses sur le champ de bataille, lorsque tout à coup vingt mille musulmans, que leur chef avait ralliés, accoururent pour recommencer le combat. Les croisés, accablés par la chaleur et la fatigue et ne s'attendant plus à être attaqués, éprouvent d'abord une surprise qui ressemble à la crainte. Taki-Eddin, neveu du sultan et le plus valeureux des émirs, conduisait la milice musulmane, à la tête de laquelle on remarquait les mameluks de Saladin avec leurs bannières jaunes. Les chrétiens, qui s'étaient repliés autour de leur étendard, eurent besoin, pour résister au choc de l'ennemi, d'être encouragés par la présence et l'exemple de Richard, devant lequel aucun musulman ne pouvait rester debout, et qui, selon les chroniques contemporaines, ressemblait, dans l'horrible mêlée, au moissonneur abattant les épis. Au moment où les chrétiens victorieux se remettaient en marche et s'avançaient vers Arsur, les musulmans, poussés par le désespoir, vinrent encore attaquer l'arrière-garde. Richard, qui avait repoussé deux fois l'ennemi, vole au lieu du combat, suivi seulement de quinze chevaliers et répétant à haute voix le cri de guerre des chrétiens : Dieu, secourez le saint sépulcre ! Les plus braves suivent le roi ; les musulmans sont dispersés au premier choc, et leur armée, vaincue trois fois, eût été détruite si les bois n'eussent recueilli leurs débris et dérobé leur retraite précipitée.

Dans cette bataille, Saladin perdit plus de huit mille de ses soldats et trente-deux de ses émirs. La victoire ne coûta aux chrétiens que mille de leurs guerriers. Ce fut avec une profonde douleur que les croisés reconnurent parmi les morts un de leurs chefs les plus habiles et les plus intrépides, l'illustre Jacques d'Avesnes. On le trouva couvert de blessures au milieu de ses compagnons et de ses parents tués à ses côtés. Après avoir eu un bras et une jambe coupés, il n'avait point cessé de combattre ; il s'écria en mourant : « 0 Richard, venge ma mort ! » Le lendemain du combat il fut enseveli à Arsur, dans l'église de la Vierge. Tous les soldats de la croix assistèrent en pleurant à ses funérailles.

Cette bataille aurait conclure cette croisade

Combat Arsur - SERRUR Calixte - 1865 - Musée de Versailles La bataille d'Arsur aurait pu décider du sort de cette croisade. Tout ce que la chrétienté et l'islamisme avaient de braves défenseurs combattirent en cette circonstance : si Saladin avait été victorieux, aucune ville de la Syrie n'aurait vu désormais flotter sur ses murailles les bannières de la croix; si les Francs avaient profité de leur victoire et poursuivi leurs ennemis vaincus, la Syrie et l'Egypte auraient pu échapper à la puissance des musulmans. Malheureusement pour les chrétiens, cette journée leur apporta plus de gloire que de véritables avantages. Les musulmans, appuyés sur leur territoire, environnés de leurs alliés, conservaient une nombreuse armée et pouvaient réparer leurs pertes ; les Francs, au contraire, éloignés de leur pays, n'espérant point de nouveau secours, ni de l'Orient ni de l'Occident, avaient encore, après une grande bataille gagnée, les mêmes obstacles à surmonter et les mêmes ennemis à combattre.

Les Turcs restaient les maîtres de la plupart des villes et des places fortes de la Palestine ; mais, d'un côté, les forteresses qu'ils venaient de Conquérir pouvaient avoir besoin d'être réparées pour soutenir l'attaque des ennemis ; de l'autre, les soldats musulmans, effrayés par les souvenirs du siégé de Ptolémaïs, hésitaient à s'enfermer dans des remparts. Ces considérations réunies donnèrent à Saladin la pensée de détruire les villes et les châteaux qu'il ne pouvait défendre, et lorsque l'armée chrétienne arriva à Joppé, elle en trouva les murailles et les tours abattues.

Les chefs de l'armée se réunirent en conseil pour délibérer sur le parti qu'ils avaient à prendre. Les uns voulaient qu'on marchât sur Jérusalem, persuadés que la terreur qui s'était emparée des musulmans en faciliterait la conquête. Les autres pensaient que, pour assurer leur marche et le succès de leur entreprise, les croisés devaient, avant tout, fortifier les cités et relever les places démolies qu'ils trouveraient sur leur passage. Ce dernier avis était celui de Richard ; le duc de Bourgogne et quelques autres chefs soutenaient un avis contraire, moins sans doute par conviction que par cet esprit d'opposition et de rivalité dont ils étaient dès lors animés contre le roi d'Angleterre : déplorable germe de discorde, qui se développa dans la suite d'une manière si funeste pour la croisade ! Cependant Richard fit prévaloir son opinion, et les croisés s'occupèrent de relever les murailles de Joppé.

Les croisés relèvent les murailles de Joppé

La reine Bérengère, la veuve de Guillaume, roi de Sicile, et la fille d'Isaac, vinrent rejoindre le roi d'Angleterre. L'armée chrétienne était campée dans des vergers et des jardins où les arbres se courbaient sous le poids des figues, des pommes et des grenades. Le spectacle d'une cour, l'abondance des vivres, les charmes du repos et les beaux jours de l'automne, firent oublier aux croisés la conquête de Jérusalem.

Ce fût pendant le séjour de l'armée chrétienne à Joppé, que le roi d'Angleterre courut le danger de tomber entre les mains des musulmans. étant un jour à la chasse dans la forêt de Saron, il s'arrêta et s'endormit sous un arbre. Tout à coup il est réveillé par les cris de ceux qui l'accompagnaient : une troupe de musulmans accourait pour le surprendre ; il monte à cheval et se met en défense ; mais, entouré de toutes parts, il allait succomber sous le nombre, lorsqu'un chevalier de sa suite, que les chroniques nomment Guillaume de Pratelles, s'écrie dans la langue des musulmans : Je suis le roi sauvez ma vie. A ces mots, ce généreux guerrier est entouré par les musulmans, qui le font prisonnier et le conduisent à Saladin. Le roi d'Angleterre, sauvé ainsi par le dévouement d'un chevalier français, échappe à la poursuite des ennemis et revient à Joppé, où son armée apprend avec effroi qu'elle a couru le danger de perdre son chef. Guillaume de Pratelles fut conduit dans les prisons de Damas, et Richard ne crut point dans la suite trop payer la liberté de son fidèle serviteur, en rendant à Saladin dix de ses émirs tombés au pouvoir des croisés.

Reprise du château de Jaffa
Joppé ou Jaffa Les musulmans, après avoir démoli Joppé, avaient aussi détruit la ville d'Ascalon, les forteresses de Ramla, de Latroun, de Gaza, et tous les châteaux bâtis dans les montagnes de la Judée et de Naplouse. A la fin de septembre, l'armée chrétienne se mit de nouveau en marche, et, vers la fête de tous les saints, vint camper entre le château des Plans et celui de Maé, qu'elle trouva en ruines et dont elle releva les murailles. Ces deux châteaux étaient près de Latroun ; bâtis à l'entrée de montagnes de la Judée, ils étaient comme les gardiens du chemin de Jérusalem. C'était un singulier spectacle que celui de deux armées qu'on avait vues si redoutables sur le champ de bataille, ne cherchant plus de nouveaux combats et parcourant un pays ravagé par leurs victoires, l'une pour renverser, l'autre pour rebâtir les tours et les cités.

Cependant quelques exploits guerriers se mêlaient encore aux travaux de l'armée chrétienne. Un jour que les templiers cherchaient du fourrage à travers les plaines et les vallées, ils furent surpris par une troupe de musulmans. Les chroniques du temps célèbrent ici la bravoure du comte de Leicester et du comte de Saint-Paul ; mais les croisés, malgré leurs exploits héroïques, étaient près de céder au nombre, et par leurs cris ils appelaient à leur secours leurs compagnons d'armes restés au camp. Aussitôt Richard s'élance sur son cheval fauve de Chypre et vole au lieu du péril ; son escorte était si peu nombreuse qu'on voulut le retenir en lui disant qu'il s'exposait inutilement à une mort certaine. « Quand tous ces guerriers, répondit le monarque en colère, ont suivi une armée dont je suis le chef, je leur ai promis de ne jamais les abandonner ; s'ils trouvaient la mort sans être secourus, serais-je digne de les commander et pourrais-encore prendre le titre de roi ? »
En proférant ces paroles, Richard s'élance contre les ennemis ; de toutes parts les musulmans tombent sous ses coups ; son exemple relève le courage des guerriers chrétiens ; les bataillons des infidèles se dispersent et prennent la fuite ; les templiers victorieux retournent à leur camp, traînant à leur suite un grand nombre de captifs et célébrant les louanges de Richard.

Ainsi, dans toutes les rencontres, le roi d'Angleterre triomphait des musulmans ; mais il avait des ennemis plus redoutables parmi les chefs des chrétiens, qu'irritaient chaque jour l'éclat de ses exploits et l'indomptable fierté de son caractère. Le duc de Bourgogne et ses Français supportaient avec peine le joug de son autorité et semblaient rester neutres entre les croisés et les Turcs. Conrad s'obstinait à demeurer dans la ville de Tyr sans prendre part à la guerre ; et, comme cette fatale inaction ne suffisait plus à sa haine, il offrit aux musulmans de s'allier avec eux contre le monarque anglais.
Informé des négociations du marquis de Tyr, Richard voulut le prévenir, et de son côté envoya des ambassadeurs à Saladin. Il renouvelle la promesse qu'il avait faite à Malek-Adbel (8) de retourner en Europe, si on rendait aux chrétiens Jérusalem et le bois de la vraie croix. « Jérusalem, lui répondit le sultan, ne vous a jamais appartenu ; nous ne pouvons sans crime vous l'abandonner, car c'es là que « les anges ont coutume de s'assembler ; c'est de là que le prophète, dans une nuit mémorable, est monté au ciel. »
Pour le bois de la vraie croix, Saladin le regardait comme un objet de scandale, comme un outrage à la Divinité. Il avait refusé de le céder an roi de Géorgie, à l'empereur de Constantinople, qui lui offraient, pour l'obtenir, des sommes considérables. « Tout les avantages de la paix, disait-il, ne pouvaient le faire consentir à rendre aux chrétiens ce honteux monument de leur idolâtrie. » Ainsi les divisions qui existaient parmi les croisés, enflaient l'orgueil de Saladin ; et, plus ces divisions s'échauffaient, plus le sultan se montrait difficile sur les conditions de la paix.

Richard veut marier Malek-Adhel à une princesse chrétienne

Richard fit d'autres propositions auxquelles il intéressa adroitement l'ambition de Malek-Adhel, frère du sultan. La veuve de Guillaume de Sicile fut proposée en mariage au prince musulman ; sous les auspices de Saladin et de Richard, les deux époux devaient régner ensemble sur les musulmans et les chrétiens, et gouverner le royaume de Jérusalem. L'historien Boha-Eddin fut chargé de communiquer cette proposition à Saladin, qui parut l'adopter sans répugnance. Le projet de cette union singulière causa une grande surprise aux imans et aux docteurs de la loi ; de leur côté, les évêques chrétiens, lorsqu'ils en furent instruits, firent éclater leur indignation et menacèrent Jeanne et Richard des foudres de l'église. L'exécution d'un pareil projet paraissait impossible au milieu d'une guerre religieuse. Richard ne put vaincre l'opposition du clergé. Les auteurs arabes rapportent qu'une autre cause fit échouer la négociation, et un d'eux ajoute que cette cause était connue de Dieu seul (9).

Richard et Malek-Adhel, que les chroniques latines représentent comme un ami des Francs, avaient eu plusieurs entrevues où ils se témoignèrent des égards qui ressemblaient à une amitié réciproque ; mais toutes ces démonstrations, qui n'amenaient aucun résultat ; finirent par exciter des murmures dans l'armée musulmane et surtout dans l'armée chrétienne. On accusait Richard de sacrifier la gloire des chrétiens à son ambition ; il s'en justifia par une action barbare : tous les captifs qu'il avait entre ses mains furent décapités, et leurs tètes exposées au milieu du camp.

Richard marche sur Jérusalem

Pour achever de regagner la confiance des croisés et pour effrayer Saladin, il marcha vers les montagnes de la Judée, annonçant le projet de délivrer enfin Jérusalem. On était au milieu de l'hiver : les pluies faisaient périr un grand nombre de bêtes de somme ; l'orage renversait les tentes ; les chevaux mouraient de froid ; les vivres se gâtaient ; les armes et les cuirasses se couvraient de rouille ; les vêtements des croisés tombaient en lambeaux ; les plus robustes des pèlerins perdaient leur vigueur et leur force ; plusieurs étaient malades. Cependant comme on s'avançait vers la ville sainte, l'espoir de voir bientôt la cité de Jésus-Christ soutenait les courages ; les guerriers chrétiens accouraient de tous côtés pour se réunir sous les étendards de la croix ; ceux que la maladie avait retenus à Joppé et à Ptolémaïs, arrivaient portés sur des lits ou des brancards ; ils bravaient à la fois les rigueurs de la saison et les attaques des Turcs, qui les attendaient sur les chemins.

Saladin fait fortifier Jérusalem

Jérusalem, porte d'Orée Tandis que les croisés s'avançaient vers la ville sainte, Saladin s'occupait de la mettre en état de défense : des ouvriers habiles à tailler les pierres et qui auraient pu, dit une chronique, couper une montagne, étaient venus de Mossoul, et travaillaient sans cesse, soit à creuser les vallées qui entouraient la place, soit à réparer les tours et à construire des fortifications nouvelles. Non content de ces préparatifs, Saladin avait fait dévaster tout le pays que devait traverser l'armée chrétienne. Toutes les routes qui conduisaient à Jérusalem étaient gardées par la cavalerie musulmane, qui harcelait les croisés et les empêchait de recevoir des vivres de Ptolémaïs et des villes maritimes.

Cependant la multitude des pèlerins ne voyait ni les périls ni les obstacles. C'était en vain que quelques voix s'élevaient dans l'armée contre le projet d'entreprendre le siège de Jérusalem au milieu de l'hiver et en présence d'une armée ennemie qu'on n'avait pu vaincre : les sentiments qui animaient les croisés leur faisaient croire que Dieu favorisait leur entreprise et que rien ne pouvait leur résister. La plupart des chefs, réunis en conseil, décidèrent qu'on se rapprocherait des rivages de la mer ; mais ils n'osèrent d'abord publier leur résolution, tant les croisés montraient encore d'ardeur et d'enthousiasme pour la conquête des saints lieux. Ils espéraient que la fatigue et la misère les aideraient à ramener les esprits des soldats de la croix ; mais l'armée chrétienne ne devait sentir ses maux qu'en renonçant à l'espérance de visiter Jérusalem. Lorsqu'un nouveau conseil se fut assemblé et qu'on eut résolu daller rebâtir Ascalon, cette décision répandit partout la tristesse et le découragement. Ceux qui avaient tout bravé pour marcher vers la cité sainte ne se trouvaient plus de forces pour s'en éloigner ; la rigueur du froid, la faim, les difficultés du chemin, se faisaient sentir plus vivement. Les uns gémissaient en joignant leurs mains ou se frappant le visage ; les autres, dans l'excès de leur désespoir, se répandaient en plaintes amères contre leurs chefs, contre Richard et contre le ciel lui-même ; plusieurs abandonnèrent des drapeaux qui ne leur montraient plus la route de Jérusalem. L'armée revint tristement vers les côtes de la mer, laissant sur les chemins un grand nombre de chevaux, de bêtes de sommes et presque tous ses bagages.

Le duc de Bourgogne, avec les Français, avait quitté les drapeaux de Richard : on leur envoya des députés qui leur parlèrent au nom de Jésus-Christ et parvinrent à les ramener au camp. Les croisés, en arrivant à Ascalon, n'y trouvèrent qu'un amas de pierres : Saladin en avait ordonné la destruction ; après avoir consulté les imans et les cadis, il avait, de ses propres mains, travaillé à renverser les tours et les mosquées. Un auteur arabe, déplorant la chute d'Ascalon, nous apprend que lui-même s'assit et pleura sur les ruines de « l'épouse de Syrie. »

Les croisés rebâtissent Ascalon

L'armée réunie s'occupa de rebâtir la ville. Tous les pèlerins étaient remplis d'ardeur et de zèle : les grands et les petits, les prêtres et les laïcs, les chefs et les soldats, même les valets d'armée, tous travaillaient ensemble, se passaient de main en main les pierres et les décombres, et Richard les encourageait, soit en travaillant avec eux, soit en leur adressant des discours, soit en distribuant de l'argent aux pauvres. Les croisés, comme on nous peint les Hébreux construisant le temple de Jérusalem, tenaient d'une main les instruments de maçonnerie et de l'autre l'épée. Ils avaient à se défendre des surprises de l'ennemi, et souvent même quelques-uns d'entre eux faisaient des courses sur le territoire des musulmans (10). Dans une excursion vers le château de Daroum, Richard délivra douze cents prisonniers chrétiens qu'on emmenait en Egypte, et ces captifs vinrent partager les travaux des croisés. Cependant les murmures ne tardèrent pas à se faire entendre dans l'armée. Léopold d'Autriche, accusé par le roi d'Angleterre de rester oisif avec ses Allemands, répondit avec humeur qu'il n'était ni charpentier ni maçon (11). Plusieurs chevaliers qu'on occupait ainsi à remuer des pierres, s'indignèrent à la fin contre Richard : ils disaient hautement qu'ils n'étaient point venus en Asie pour rebâtir Ascalon, mais pour conquérir Jérusalem. Le duc de Bourgogne, que Conrad avait mis dans ses intérêts, quitta brusquement l'armée ; la plupart des croisés français ne tardèrent pas à le suivre. Pour comble de malheur, les querelles qui avaient si longtemps agité l'armée chrétienne se renouvelèrent. Les Génois et les Pisans, restés à Ptolémaïs, s'étaient armés les uns contre les autres : les Génois voulaient livrer la ville au marquis de Tyr, les Pisans la conserver pour le roi Richard. Conrad vint avec une flotte, et tint les Pisans assiégés dans la place pendant plusieurs jours ; d'un autre côté, Richard accourut avec quelques-uns de ses guerriers. A son approche, Conrad se hâta de retourner à Tyr. La présence et les discours du roi d'Angleterre parvinrent à rétablir la concorde ; mais les germes de division subsistaient toujours, et, tandis que Saladin rassemblait ses émirs, à qui il avait permis de s'éloigner des drapeaux pendant l'hiver, l'armée chrétienne perdait chaque jour de ses forces. Toutes les entreprises des croisés se bornaient alors à tenter quelques incursions vers la province de Gaza et vers les montagnes de Naplouse ; chaque jour voyait se ralentir l'ardeur de ceux qui travaillaient à relever les murs d'Ascalon, et les fortifications à peine commencées étaient loin encore de pouvoir défendre cette ville contre une attaque sérieuse de l'ennemi. Tous ceux qui s'étaient retirés dans Tyr semblaient avoir juré de ne plus prendre part à la guerre sainte. Gauthier Vinisauf n'épargne pas, dans ses peintures satiriques, les guerriers français, qu'il nous représente passant les jours et les nuits au milieu des festins, maniant la coupe et non l'épée, remplaçant le casque belliqueux par des guirlandes de fleurs, fermant les larges manches de leurs habits avec des bracelets à plusieurs rangs, et portant à leur cou des colliers garnis de pierres précieuses.

Les plus sages des croisés cherchèrent à ramener l'union parmi les chefs. Le roi d'Angleterre et le marquis de Tyr eurent une entrevue au château d'Imbrique, près de Césarée ; mais, après tant d'outrages et de menaces, quel espoir restait-il d'une réconciliation sincère ? Leur haine réciproque ne fit que s'accroître.

Richard, à peine sorti de cette conférence, défendit de payer à Conrad le tribut que celui-ci devait lever sur chaque ville chrétienne de la Palestine. De son côté, Conrad redoubla d'efforts pour fomenter la trahison et la discorde parmi les guerriers chrétiens. Il eut de nouveau recours aux musulmans, et n'oublia rien pour faire entrer Saladin dans les projets de son ambition et de sa vengeance.

Richard reçoit de mauvaises nouvelles d'Angleterre

Le printemps venait de commencer : l'armée chrétienne célébra les fêtes de Pâques dans la plaine d'Ascalon. Au milieu des cérémonies de cette solennité, on dut souvent penser à Jérusalem, et des plaintes s'élevèrent contre Richard. Ce fut alors que des messagers d'Angleterre vinrent lui annoncer que son royaume était troublé par les complots de son frère Jean. D'après les avis qu'il reçut, il annonça dans un conseil des chefs que les intérêts de sa couronne le rappelleraient bientôt en Occident ; mais il déclara en même temps que, s'il quittait la Palestine, il y laisserait trois cents cavaliers et deux mille fantassins d'élite. Tous les chefs, déplorant la nécessité de son départ, proposèrent d'élire un roi qui pût rallier les esprits et faire cesser les discordes. Richard leur demanda quel prince pourrait mériter leur confiance, et tous s'accordèrent pour désigner Conrad, qu'ils n'aimaient point, mais dont ils estimaient l'habileté et la bravoure. Richard, qui s'étonna d'un pareil choix, n'hésita pas néanmoins à y donner son adhésion ; son neveu, le comte de Champagne, fut chargé d'aller annoncer au marquis de Tyr qu'il venait d'être nommé roi de Jérusalem.

Conrad élu roi de Jérusalem

Lorsque Conrad reçut cette ambassade, il ne put retenir sa surprise ni sa joie, et, levant les yeux au ciel, il adressa à Dieu cette prière : Seigneur, vous qui êtes le roi des rois, permettez que je sois couronne si vous m'en trouvez digne ; sinon, éloignez la couronne du front de votre serviteur. Ainsi parla le marquis de Tyr devant les députés de Richard ; mais sa conscience ne devait-elle pas être déchirée par le remords ? Car il venait de contracter une alliance offensive et défensive avec les musulmans. Après cet acte de félonie, il osait invoquer le témoignage du Dieu des chrétiens ; mais, disent les chroniques contemporaines, le Dieu des chrétiens l'avait condamné : le fer des meurtriers était déjà levé sur sa tête, et cette terrible sentence lui devait être bientôt annoncée : « Tu ne seras plus ni marquis ni roi » (12).

Conrad meurt assassiné sur ordre du Vieux de la Montagne

Deux jeunes esclaves avaient quitté les jardins remplis de délices où le Vieux de la Montagne les élevait pour sa vengeance ; ils arrivèrent à Tyr, et, pour mieux cacher leur projet, ils reçurent le baptême, s'attachèrent au prince de Sidon, et restèrent six mois auprès de lui ; ils s'étaient faits religieux et dévots, dit un auteur arabe, et ne paraissaient occupés que de prier le Dieu des chrétiens. Ils profitèrent du moment où la ville de Tyr célébrait par des réjouissances l'élévation de Conrad, et, comme ce prince revenait d'un festin préparé pour lui chez l'évêque de Beauvais (13), les deux Ismaéliens l'attaquèrent et le blessèrent mortellement. Tandis que le peuple s'assemblait en tumulte, l'un des assassins s'enfuit dans une église voisine, où le marquis de Tyr fut porté tout sanglant : l'ismaélien, qui s'y était caché, perça tout à coup la foule assemblée, tomba de nouveau sur Conrad, et le frappa de plusieurs coups de poignard dont il mourut sur-le-champ. Les assassins furent arrêtés, et tous deux expirèrent dans les supplices sans proférer une plainte et sans nommer celui qui leur avait demandé la vie du prince de Tyr.

L'auteur arabe Ibn-Alatir dit que Saladin avait offert dix mille pièces d'or au Vieux de la Montagne, s'il faisait assassiner le marquis de Tyr et le roi d'Angleterre ; mais le prince de la Montagne, ajoute le même historien, ne jugea pas à propos de délivrer tout à fait Saladin de la guerre des Francs, et ne fit que la moitié de ce qu'on lui demandait. Cette explication est peu vraisemblable ; car Saladin n'aurait point payé un crime qui ne le servait point et qui rendait ses ennemis plus puissants, en étouffant toute discorde parmi leurs chefs. Quelques chroniques attribuent l'assassinat de Conrad à Homfroi de Thoron, qui avait à venger l'enlèvement de sa femme et la perte de ses droits au trône de Jérusalem. Au reste, on n'accusa dans l'armée chrétienne ni Homfroi de Thoron ni Saladin ; mais plusieurs croisés, surtout les Français, n'hésitèrent point à attribuer au roi d'Angleterre un meurtre dont il devait profiter. Quoique la bravoure héroïque de Richard dut repousser toute idée d'une vengeance honteuse, l'accusation dirigée contre lui s'accrédita par la haine qu'on lui portait (14). Le bruit de la mort de Conrad arriva bientôt jusqu'en Europe ; Philippe-Auguste craignit le même sort, et ne parut plus en public qu'entouré d'une garde ; le chroniqueur Rigord nous dit que de cette époque date l'origine des gardes attachés à la personne du roi. La cour de France accusait Richard des plus grands attentats ; il est probable cependant que Philippe montra en cette occasion plus de crainte qu'il n'en avait, pour rendre son rival odieux, et pour armer contre lui la haine du pape et l'indignation de tous les princes de la chrétienté.

Au milieu du trouble occasionné par la mort de Conrad, le peuple de Tyr, qui restait sans chef et sans maître, jeta les yeux sur Henri, comte de Champagne ; les principaux de la ville le supplièrent de prendre les rênes du gouvernement et d'épouser la veuve du prince qu'ils avaient perdu ; Isabelle vint elle-même lui offrir les clefs de la ville.

Henri, comte de Champagne élu roi de Jérusalem

Henri s'excusa d'abord, en disant qu'il voulait consulter Richard ; mais il céda enfin aux instances qu'on lui faisait, et le mariage fut célébré solennellement en présence du clergé et du peuple. Vinisauf ajoute qu'on n'eut pas beaucoup de peine à le persuader ; car il n'est pas difficile de faire faire à quelqu'un ce qu'il désire. Cette union convenait également aux Français et aux Anglais, parce que le comte Henri était neveu du roi d'Angleterre et du roi de France.

Les députés qu'on avait envoyés à Richard pour lui annoncer la mort de Conrad et l'élévation d'Henri, ne le trouvèrent point au camp des croisés. Le roi d'Angleterre était alors dans les plaines de Ramla, faisant la guerre aux musulmans descendus des montagnes de la Judée ; chaque jour il signalait son bras par de nouveaux exploits. Il ne revenait jamais au camp, dit Vinisauf, sans être suivi d'un grand nombre de prisonniers, et sans apporter avec lui dix, vingt ou trente têtes de musulmans tombes sous ses coups. Jamais un seul homme ne détruisit autant de musulmans dans les croisades ; en lisant la relation de ses travaux, on croit lire les pages dans lesquelles l'épopée antique raconte les exploits des héros ; et, pour achever la ressemblance avec les guerriers des temps fabuleux, il arriva un jour que le monarque anglais, n'ayant point rencontré d'ennemis sur sa route, se mesura avec un sanglier plus terrible que celui de Calydon. Ces sortes de prouesses héroïques s'étaient renouvelées quelquefois dans les guerres saintes ; on se rappelle que Godefroy de Bouillon avait combattu et terrassé un ours dans les montagnes de la Cilicie.

Richard, lorsqu'il reçut à Ramla les députés de Tyr, donna son approbation à ce qui avait été fait, et céda au comte Henri de Champagne toutes les villes chrétiennes qu'il avait conquises. Henri, qu'il appela auprès de lui, ne tarda pas à se mettre en marche avec ses chevaliers, et se rendit d'abord à Ptolémaïs, accompagné du duc de Bourgogne et de sa nouvelle épouse, dont « il pouvait point encore se passer » (ce sont les expressions de la chronique anglaise). Plus de soixante mille hommes, couverts de leurs armes, allèrent au-devant du nouveau roi de Jérusalem ; les rues étaient tapissées d'étoffes de soie ; l'encens brûlait sur les places publiques ; les femmes et les enfants dansaient en choeur. Le clergé conduisit à l'église le successeur de David et de Godefroy, et célébra son avènement par des cantiques et des actions de grâces.

On doit rappeler ici que Guy de Lusignan et Conrad s'étaient disputé le royaume de Jérusalem, et qu'une décision des princes avait donné la couronne à celui des deux rivaux qui survivrait à l'autre. Après la mort de Conrad, personne ne se souvint de cette décision ?
Et le roi dont on avait souvent admiré la bravoure, fut oublié de l'armée chrétienne. On ne trouvait en lui qu'un homme simple et dépourvu d'habileté. La simplicité d'esprit, s'écrie à ce sujet un chroniqueur anglais, serait-elle donc un obstacle à la possession d'un droit ?
La même chronique ajoute quelques réflexions qui peignent encore mieux peut-être nos temps modernes que l'esprit et les moeurs des vieux âges. « Sans doute, dit-elle, que, dans nos temps de corruption, celui-là est jugé plus digne de gloire, qui s'est distingué par l'oubli de toutes les lois de l'humanité et de la justice ; c'est par là que les habiles (nous citons toujours notre vieille chronique) s'attirent la considération et le respect, tandis que la simplicité n'obtient que des mépris : tels sont les jugements du siècle ! »

Lorsque le comte Henri et le duc de Bourgogne rejoignirent Richard avec leurs troupes, le roi d'Angleterre venait de s'emparer de la forteresse de Daroum ; la fortune semblait sourire à tous ses projets : triomphant partout des musulmans, il ne voyait plus sous ses drapeaux que des guerriers dociles et des alliés fidèles. Ce fut alors que de nouveaux messagers arrivés de l'Occident lui donnèrent de vives inquiétudes sur son royaume, troublé chaque jour davantage par le prince Jean, et sur la Normandie, menacée par Philippe. Quand les nouvelles qu'on lui apportait furent répandues dans l'armée, tout le monde crut qu'il allait quitter la Syrie. Comme les esprits étaient dans l'incertitude et que l'incertitude amenait le découragement, tous les chefs se rassemblèrent et firent le serment de ne point abandonner la croisade, soit que Richard partit, soit qu'il différât son départ. Cette résolution unanime releva le courage et ranima l'ardeur des croisés ; la multitude des pèlerins manifesta sa joie par des danses, des festins et des chansons ; tout le camp fut illuminé en signe de réjouissance. Richard seul, livré à de sombres rêveries, ne partageait point l'allégresse générale ; peut-être même était-il importuné de cette joie qu'on faisait éclater, lorsque des circonstances malheureuses pouvaient l'éloigner du théâtre de la guerre sainte.

L'armée alla camper dans le voisinage d'Hébron, près d'une vallée où naquit, dit-on, sainte Anne mère de la Vierge. On entrait alors dans le mois de juin ; l'enthousiasme qui animait les guerriers chrétiens leur fit supporter, sans se plaindre, les chaleurs de l'été, comme il leur avait fait supporter, l'année précédente, les rigueurs de l'hiver.

Cependant le roi Richard paraissait toujours occupé de tristes pensées ; personne n'osait lui donner des conseils ni même des consolations, tant on redoutait son humeur sévère. Un jour que le monarque anglais était seul dans sa tente, plongé dans la méditation et les regards attachés vers la terre, un prêtre poitevin, nommé Guillaume, se présenta dans une attitude triste, montrant par contenance qu'il déplorait le sort du prince. Comme il attendait un signal pour s'approcher, il se mit à pleurer en regardant le roi ; Richard, devinant que Guillaume voulait lui parler, l'appela auprès de lui, et lui dit : « Maître chapelain, je vous somme, au nom de la fidélité que vous me devez, de me dire sans détour quel est le sujet de vos larmes et si vous êtes triste à cause de moi. »
Le chapelain, les yeux humides de pleurs, répondit d'une voix tremblante :
« Je ne parlerai point avant que Votre Majesté m'ait promis de ne pas s'irriter contre moi de ce que je lui dirai. »
Le roi l'ayant promis par serment, le prêtre commença ainsi :
« Seigneur la résolution que Vous avez prise de quitter cette terre désolée, excite des plaintes dans l'armée chrétienne, surtout parmi ceux qui ont le plus à coeur votre gloire. Je dois vous déclarer que l'honneur d'une grande entreprise sera effacé par votre départ ; la postérité vous reprochera éternellement d'avoir déserté la cause des chrétiens. Prenez garde de finir honteusement ce que vous avez glorieusement commencé. »
Le chapelain rappela ensuite à Richard les exploits par lesquels ce prince s'était rendu célèbre jusqu'alors ; il lui retraça les bienfaits dont la providence l'avait comblé, et termina son discours par ces paroles :
« Les pèlerins vous regardent comme leur appui, comme leur père : abandonnerez-vous aux ennemis du Christ cette terre que les croisés sont venus délivrer, plongerez-vous toute la chrétienté dans le désespoir ? »

Pendant que le chapelain Guillaume parlait, Richard garda le silence ; quand il eut cessé de parler, le roi ne répondit rien, et son front parut plus sombre. Néanmoins, si l'on en croit Gauthier Vinisauf, le coeur du monarque fut touché de ce qu'il avait entendu ; il n'oubliait point d'ailleurs que les chefs de l'armée avaient juré d'assiéger Jérusalem en son absence, et cette pensée troublait son esprit. Le lendemain, Richard déclara au comte Henri et au duc de Bourgogne qu'il ne repartirait point pour l'Occident avant les fêtes de Pâques de l'année suivante ; peu de temps après, un héraut d'armes, proclamant cette résolution, annonça que l'armée chrétienne allait marcher vers la ville sainte.

A cette heureuse nouvelle, tous les pèlerins tendirent leurs mains au ciel, en disant : Seigneur Dieu, grâces vous soient rendues, le temps de nos bénédictions est arrivé. Les soldats, reprenant leur courage et leurs forces, s'offraient eux-mêmes pour porter les provisions et les bagages ; personne ne se plaignait plus ; rien ne semblait pénible ; on ne voyait plus devant soi ni obstacles ni périls. Les croisés se mirent en marche le dimanche de l'octave de la Trinité ; les plus riches, compatissant aux besoins des pauvres, leur prodiguaient toutes sortes de secours ; ceux qui avaient des chevaux, abandonnant leurs montures aux infirmes et aux malades, marchaient à pied ; les biens paraissaient être en commun, parce que tous les pèlerins avaient le même sentiment. Cette armée chrétienne, longtemps livrée à tous les genres de misère et qui la veille ressemblait à une armée vaincue, offrit tout à coup un spectacle imposant et magnifique. Les guerriers avaient orné leurs casques des aigrettes les plus brillantes ; des panaches, des drapeaux de mille couleurs, flottaient dans l'air ; les épées nues, les lances récemment polies, réfléchissaient les rayons du soleil ; on entendait partout les louanges de Richard mêlées aux cantiques de la victoire.

Au rapport des témoins oculaires, rien n'aurait pu résister à cette armée, remplie de l'esprit du Seigneur, si la discorde et je ne sais quelle fatalité n'avaient rendu inutiles tant de dispositions généreuses.

Les croisés vinrent camper au pied des montagnes de la Judée, dont tous les passages étaient gardés par les troupes de Saladin et par les paysans de Naplouse et d'Hébron. Le sultan, en apprenant l'approche des chrétiens, avait redoublé de soins pour mettre Jérusalem en état de défense ; la plupart des troupes musulmanes rejoignirent leurs drapeaux ; on poursuivit avec une nouvelle activité les réparations des murailles, et deux mille prisonniers chrétiens furent condamnés à relever des fortifications qui devaient protéger leurs ennemis.

Richard, soit qu'il fût effrayé des préparatifs des musulmans, soit qu'il s'abandonnât de nouveau à l'inconstance de son humeur et que l'irrésolution de ses pensées ébranlât son courage, s'arrêta tout à coup dans sa marche, et, sous prétexte d'attendre Henri de Champagne, qu'il avait envoyé à Ptolémaïs pour lui amener de nouveaux renforts, il resta plusieurs semaines dans la ville de Béthenopolis, aujourd'hui Béthamasi, située à sept lieues de Jérusalem.

Les discordes mal assoupies des chrétiens ne tardèrent pas à éclater de nouveau. Le duc de Bourgogne et plusieurs autres chefs, obéissant toujours avec peine au roi d'Angleterre, hésitaient à le seconder dans une entreprise dont le succès devait accroître son orgueil et sa renommée. Toutes les fois que Richard prenait la résolution de conquérir la ville sainte, leur zèle paraissait se ralentir ; lorsque le monarque anglais cherchait à différer cette conquête, ils enflammaient par leurs discours l'enthousiasme des croisés, et répétaient avec plus de chaleur leur serment de délivrer le tombeau de Jésus-Christ. Ainsi l'approche de Jérusalem, qui aurait dû ranimer et réunir les chrétiens, jetait parmi eux le trouble et le désespoir.

Après un mois de séjour à Béthenopolis, les croisés recommencèrent leurs plaintes ; ils s'écriaient avec amertume :
« Nous n'iront donc point à Jérusalem ? »
Richard, le coeur agité de plusieurs sentiments contraires, tout en dédaignant les plaintes des pèlerins, partageait leur douleur et s'indignait contre sa propre fortune. Un jour que son ardeur à poursuivre les musulmans l'avait entraîné jusque sur les hauteurs voisines d'Emmaüs, il aperçut les murailles et les tours de Jérusalem. A cette vue, il se mit à fondre en larmes, et, se couvrant le visage de son bouclier, il s'avoua indigne de contempler cette ville sainte que ses armes n'avaient pu délivrer. Lorsqu'il revint au camp, les chefs le pressèrent de nouveau d'accomplir sa promesse, et telle était la singularité de son caractère, que plus l'opinion des croisés lui imposait l'obligation d'agir, plus il se raidissait contre toutes les volontés, même contre la sienne. Il répondait à ceux qui s'efforçaient de l'entraîner par leurs conseils et leurs sollicitations, que l'entreprise qu'on voulait tenter sur Jérusalem ne présentait que des périls et qu'il ne pouvait y exposer ni l'honneur de la chrétienté ni sa propre gloire. Il s'appuyait surtout du témoignage des seigneurs de la Palestine, qui, dirigés par leur intérêt personnel et mettant plus de prix à la conquête des villes maritimes qu'à celle de la cité sainte, ne partageaient point l'opinion de la plupart des croisés. Au milieu de ces débats, l'agitation des esprits, le mécontentement de l'armée, ne faisaient que s'accroître chaque jour. Richard cherchait tantôt à effrayer ses rivaux et ses adversaires par des menaces, tantôt à les séduire par des promesses. Au reste, toutes ces plaintes, tous ces débats, ne l'empêchaient point d'attaquer sans cesse les musulmans, comme s'il eût voulu justifier sa conduite à force de bravoure, ou cacher le trouble de ses pensées dans le tumulte des combats.

Enfin, d'après son avis, on forma un conseil (15) composé de cinq chevaliers du Temple, de cinq chevaliers de Saint-Jean, de cinq barons français et de cinq barons ou seigneurs de la Palestine. Ce conseil délibéra pendant plusieurs jours sur le parti qu'on avait à prendre. Ceux qui pensaient qu'on devait assiéger Jérusalem annonçaient, sur la foi de plusieurs transfuges venus de cette ville, qu'une révolte avait éclatée en Mésopotamie contre Saladin et que le calife de Bagdad menaçait le sultan de ses armes spirituelles (16) ; que les mameluks reprochaient à leur maître le massacre des habitants de Ptolémaïs et qu'ils refusaient de s'enfermer dans la ville sainte, si Saladin ne partageait leurs périls. Ceux qui soutenaient une opinion Contraire disaient que « toutes ces nouvelles n'étaient qu'un piège du sultan pour attirer les croisés vers des lieux où il pourrait les détruire sans combat. Dans le territoire aride et montueux de Jérusalem, on manquerait d'eau au milieu des chaleurs de l'été. A travers les montagnes de la Judée, les chemins, bordés de précipices, taillés dans le roc en plusieurs endroits, étaient dominés par des hauteurs escarpées, d'où quelques soldats pouvaient anéantir les phalanges des chrétiens.
Si la bravoure des croisés parvenait à surmonter tous les obstacles, conserveraient-ils leurs communications avec les côtes de la mer, d'où ils devaient attendre des vivres ?
S'ils étaient vaincus, comment feraient-ils leur retraite, poursuivis par l'armée de Saladin ? »

Richard et son conseil, renonce à assièger Jérusalem

Telles étaient les raisons qu'alléguaient Richard et ses partisans pour s'éloigner de Jérusalem ; mais ces raisons devaient leur être connues, lorsqu'ils avaient donné l'ordre à l'armée chrétienne de marcher vers la ville sainte. Plus nous avançons dans cette partie de notre récit, plus la vérité se couvre à nos yeux d'un voile impénétrable. Pour juger toutes ces contradictions, il faudrait connaitra les négociations que Richard ne cessait d'entretenir avec les musulmans, négociations auxquelles étaient sans doute subordonnés les mouvements divers de l'armée chrétienne, et qui, restant toujours dans l'ombre, ne laissaient voir dans les événements extérieurs de la guerre que l'aveugle influence de deux génies opposés l'un à l'autre.

Il ne serait pas juste cependant de faire retomber sur Richard toute la sévérité des jugements historiques. Les autres chefs, livrés à l'ambition, à la jalousie, à toutes les fureurs de la discorde, avaient oublié comme lui le principal objet de la guerre sainte. On a pu souvent remarquer que dans les croisades la multitude des pèlerins ne perdait jamais de vue la délivrance de Jérusalem et que les chefs étaient presque toujours détournés du but de leur entreprise par des projets ambitieux et des intérêts profanes. On sent que la tâche de l'historien devient par là plus difficile. S'il est aisé de décrire les passions humaines lorsqu'elles éclatent dans les camps et sur le champ de bataille, il n'en est pas de même lorsqu'elles se renferment dans le conseil des princes et qu'elles s'y mêlent à mille intérêts inconnus. C'est là qu'elles parviennent facilement à échapper aux regards de l'histoire et qu'elles dérobent presque toujours leurs secrets les plus honteux aux recherches de la postérité.

Le roi Richard s'empare d'une riche caravane

Pendant que le conseil des vingt arbitres délibérait, quelques Syriens vinrent avertir Richard qu'une riche caravane arrivait d'Egypte et se rendait à Jérusalem. Le roi rassembla aussitôt l'élite de ses guerriers, auxquels se réunirent les Français. Cette troupe intrépide quitta le camp vers la fin du jour, marcha toute la nuit à la clarté de la lune, et, le lendemain matin, elle arriva sur le territoire d'Hébron, dans un lieu appelé « Hary, » où la caravane s'était arrêtée avec son escorte. Les archers et les balistaires s'avancèrent les premiers ; les guerriers musulmans, au nombre de deux mille, s'étaient rangés par bataillons au pied d'une montagne, tandis que la caravane, retirée à l'écart, attendait l'issue du combat. Richard fondit à la tête des siens sur les musulmans, qui furent ébranlés au premier choc et s'enfuirent, dit une chronique, « comme des lièvres que des chiens poursuivent. » La caravane fut enlevée ; ceux qui la gardaient vinrent se livrer eux-mêmes ; ils tendaient aux croisés des mains suppliantes, implorant leur miséricorde, et, pour nous servir des expressions de la chronique souvent citée, « regardant tout ce qui pouvait leur arriver comme peu de chose, pourvu qu'on leur laissât la vie. »

Richard et ses compagnons revinrent triomphants à l'armée chrétienne, emmenant à leur suite quatre mille sept cents chameaux, un grand nombre de chevaux, d'ânes, de mulets, chargés des marchandises les plus précieuses de l'Asie. On distribua les ânes à tous les valets de l'armée, et l'on fit des pâtés avec la chair fraîche des chameaux. Le roi d'Angleterre distribua les dépouilles de l'ennemi à ceux qui étaient restés au camp comme à ceux qui l'avaient accompagné ; ainsi le roi David, disait-on dans l'armée chrétienne, récompensait ceux qui allaient au combat et ceux qui gardaient les bagages. On célébra cette victoire par des festins, où, selon la chronique de Gauthier Vinisauf, la blanche chair des chameaux enlevés aux musulmans parut une nourriture délicieuse à la multitude des croisés. On ne se lassait pas d'admirer les riches dépouilles des ennemis, et les pèlerins se livraient d'autant plus à la joie, qu'un succès si éclatant pouvait donner à leur chef la pensée de mettre à profit la terreur des musulmans et de conduire les croisés devant Jérusalem.

La plus grande confusion régna dans la ville sainte, lorsqu'on y apprit que la riche caravane d'Egypte était tombée entre les mains des chrétiens. Boha-Eddin, témoin oculaire, rapporte que le sultan crut devoir assembler ses émirs pour ranimer leur courage et qu'il leur fit jurer sur la pierre mystérieuse de Jacob de combattre jusqu'à la mort. Dans les conseils qui suivirent cette cérémonie, les murmures du mécontentement ou du désespoir se firent entendre, et des reproches se mêlèrent aux avis donnés à Saladin. Ces signes, avant-coureurs des discordes, montraient à la fois la terreur qu'inspirait le nom de Richard et l'esprit d'insubordination qui commençait à se faire remarquer dans l'armée musulmane.

Cependant le conseil des chevaliers et des barons, après plusieurs jours de délibération, décida enfin que l'armée s'éloignerait des montagnes de la Judée et retournerait vers les rivages de la mer. Cette résolution répandit dans le camp une désolation générale ; les pèlerins commencèrent à maudire le temps qu'ils avaient passé dans la terre sainte ; l'esprit de rivalité réveilla les haines anciennes ; les croisés plus divisés que jamais, ne purent plus se réunir ni pour combattre l'ennemi ni pour supporter leur misères. Les Français et les Anglais ne marchaient plus ensemble et campaient dans les lieux séparés. Vinisauf rapporte que le duc de Bourgogne composa des chansons dans lesquelles il n'épargnait ni te roi d'Angleterre ni les princesses qui l'avaient suivi à la croisade. Richard répondit par des sirventes ou satires dans lesquelles il traitait avec mépris les Français et leur chef. On disait dans l'armée que le duc de Bourgogne recevait des musulmans le prix de sa haine contre Richard. Si l'on en croit les chroniques anglaises, le roi surprit et fit tuer, à coups de flèches, des messagers de Saladin chargés de porter au duc de riches présents. Que pouvaient désormais contre les infidèles les croisés affaiblis par de telles dissensions ?
Déjà même la cause de Jésus-Christ n'avait plus d'armée pour sa défense, et les chemins étaient couverts de pèlerins, qui, n'espérant plus rien de la guerre sainte, se rendaient les uns à Tyr, les autres à Joppé ou à Ptolémaïs, avec le dessein de s'embarquer pour l'Occident.
La paix devenait plus que jamais nécessaire à Richard. Le roi d'Angleterre porta de nouveau ses espérances vers Saladin. Abandonné d'un grand nombre des siens, il montrait encore la fierté que donne la victoire : tantôt il ordonnait de raser la forteresse de Daroum, qu'on lui demandait ; tantôt il envoyait une garnison dans la ville d'Ascalon, qu'on voulait démolir ; tantôt enfin il menaçait d'assiéger la ville de Beyrouth. Saladin, qui ne désirait point la paix, prolongeait les négociations pour avoir le temps de rappeler ses émirs, dont plusieurs rejoignaient ses drapeaux avec quelque répugnance. Lorsqu'il eut reçu dans son armée les émirs d'Alep, de la Mésopotamie et de l'Egypte, attirés bien moins par ses ordres que par l'espoir du butin et d'une victoire facile, il quitta Jérusalem et vint assiéger, avec toutes ses forces, la ville de Joppé, défendue seulement par trois mille guerriers chrétiens.

Saladin s'empare de la ville de Joppé

Après plusieurs assauts, la ville est prise ; lès musulmans égorgent tous ceux qu'ils rencontrent, et commettent d'horribles cruautés sur les malades. Déjà la citadelle, où s'était réfugiée la garnison, proposait de capituler, lorsque Richard, venant par mer de Ptolémaïs, parut tout à coup devant le port avec plusieurs navires montés par des guerriers chrétiens ; aussitôt il fait tourner ses barques vers la ville, et, se jetant dans l'eau jusqu'à la ceinture, il atteint le premier le rivage défendu par une multitude de musulmans. Les plus braves suivent Richard, à qui rien ne résiste ; cette généreuse troupe pénètre dans la place, en chasse les Turcs, les poursuit jusque dans la plaine, et va dresser ses tentes au lieu même où Saladin avait eu les siennes quelques heures auparavant. Gauthier Vinisauf nous dit que les annales des temps anciens n'offrent pas un tel prodige, et l'auteur arabe Boha-Eddin ne peut s'empêcher de rendre hommage à cet exploit presque fabuleux du roi d'Angleterre. Mais, quoiqu'il eût mis en fuite ses ennemis, Richard était loin encore d'avoir triomphé de tous les périls. Après avoir réuni à ses guerriers la garnison de la citadelle, il comptait à peine deux mille combattants. Le troisième jour après la délivrance de Joppé, les Turcs résolurent de le surprendre dans son camp ; un Génois qui en était sorti au crépuscule du matin ; aperçut dans la plaine des bataillons musulmans, et revint en criant : Aux armes ! Aux armes ! Richard s'éveille en sursaut, endosse sa cuirasse ; déjà les musulmans accouraient en foule : le roi et la plupart des siens marchèrent au combat les jambes nues, quelques-uns en chemise. On ne trouva dans l'armée chrétienne que dix chevaux ; un d'eux fut donné à Richard, et les chroniques nomment les neuf guerriers qui suivaient le roi à cheval ; les musulmans sont forcés à la retraite : Le roi d'Angleterre profite de ce premier avantage pour ranger ses soldats en bataille dans la plaine et pour les exhorter à de nouveaux combats. Bientôt les Turcs revenant à la charge, au nombre de sept mille cavaliers, se précipitent sur les chrétiens ; ceux-ci, pressant leurs rangs et présentant la pointe de leurs lances, résistent à l'impétuosité de l'ennemi, semblables à une muraille de fer ou d'airain. Les cavaliers musulmans reculent d'abord, reviennent ensuite en poussant des cris affreux, et s'éloignent encore sans oser combattre ; enfin Richard s'ébranle avec les siens et fond sur les Turcs, étonnés de son audace. Alors on vient lui annoncer que l'ennemi est rentré dans la ville de Joppé et que le glaive musulman moissonne ceux des chrétiens qui étaient restés à la garde des portes (17).

Richard et quelques chevaliers reprennent Joppé

Richard vole à leur secours ; les mameluks se dispersent à son approche ; il tue tout ce qui résiste : il n'avait avec lui que deux cavaliers et quelques balistaires, Quand te ville est délivrée de la présence des ennemis, il revient dans la plaine, où sa troupe était aux prises avec la cavalerie musulmane. C'est ici que son historien ne sait quelles expressions employer pour rendre la surprise que lui cause un spectacle si nouveau. Au seul aspect de Richard, les plus braves des musulmans frémissaient de crainte et leurs cheveux se hérissaient sur leurs fronts. Un émir qui se distinguait par sa taille et l'éclat de ses armes, ose le défier au combat ; d'un seul coup il lui abat la tête, l'épaule droite et le bras droit. Au fort de la mêlée, l'intrépide comte de Leicester et plusieurs de ses valeureux compagnons allaient succomber, accablés par le nombre ; mais Richard, toujours invincible, toujours invulnérable, les sauve du péril en renversant autour d'eux la foule des musulmans ; enfin il se précipite avec tant d'ardeur dans les rangs ennemis, que personne ne peut le suivre et qu'il disparaît aux yeux de tous ses guerriers. Lorsqu'il revint au milieu des croisés, qui le croyaient mort, son cheval était couvert de sang et de poussière ; et lui-même, pour nous servir des expressions naïves d'un chroniqueur, témoin oculaire, « tout hérissé de flèches, paraissait semblable à une pelote couverte d'aiguilles » (18).

Quelques historiens rapportent que Malek-Adhel, plein d'admiration pour la bravoure de Richard, lui envoya deux chevaux arabes sur le champ de bataille.

Lorsqu'après le combat, Saladin reprochait à ses émirs d'avoir fui devant un seul homme : « Personne, répondit un d'eux, ne peut supporter les coups qu'il porte ; son impétuosité est terrible, sa rencontre est mortelle, et ses actions sont au-dessus de la nature humaine. »
Les chrétiens eux-mêmes ne pouvaient s'expliquer cette victoire extraordinaire qu'en l'attribuant à la puissance divine. Mais, sans chercher à diminuer la gloire de Richard et de ses compagnons d'armes, nous devons rappeler ici les discordes qui s'étaient élevées parmi les guerriers de Saladin et qui durent affaiblir et distraire leur courage. Les soldats qui appartenaient à la nation des Kurdes voyaient avec peine la faveur dont jouissaient les mameluks. Boha-Eddin nous apprend qu'à la prise de Joppé, ceux-ci, placés à la porte de la ville, avaient enlevé aux autres guerriers les dépouilles des chrétiens. Cet acte d'injustice et de violence indigna l'armée musulmane, et, dans le dernier combat livré à Richard, les soldats Kurdes osèrent faire entendre ces paroles : « 0 Saladin ! On nous appelle pour le danger, et vous nous repousse pour le butin. Dis à tes mameluks d'avancer et de combattre. »
Cependant tant de travaux et de gloire devaient être perdus pour la croisade. Le duc de Bourgogne s'était retiré à Tyr et refusait de prendre aucune part à la guerre. Les Allemands, commandés par le duc d'Autriche, avaient quitté la Palestine. Comme Richard était tombé malade et qu'il voulait se rendre à Ptolémaïs, les chefs qui l'avaient suivi jusqu'alors lui reprochèrent de les abandonner et s'éloignèrent eux-mêmes. Le roi d'Angleterre, pour retenir les plus fidèles de ses guerriers auprès de lui, fut obligé de leur abandonner tout ce qui lui restait des dépouilles de la caravane surprise dans les campagnes d'Hébron. Jusque-là l'ambition de Richard avait été d'accroître par des prodiges de valeur sa renommée dans le monde chrétien. Il supportait tous les travaux de la guerre, dans l'espoir que ses exploits en Palestine l'aideraient à triompher de ses rivaux et de ses ennemis au delà des mers ; mais, comme son armée l'abandonnait, il ne s'occupa plus que de reprendre les négociations avec Saladin. Les sentiments divers dont il était agité, la honte de n'avoir pu délivrer Jérusalem, la crainte de perdre son royaume, lui faisaient adopter et rejeter tour à tour les résolutions les plus opposées (19) ; tantôt il voulait retourner en Europe sans conclure la paix, tantôt il menaçait Saladin et cherchait à l'effrayer en répandant le bruit que le pontife de Rome devait arriver en Palestine avec deux cent mille croisés. L'hiver approchait, et bientôt la Méditerranée allait cesser d'être navigable : « Tandis qu'on peut encore passer la mer, écrivait-il au sultan, acceptez la paix, et je retournerai en Europe. Si vous refusez les conditions que je vous propose, je passerai l'hiver en Syrie et je poursuivrai la guerre. » Saladin convoqua ses émirs pour délibérer sur les propositions de Richard. « Jusqu'ici, leur dit-il, nous avons combattu avec gloire, et la cause de l'islamisme a triomphé par nos armes. J'ai peur que la mort ne me surprenne dans la paix, et ne m'empêche de terminer l'entreprise que nous avons commencée. Puisque Dieu nous donne la victoire, il veut que nous poursuivions la guerre, et nous devons suivre sa volonté. » La plupart des émirs applaudirent au courage et à la fermeté de Saladin ; mais ils lui représentèrent « que les villes étaient sans défense et les provinces dévastées ; les fatigues de la guerre avaient affaibli les armées musulmanes ; les chevaux manquaient de fourrage, les soldats de vivres. Si nous réduisons les Francs au désespoir, ajoutaient-ils, ils peuvent encore nous vaincre et nous arracher nos conquêtes. Il est sage d'obéir à la maxime du Coran, qui nous ordonne d'accorder la paix à nos ennemis lorsqu'ils nous la demandent. La paix nous donnera le temps de fortifier nos villes, de réparer nos forces, et de recommencer la guerre avec avantage, lorsque les Francs, toujours infidèles aux traités, nous fourniront de nouveaux motifs pour les attaquer. »

Saladin pouvait voir, par ce discours des émirs, que la plupart des guerriers musulmans commençaient à perdre l'ardeur et le zèle qu'ils avaient montrés pour la cause de l'islamisme. Le sultan était abandonné par plusieurs de ses auxiliaires et craignait de voir s'élever des troubles dans son empire. D'ailleurs il ne pouvait se rappeler sans frémir le refus qu'avaient fait ses troupes de combattre devant Joppé. Les deux armées campaient tout près l'une de l'autre, et la poussière qui s'élevait des deux camps, dit un auteur arabe, se mêlait dans l'air et ne formait qu'un seul nuage. Ni les chrétiens ni les musulmans ne montraient l'impatience de franchir l'enceinte de leurs remparts et de leurs fossés ; les uns et les autres paraissaient également fatigués de la guerre ; les deux chefs avaient le même intérêt à conclure la paix. La disposition des esprits et l'impossibilité de poursuivre les entreprises guerrières firent enfin adopter une trêve de trois ans et huit mois. « Richard, dit Gauthier Vinisauf, ne pouvait espérer un meilleur traité ; quiconque pensera autrement sera convaincu de mauvaise foi. »

Richard et Saladin signe une paix précaire

On convint que Jérusalem serait ouverte à la dévotion des chrétiens et que ceux-ci posséderaient toute la côte maritime depuis Joppé jusqu'à Tyr. Les Turcs et les croisés avaient des prétentions sur Ascalon, qu'on regardait comme la clef de l'Egypte. Pour terminer les débats, on arrêta que cette ville serait de nouveau démolie. Il n'est pas inutile de remarquer qu'on ne parla point de la restitution de la vraie croix, qui avait été le sujet des premières négociations et pour laquelle Richard avait d'abord envoyé plusieurs ambassades à Saladin. Les principaux chefs des deux armées jurèrent, les uns sur le Coran, les autres sur l'évangile, d'observer les conditions du traité. La majesté royale parut alors avoir quelque chose de plus imposant et de plus auguste que la sainteté même du serment : le sultan et le roi d'Angleterre se contentèrent de se donner leur parole et de toucher la main des ambassadeurs.

Tous les princes chrétiens et les émirs de la Syrie furent invités à signer le traité conclu entre Richard et Saladin. Parmi ceux qu'on appela pour être garants de la paix, on n'oublia ni le prince d'Antioche, qui avait pris peu de part à la guerre, ni le chef des Ismaéliens, l'ennemi des chrétiens et des musulmans.

Le seul Guy de Lusignan ne fut point nommé dans le traité. Ce prince eut un moment d'importance par les divisions qu'il avait fait naître ; il tomba dans l'oubli aussitôt que les croisés eurent d'autres sujets de discorde. Dépouillé de son royaume, il obtint celui de Chypre, qui était une possession plus réelle, mais qu'il fallut payer aux templiers, auxquels Richard l'avait vendue ou engagée. La Palestine fut cédée à Henri, comte de Champagne, le nouveau mari de cette Isabelle qui semblait être promise à tous les prétendants au royaume de Jérusalem, et qui, par une singulière destinée, avait donné à trois époux le droit de régner, sans pouvoir elle-même monter sur le trône.

Quand la paix eut été proclamée, les pèlerins, avant de retourner en Europe, voulurent visiter le tombeau de Jésus-Christ et voir cette Jérusalem qu'ils n'avaient pu délivrer. La plupart des croisés de l'armée de Richard se partagèrent en plusieurs caravanes, et se mirent en route pour la ville sainte. Quoiqu'ils fussent sans armes, leur présence réveilla parmi les musulmans les sentiments qu'avait nourris la guerre. « Les Turcs, dit Gauthier Vinisauf, lançaient des regards menaçants sur les pèlerins, et ceux-ci auraient mieux aimé être à Tyr ou à Saint-Jean-d'Acre que sur le chemin de Jérusalem. » Saladin fut obligé d'employer son pouvoir pour faire respecter les lois de l'hospitalité. L'évêque de Salisbury, dont le sultan avait éprouvé la bravoure et qui faisait le pèlerinage au nom de Richard, fut accueilli avec distinction. Saladin lui montra le bois de la vraie croix, et s'entretint longtemps avec lui sur la guerre sainte.

Les Français qui, dans la paix comme dans la guerre, restaient presque toujours séparés des Anglais, ne firent point le pèlerinage de Jérusalem. Depuis la bataille de Joppé ils n'avaient pas quitté la ville de Tyr, conservant toujours leurs préventions jalouses contre Richard. Ils s'étaient montrés mécontents du traité conclu avec Saladin, et avaient raillé le roi d'Angleterre. Ce prince, pour se venger, avait fermé aux Français les portes de Jérusalem. Lorsqu'ils furent partis, le roi disait aux siens : « Chassez le moqueur, et la moquerie s'en ira aussi. »
Le duc de Bourgogne, qui était à la tête des Français, mourut tout à coup lorsqu'il s'occupait de son retour en Occident, et, comme il expira au milieu des accès d'une violente frénésie, les pèlerins anglais ne manquèrent pas de voir dans cette mort la punition de sa félonie et le jugement de la colère divine, Richard, n'ayant plus rien à faire en Orient et ne songeant plus qu'aux ennemis qu'il avait en Europe, s'occupa de son départ. Quand il s'embarqua à Ptolémaïs, les chrétiens de la terre sainte ne purent retenir leurs pleurs. On n'avait jamais mieux connu ses vertus ni rendu plus de justice à ses qualités brillantes. Tous, en le voyant partir, se croyaient désormais sans appui et sans secours contre les agressions des musulmans ; lui-même ne put retenir ses larmes, et, lorsqu'il fut sorti du port, tournant les yeux vers la terre qu'il venait de quitter : « O terre sainte ! s'écria-t-il, je recommande ton peuple à Dieu ; fasse le ciel que je vienne encore te visiter et te secourir ! » (20).
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

5 — Voyez la Correspondance d'Orient, t IV.
6 — Boha-Eddin, t IV de la Bibliothèque des Croisade.
7 — Quodam pilo vulnerati fuimus in latere sinistro.
8 — Om peut comparer, sur ces négociations, les historiens arabes et Gauthier Vinisauf. Ce dernier dit que Saladin amusa Richard par de trompeuses promesses. Pendant les négociations, les deux rois s'envoyèrent des présents. Richard donna un repas somptueux à Malek-Adhel : mais ce ne fut pas lui-même qui le traita ; Il chargea Etienne de Torneham d'en faire les honneurs (Voyez le livre IV, chapitre XXXI, de Gauthier Vinisauf, et la Bibliothèque des Croisades, t, II et t, IV).
9 — Cette négociation est rapportée par les principaux historiens arabes. Quoique les auteurs chrétiens n'en aient point parlé, II serait difficile de la révoquer en doute et d'affaiblir le témoignage d'écrivains qui a donné à madame Cottin l'idée de son roman de Mathilde, ouvrage rempli de peintures éloquentes et de sentiments héroïques puisé dans l'histoire de la chevalerie.
10 — Consultez, pour tous les détails qui suivent, Gauthier Vinisauf, liv. V, ch. VI et suivant, et Bromton, p. 1242 et suivant (Voir aussi Bibliothèque des Croisades, t. I, p. 703, 4 et 5.)
11 — Bromton ajoute que le roi Richard, indigné de cette réponse, donna un coup de pied à Léopold, et défendit qu'à l'avenir l'étendard du duc fût arboré dans son camp. Léopold s'éloigna de l'armée en jurant de se venger s'il en trouvait l'occasion (Bibliothèque des Croisades, t. II).
12 — Ce sont les paroles que prononcèrent les meurtriers de Conrad, en lui portant le coup mortel (Voyez la Bibliothèque des Croisades, Extrait de Sicardi, t. II).
13 — Le continuateur de Guillaume de Tyr raconte ce fait arec d'autres circonstances. Tome I de la Bibliothèque des Croisades.
14 — Plus tard, si on en croit Bromton, Richard, quand il fut retenu prisonnier parle duc d'Autriche, obtint du Vieux de la Montagne deux lettres par lesquelles ce chef de sectaires attestait l'innocence du roi (Bibliothèque des Croisades, t. II).
15 — Gauthier Vinisauf, au chapitre I de son livre VI, rapporte le discours que le roi Richard tint dans cette occasion pour montrer les difficultés de l'entreprise sur Jérusalem ; Il ajoute ensuite qu'on choisit vingt personnes discrètes au jugement desquelles on devait s'en rapporter. Ces arbitres décidèrent qu'il fallait marcher sur le Caire plutôt que sur Jérusalem. Le roi se rangea à cet avis ; mais les Français s'y opposèrent Raoul de Coggeshale dit au contraire que ce furent les Français qui ne voulurent pas aller à Jérusalem et que Richard et les Anglais voulaient y aller (Bibliothèque des Croisades, t II). Boha-Eddin parle aussi des arbitres choisis pur l'armée chrétienne (Voyez la Bibliothèque des Croisades, t. IV).
16 — L'origine de cette querelle venait de ce que Taki-Eddin, neveu du sultan, ayant été investi de quelques places de Mésopotamie, avait commencé à inquiéter tous les princes du voisinage, sans excepter les protégés du calife. Ensuite Taki-Eddin étant mort, son fils avait prétendu lui succéder, sans attendre l'agrément de Saladin, son grand-oncle et son souverain. Ces divers événements avaient jeté le trouble dans le conseil du sultan.
17 — Raoul de Goggeshale, qui est plus étendu dans cette partie de son récit que Gauthier Vinisauf, dit qu'Hugues de Nevil étant venu tout effrayé dire au roi que le nombre des ennemis allait accabler les pèlerins, le roi le menaça de lui faire couper la tête s'il en disait le moindre mot aux guerriers chrétiens.
18 — Gauthier Vinisauf, dans son enthousiasme pour Richard, le met au dessus d'Antée, d'Achille, d'Alexandre le Grand, de Judas Macchabée et de Roland. Son corps, dit-Il, était comme d'airain, « caro tanquam oenea nullorum cedebat armorum generibus. » Chap. XXIII, livre VI.
19 — Gauthier Vinisauf dit que Richard écrivit à Malek-Adhel, prince grand et généreux, et qui, selon l'historien, avait une profonde estime pour le roi d'Angleterre (Bibliothèque des Croisades, t, II).
20 — Gauthier Vinisauf, (Bibliothèque des Croisades, t, II).

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

8 - Analyse de cette troisième croisade

Quand je visitai en 1831 Saint-Jean-d'Acre et ses environs, pour y suivre les traces de nos vieux croisés, j'y trouvai des souvenirs de la France plus rapprochés de notre temps. On se rappelle qu'en 1708, le général Bonaparte, vainqueur de l'égypte, passa en Syrie avec son armée, et mit le siège devant Saint-Jean-d'Acre, ou Ptolémaïs : j'ai vu sur le mont Carmel et sur les rives du Bélus, les tombeaux des Français moissonnés dans ce dernier siège ; le mont Thabor et les campagnes de la Galilée gardent encore le souvenir des victoires de Bonaparte et de ses compagnons. Ces deux guerres produisirent également des prodiges de bravoure ; mais quelle différence dans les sentiments qui animent les chefs et les soldats à l'une et à l'autre époque ! Dans la première expédition, on se bat au nom de la religion des aïeux ; dans la seconde, on ne combat plus qu'au nom d'une révolution nouvelle qui menace de détruire la religion elle-même. Dans la croisade de Philippe-Auguste et de Richard Coeur-de-Lion, le nom de Jérusalem suffit pour enflammer tous les courages ; dans la campagne de Napoléon, on ne prononce pas même le nom de la ville sainte, et, dans cette armée venue de l'ancien royaume de saint Louis, personne ne songe à saluer le tombeau du Christ. N'y a-t-il pas là quelque chose de mystérieux que l'histoire ne peut expliquer ? Car dans les deux guerres, c'est toujours l'Occident qui va chercher l'Orient, et qui tend à s'en rapprocher.

Tandis que les hommes font à grand bruit leurs révolutions, dont ils ne connaissent pas toujours la portée, la providence poursuit les siennes en silence, et se sert des moyens et des instruments qu'elle juge convenables à ses desseins. Le besoin d'un rapprochement entre des nations éloignées, ce mystère caché jusqu'ici à notre faible politique, ne commencerait-il pas à s'expliquer par ce qui arrive au delà des mers, au moment où nous écrivons ? Nous reviendrons sur ce sujet quand nous en serons à examiner quels ont été les résultats probables et le véritable objet des croisades. Reprenons notre récit.

Ainsi finit cette troisième croisade, où tout l'Occident en armes ne put obtenir d'autres avantages que la conquête de Ptolémaïs et la démolition d'Ascalon. L'Allemagne y perdit sans gloire un de ses plus grands empereurs et la plus belle de ses armées ; la France et l'Angleterre, la fleur de leur noblesse belliqueuse (21). L'Europe eut d'autant plus à déplorer les pertes qu'elle fit dans cette guerre, que les armées chrétiennes étaient mieux composées que dans les expéditions précédentes : les criminels, les aventuriers, les gens sans aveu, en avaient été bannis, et tout ce que l'Occident avait de plus illustre parmi ses guerriers s'était rangé sous les bannières du Christ.

Les croisés qui combattaient Saladin étaient mieux armés que ceux qui les avaient précédés dans la Palestine : on se servit de l'arbalète, négligée dans la seconde croisade ; les cuirasses, les boucliers, recouverts d'un cuir épais, résistaient aux traits des musulmans : souvent on vit sur le champ de bataille des soldats hérissés de flèches sans être blessés et restant immobiles dans leurs rangs. L'infanterie, arme dédaignée, se forma et prit plus d'importance dans le long siège de Ptolémaïs. Cette guerre ne ressemblait point à celles qu'on faisait alors en Europe, où, d'après les lois féodales, les princes et les seigneurs ne pouvaient retenir longtemps les guerriers sous leurs drapeaux. Trois ans de périls et de combats durent former les soldats à l'obéissance, les chefs au commandement.

Les musulmans avaient fait aussi des progrès dans la science de la guerre, et commençaient à reprendre l'usage de la lance, à laquelle ils paraissaient avoir préféré le sabre et l'épée lorsque les premiers croisés étaient arrivés en Syrie. Leurs armées n'offraient plus une multitude confuse et combattaient avec moins de désordre. Les Turcs et les Kurdes surpassaient les Francs dans l'art d'attaquer et de défendre les places ; leur cavalerie, qu'ils pouvaient facilement renouveler, l'emportait sur celle des croisés, qui devaient avoir beaucoup de peine à se procurer des chevaux. Les musulmans avaient plus d'un avantage sur les Francs : ils combattaient sur leur propre territoire, dans leur propre climat ; ils n'étaient soumis qu'à un seul chef, qui leur donna toujours un même esprit et ne leur présenta jamais que la même cause à défendre.

La troisième croisade, quoique malheureuse, n'excita pas autant de plaintes en Europe que celle de saint Bernard, parce qu'elle ne fût pas sans gloire. Elle trouva néanmoins des censeurs, et les raisons par lesquelles on la défendit ont beaucoup dé ressemblance avec celles qu'employèrent les apologistes de la seconde guerre sainte.
« Il s'est trouvé des gens, dit l'un d'eux, qui, raisonnant à tort et à travers, ont osé soutenir que les pèlerins n'avaient rien gagné dans la terre de Jérusalem, puisque la ville sainte était restée au pouvoir des Sarrasins ; mais ces hommes ne comptent-ils donc pour rien le triomphe spirituel de cent mille martyrs ?
Qui peut douter du salut de tant de nobles guerriers qui se sont condamnés à toutes sortes de privations pour mériter le ciel et que nous avons vus nous-mêmes, au milieu de tous les périls, assister chaque matin à la messe que célébraient leurs propres chapelains ? »
Ainsi parlait Gauthier Vinisauf, auteur contemporain. Compter parmi les avantages d'une croisade le nombre immense des martyrs qu'elle a faits, doit paraître une idée singulière. Ceux qui s'exprimaient de la sorte étaient néanmoins conséquents aux idées de leur siècle, et surtout à l'esprit qui animait les soldats de la croix. Quand les papes et les orateurs sacrés cherchaient à exciter le zèle des chrétiens d'Occident pour la délivrance des saints lieux, ils ne leur promettaient que les palmes du martyre, et cette seule promesse suffisait pour faire partir des milliers de pèlerins. Lorsque ceux-ci mouraient dans la croisade, ils trouvaient le bien qu'on leur avait promis. Il n'est donc pas étonnant qu'après la guerre on regardât comme un bienfait l'accomplissement des promesses faites auparavant. D'ailleurs, on ne doit pas oublier que c'était là le langage des ecclésiastiques et des moines. Si des chevaliers et des barons avaient écrit cette histoire, ils auraient fait sans doute d'autres raisonnements : quand on lit les annales de ces temps reculés, on doit s'attendre à les trouver souvent plus remplies de dévotion que les temps mêmes qu'elles nous rappellent. Dans le monde et dans les camps, les événements allaient trop souvent au gré des passions humaines, et leur histoire ne s'écrivait guère que dans les cloîtres.

Dans cette croisade, les Francs se montrèrent plus policés qu'ils ne l'avaient été jusqu'alors. De grands monarques qui se combattaient sans cesser de s'estimer et d'avoir entre eux de généreux procédés, étaient pour le monde un spectacle nouveau. Les sujets suivirent l'exemple de leurs princes, et perdirent sous la tente quelque chose de leur barbarie. Les croisés furent parfois admis à la table de Saladin, et les émirs reçus à celle de Richard : en se mêlant ensemble, les musulmans et les chrétiens purent faire un heureux échange de leurs usages, de leurs manières, de leur savoir, et même de leurs vertus.

Les chrétiens, un peu plus éclairés que dans les deux croisades précédentes, eurent moins besoin d'être excités par des prodiges. La passion de la gloire fut pour eux un mobile presque aussi puissant que l'enthousiasme religieux. Aussi la chevalerie fit-elle de grands progrès dans cette croisade ; elle était tellement en honneur, même parmi les infidèles, que Saladin voulut en connaître les statuts, et que Malek-Adhel envoya son fils ainé à Richard, pour que le jeune prince musulman fût reçu chevalier dans l'assemblée des barons et des seigneurs chrétiens (22).

Le sentiment de l'honneur, l'humanité qui en est inséparable, essuyèrent souvent les pleurs que les malheurs de la guerre faisaient répandre ; des passions tendres et vertueuses s'associaient dans l'âme des héros avec les maximes austères de la religion et les images sanglantes des combats. Au milieu de la corruption des camps, l'amour, en inspirant des sentiments nobles et délicats aux chevaliers et aux troubadours qui avaient pris la croix, les préserva des séductions d'une débauche grossière. Plus d'un guerrier, animé par le souvenir de la beauté, fit admirer sa bravoure en combattant les musulmans. Ce fut dans cette croisade que mourut le châtelain de Coucy, blessé à mort à côté du roi Richard. Une chanson, qui nous est restée, contient ses adieux à la France : il allait dans la terre sainte, disait-il, afin d'obtenir trois choses d'un grand prix pour un chevalier : « Le paradis, la gloire et l'amour de sa mie. »

Une chronique du moyen âge rapporte que, lorsqu'il eut reçu le coup mortel et qu'il fut près de rendre le dernier soupir, le fidèle châtelain se confessa d'abord au légat du pape, et chargea ensuite son écuyer de porter son coeur à la dame de Fayel. Les dernières volontés de Coucy et l'horrible festin qu'un mari cruel fit servir à la victime de sa jalousie, montrent à la fois ce que la chevalerie pouvait inspirer de plus touchant et ce que les moeurs du douzième siècle avaient de plus barbare (23). Les troubadours célébrèrent dans leurs chansons l'amour chevaleresque du noble châtelain et le désespoir qui s'empara de la belle de Vergy, lorsqu'elle apprit qu'elle avait mangé le coeur de son fidèle chevalier. Si nous en croyons les vieilles chroniques, le seigneur de Fayel, poursuivi par ses remords et par l'opinion de ses contemporains, fut obligé d'aller dans la terre sainte expier son crime et la mort d'une épouse infortunée.

Dans cette croisade, où s'illustrèrent tant de chevaliers, deux hommes, Richard et Saladin, s'acquirent une gloire immortelle : l'un, par une bravoure inutile et par des qualités plus brillantes que solides ; l'autre, par des succès réels et par des vertus qui auraient pu servir de modèle aux chrétiens. Le nom de Richard fut, pendant un siècle, l'effroi de l'Orient ; les Sarrasins et les Turcs le célébrèrent dans leurs proverbes, longtemps après les croisades (24). Il cultiva les lettres et mérita une place parmi les troubadours (25); mais les arts n'adoucirent point son caractère impétueux et indomptable, qui lui fit donner par ses contemporains le surnom de Richard Coeur-de-Lion (26), qu'il a conservé dans l'histoire. Emporté par l'inconstance de ses inclinations, il changea souvent de projets, d'affections et de maximes ; il brava quelquefois la religion, et très-souvent se dévoua pour elle. Tantôt incrédule, tantôt superstitieux, sans mesuré dans sa haine comme dans son amitié, il fut excessif en toutes choses, et ne se montra constant que dans son amour pour la guerre. Les passions qui l'animaient permirent rarement à son ambition d'avoir un but, un objet déterminé. Son imprudence, sa présomption, l'incertitude de ses projets, lui firent perdre le fruit de ses exploits. En un mot, le héros de cette troisième croisade est plus fait pour exciter la surprise que pour inspirer l'estime, et semble moins appartenir à l'histoire qu'aux romans de chevalerie.

Avec moins d'audace et de bravoure que Richard, Saladin avait un caractère plus grave et surtout plus propre à conduire une guerre religieuse. Il mit plus de suite dans ses projets ; plus maître de lui-même, il sut mieux commander aux autres. Sa naissance ne le destinait point au trône, et son crime fut d'y monter ; mais on doit dire que, lorsqu'il y fut assis, il s'en montra digne. On sait d'ailleurs qu'en s'emparant de l'empire de Noureddin, il obéit moins à son penchant qu'à sa fortune et à sa destinée. Une fois qu'il fut le maître, il n'eut plus que deux passions : celle de régner et celle de faire triompher le Coran. Toutes les fois qu'il ne s'agissait pas d'un royaume ou de la gloire du prophète, qu'on ne contraria ni son imbibition ni sa croyance, le fils d'Ayoub montra de la modération. Au milieu des fureurs de la guerre, il donna l'exemple des vertus pacifiques : « Du sein des camps, dit un auteur oriental, il couvrait les peuples des ailes de sa justice, et faisait pleuvoir sur les villes les nuées de sa libéralité. »
Les musulmans admiraient l'austérité de sa dévotion, sa constance dans les travaux, son habileté dans la guerre. Sa générosité, son respect pour les malheurs et pour la foi jurée, furent célébrés par les chrétiens qu'avaient désolés ses victoires et dont il renversa la puissance en Asie. Dans une conversation qu'il eut après la guerre avec l'évêque de Salisbury et qui nous a été conservée par une chronique du temps, Saladin nous fait connaître à la fois son caractère et celui de Richard ; le sultan loua beaucoup la bravoure du roi d'Angleterre. « Mais ce prince, ajouta-t-il, n'est pas assez prudent et se montre trop prodigue de sa vie ; j'aimerais mieux voir dans un grand homme la prudence et la modestie que le mépris du péril et l'amour d'une vaine gloire. »

Cette guerre, si glorieuse pour le chef des musulmans, ne fut pas sans avantages pour l'Europe. Des croisés qui se rendaient en Palestine, s'arrêtèrent en Espagne, et, par leurs victoires sur les Maures, préparèrent la délivrance des royaumes chrétiens situés au delà des Pyrénées. Ainsi que dans la seconde croisade, un grand nombre d'Allemands, entraînés par les sollicitations du pape, firent la guerre aux barbares habitants des rives de la Baltique, et reculèrent, par d'utiles exploits, les limites de la république chrétienne en Occident.

Comme la plupart des pèlerins se rendirent par mer en Palestine, l'art de la navigation reçut de grands encouragements et fit de sensibles progrès. Pendant le siège de Ptolémaïs, il arriva une multitude de vaisseaux d'Europe dans les mers de Syrie. Si la plupart de ces navires avaient appartenu aux princes qui dirigeaient cette guerre, et non à des marchands qui profitaient de la croisade sans la servir, il n'est pas douteux que la marine des Orientaux n'eût été anéantie et que les musulmans n'eussent pas pu disputer aux chrétiens l'empire de la mer ; toutefois, les flottes d'Occident eurent une supériorité marquée sur celles des Turcs. Les chroniques contemporaines parlent de plusieurs batailles navales, dans lesquelles les Francs eurent tout l'avantage ; les connaissances techniques que déploient les vieux chroniqueurs (Gauthier Vinisauf) dans leurs descriptions et leurs récits, nous prouvent que les lumières sur cette partie importante de l'industrie humaine commençaient à se répandre. Une remarque qui n'est peut-être pas sans intérêt, c'est que Richard s'embarqua sur des vaisseaux anglais et que Philippe eut recours pour son expédition aux Génois. Il n'est pas inutile d'ajouter que le brillant combat livré par Richard dans la mer de Tyr à un gros vaisseau musulman fut un des premiers triomphes de la marine britannique.

Un des résultats les plus importants de la troisième croisade, celui auquel les croisés n'avaient pas songé, fut la conquête de Chypre, et l'érection de cette lie en royaume. Chypre renfermait plusieurs villes florissantes ; ses plaines étaient fertiles ; ses coteaux produisaient un vin renommé ; ses ports offraient un asile commode aux vaisseaux qui se rendaient de l'Occident en Asie et revenaient de la Syrie en Europe. Le royaume de Chypre fournit souvent d'utiles secours aux colonies chrétiennes d'Orient, et, lorsque ces colonies furent dispersées par les Turcs, il recueillit leurs débris.
Conquis par Richard et gouverné par une longue suite de rois, il conserva, longtemps après les croisades, les lois que Godefroy de Bouillon et ses successeurs avaient faites pour Jérusalem ; il transmit aux âges suivants le plus précieux monument de la législation de ces temps reculés.

Dans quelques états de l'Europe, le commerce et l'esprit même des guerres saintes avaient contribué à l'affranchissement des communes. Beaucoup de serfs, devenus libres, avaient pris les armes. Ce ne fut pas un des spectacles les moins intéressants de cette croisade que celui de voir les bannières de plusieurs villes de France et d'Allemagne flotter dans l'armée chrétienne parmi les drapeaux des seigneurs et des barons.

Les retombées de la croisade sur les royaumes

La croisade ruina l'Angleterre ; elle entretint dans ce pays des germes de discorde ; la France, quoiqu'elle eût à déplorer la perte d'un grand nombre de guerriers, vit, à la même époque, fleurir la paix dans toutes ses provinces, et profita des malheurs de ses voisins. La croisade fournit à Philippe-Auguste les moyens d'affaiblir les grands vassaux et de réunir la Normandie à la couronne. Elle lui donna la facilité de lever des tributs sur tous ses sujets, même sur le clergé, et d'avoir à sa solde des armées régulières ; elle lui offrit de plus un prétexte pour s'entourer d'une garde fidèle. Ainsi s'élevait cette puissance royale dont la nation attendait ses libertés et qui devait plus tard triompher à Bouvines de la ligue la plus redoutable qui eût jamais été formée contre la France.

La captivité de Richard en Autriche

Une longue captivité attendait Richard à son retour en Europe. Jeté par la tempête sur les côtes de l'Adriatique, entre Venise et Aquilée, il craignit de traverser la France où il redoutait la présence de Philippe-Auguste, et prit la route d'Allemagne, accompagné d'un seul serviteur. Richard se reposa quelques jours près de Vienne, dans un village appelé Erdberg. Le serviteur, allant à la ville pour y chercher des provisions, portait une bague de prix et une paire de gants de son maître ; il excita des soupçons ; on le questionna ; il répondit qu'il voyageait avec un riche marchand. Mais les soupçons ne furent point dissipés, car déjà la renommée commençait à annoncer que le roi d'Angleterre avait débarqué à Zadara et qu'il était dans le pays d'Autriche. Le domestique, cédant aux instances et aux menaces, confessa enfin la vérité. Richard fut arrêté par les soldats de Léopold, dans une hôtellerie, et sous l'habit d'un garçon de cuisine. Le duc d'Autriche ne fut point assez généreux pour oublier les outrages qu'il avait reçus du roi d*Angleterre au siège de Ptolémaïs, et retint le monarque prisonnier.

On ne savait plus en Europe ce qu'était devenu Richard, lorsqu'un gentilhomme d'Arras, nommé Blondel, résolut de parcourir l'Allemagne et de s'enquérir du lieu où était le prince jusqu'à ce qu'il l'eût découvert. Blondel jura en lui-même, dit une chronique, « qu'il querroit son Seigneur en toute terre tant qu'il l'averoit trouvé. » Il advint par aventure que ledit Blondel se trouva en Autriche dans une belle vallée en un lieu appelé Duresten, sur la rive gauche du Danube, à quelques milles de Vienne. Arrivé devant un vieux château où gémissait, disait-on, un illustre captif, le ménestrel entendit chanter le premier couplet d'une chanson qu'il avait faite autrefois avec Richard, et se mit à chanter le second couplet. Le prisonnier reconnut Blondel, et le fidèle troubadour revint en Angleterre annoncer qu'il avait découvert la prison du roi Richard (27). Le duc d'Autriche, effrayé de cette découverte, n'osa plus retenir entre ses mains son redoutable captif, et le livra à l'empereur d'Allemagne. Richard était resté treize mois dans le château que Léopold lui avait assigné pour prison. Henri VI, qui avait aussi des griefs à venger, se réjouit d'avoir en son pouvoir le roi d'Angleterre ; il le fit enfermer dans le château de Trifels, dont le voyageur voit encore les ruines sur la rive gauche du Rhin, non loin de Landau. L'empereur d'Allemagne l'y retint près d'un an. Le héros de la croisade, dont le nom remplissait le monde, languissait dans les ténèbres d'un cachot, et demeura ainsi longtemps en proie à la vengeance de deux princes chrétiens.

On le fit comparaître devant la diète germanique, assemblée à Worms ; on l'accusa de tous les crimes que lui avaient reprochés la haine et l'envie ; mais l'aspect d'un roi dans les fers est un spectacle si touchant, que personne n'osa condamner Richard ; et, lorsqu'il fit entendre sa justification, les évêques et les seigneurs fondirent en larmes, et conjurèrent Henri de le traiter avec moins d'injustice et de rigueur (28).

La reine éléonore implora toutes les puissances da l'Europe pour obtenir la délivrance de son fils (29). Les plaintes et les chagrins d'une mère touchèrent le coeur de Célestin, qui venait de monter sur la chaire de saint Pierre. Le pape réclama plusieurs fois la liberté du roi d'Angleterre, et lança même l'excommunication contre le duc d'Autriche et l'empereur ; mais les foudres de Rome tombaient si souvent sur les trônes d'Allemagne, qu'elles n'inspiraient presque plus de crainte. Henri brava les anathèmes du Saint-Siège : la captivité de Richard dura encore plus d'une année ; il n'obtint enfin sa liberté qu'après s'être engagé à payer une rançon considérable. Son royaume, qu'il avait ruiné à son départ, s'épuisa pour hâter son retour, et l'Angleterre donna jusqu'à ses vases sacrés pour briser les fers de son monarque. Il fut reçu avec enthousiasme par les Anglais ; ses aventures, qui arrachaient des larmes, firent oublier ses cruautés, et l'Europe ne se ressouvint que de ses exploits et de ses malheurs (30).

La fin de ce grand homme que fut Saladin

Après la trêve conclue avec Richard, Saladin s'était retiré à Damas, et ne jouit qu'une année de sa gloire. L'histoire contemporaine célèbre la manière édifiante dont il mourut (31) ; il distribua également ses aumônes aux chrétiens et aux musulmans. Avant d'expirer, il ordonna à un de ses émirs de porter son drap mortuaire dans les rues de Damas, en répétant à haute voix : « Voilà ce que Saladin vainqueur de l'Orient, emporte de ses conquêtes. » Les chroniques latines sont les seules qui rapportent ce trait, et nous le reproduisons ici moins comme un fait historique, que comme une grande leçon de morale et l'expression vive et énergique de la fragilité des grandeurs humaines. On trouve dans les auteurs arabes une circonstance plus vraie et non moins remarquable qui peint très-bien à la fois la douleur qu'inspira la mort de Saladin et cette espèce de gouvernement où tout semble mourir avec le prince : Boha-Eddin, après avoir parlé du désespoir que firent éclater les Syriens, ajoute que tout le peuple de Damas resta comme frappé de stupeur, et qu'au milieu de la douleur publique on oublia de piller la ville.

Dans les derniers jours de sa vie, Saladin s'occupait de nouvelles conquêtes : il portait ses regards sur l'Asie Mineure, sur l'empire grec, et peut-être aussi sur l'Occident, dont il avait plusieurs fois vaincu les armées en Syrie.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

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Notes

21 — L'historien Bromton nous a laissé une liste des personnages distingués qui moururent ou furent tués pendant cette croisade. Nous croyons devoir la copier ici, autant pour satisfaire la curiosité de nos lecteurs que comme un monument honorable aux peuples et aux familles qui prirent pari à cette expédition.
La reine Sibille, épouse du roi Guy, et ses deux filles.
Héraclius, patriarche de Jérusalem.
Baudouin, archevêque de Cantorbéry.
L'archevêque de Nazareth.
L'archevêque de Besançon.
L'archevêque de Mont-Réal.
L'évêque de Sidon.
Le nouvel évêque d'Acre.
L'évêque de Beyrouth.
L'évêque de Saint-George.
L'évêque de Saint-Abraham.
L'évêque de Tibériade.
L'abbé du-Temple-du-Seigneur.
L'abbé du Mont-Sion.
L'abbé du Mont-des-Oliviers.
L'abbé de Fordes.
Le prieur du Saint-Sépulcre.
Raoul, archidiacre de Glocester.
Roger le Haule.
Silvestre, sénéchal de l'archevêque de Cantorbéry.
Jean de Norwich, chanoine d'York.
Conrad, fils de l'empereur Frédéric, duc de Souabe.
Le comte du Perche.
Le comte de Ponthieu.
Thibaut, comte de Blols.
Etienne son frère, comte de Sancerre.
Guillaume, comte de Perrière.
Le duc Berthold d'Allemagne.
Roger, comte de la Pouilles.
Le comte de Brenne et André son frère, comte de Touraine.
Gilbert de Tilliars.
Florent d'Angers.
Jocelyn, vicomte de Châtellerault.
Anselme de Mont-Réal et toute sa famille.
Le vicomte de Châtillon et sa mère.
Jean, comte de Vendôme.
Le châtelain d'Ypres.
Gaufroy la Brivre.
Robert de Roanne.
Adam, chambellan du roi de France.
Adam de Laon.
Guillaume de Pimkemi, châtelain.
Roger, baron de Pol.
Robert, sénéchal de Guillaume de Mandeville.
Raoul de Glanvil, justicier du roi d'Angleterre.
Bernard de Saint-Vallier.
Richard de Clare.
Guy de Châtillon.
Raoul de Croxiby.
Richard de Lexeby et Bérenger son frère.
Robert le Veneur de Pontret.
Robert Scrope de Barton.
Renou de Tonges.
Henri Pigot, sénéchal du comte de Varennes.
Gautier Scrope.
Gautier de Kyme, fils de Philippe de Kyme.
Jean de Libourne.
Gautier de Ros, frère de Pierre de Ros.
Louis d'Arsèles.
Hugues d'Oiry.
Guillaume de Moui.
Guy de Darney.
Odon de Guises.
Renault de Maigny, échanson de Senlis et maréchal du comte Henri.
Henri de Bracley et Henri de Maupalne furent faits prisonniers par les musulmans.
L'empereur Frédéric mourut dans le fleuve Selef ; son fils, Frédéric de Souabe, périt devant Saint-Jean-d'Acre.
Robert, comte de Leicester, dans la Romanie.
Le landgrave de Thuringe y mourut aussi dans son retour.
Philippe, comte de Flandre, et Raoul, clerc de la dépense du roi, moururent la seconde année.
Dans la troisième moururent à Acre :
Raoul d'Aubenay.
Richard de Chamville.
Drogon, fils de Raoul.
Guillaume, fils de Nigel de Kent.
Le baron Guillaume, fils de Philippe de Kent.
Renaut de Sufflac.
Hugues, duc de Bourgogne, et Robert Waulin, son clerc.
Nigelle de Moubray.
Simon de Wale et Guillaume de Chamville furent précipités dans la mer.
Le marquis de Montferrat fut tué par les Ismaéliens.
Jacques d'Avesnes fut tué dans un combat.
Bertrand de Verdun et Osmond de Sutteville moururent à Joppé.
Gilbert Pipart mourut à Brandéis.
Renault, vicomte d'York, dans l'Ile de Chypre.
Le duc de Bourgogne mourut à Tyr.
A cette longue liste nous ajouterons les noms :
D'Albert, sire de Theiffries.
Robert III et son frère. Le premier mourut de ses blessures au siège de Gaza, en 1171 ; le second revint avec les Belges dans sa patrie.
Guillaume de Tyr nous a laissé, sur le siège et la prise de Gaza par Saladin, un récit assez intéressant, qu'on peut lire dans le chapitre XXI de son livre XX.
22 — Gauthier Vinisauf, (Bibliothèque des Croisades, t II.)
23 — Les aventures du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel sont racontées dans une vieille chronique rapportée par le président Fauchet. Il existe à la bibliothèque du roi une copie manuscrite de cette chronique, qui parait avoir été écrite au commencement du troisième siècle, peu de temps après la troisième croisade. M. Roquefort, auteur d'un Mémoire sur l'état de la poésie en France, au douzième et au treizième siècle, ne parait pas adopter, dans l'article Coucy de la Biographie universelle, le récit de la chronique que nous venons de citer, et partage l'opinion du père Papou, qui attribue l'aventure du châtelain au troubadour Cabestan. Noua pourrions objecter à M. Roquefort que l'aventure de Cabestan n'est pas la même que celle de Coucy et que l'une peut être vraie sans que l'autre doive être révoquée en doute. On trouve dans les oeuvres de de Belloy une dissertation qui n'a point été réfutée et qui prouve la vérité, sinon de quelques détails, au moins des faits principaux rapportés par la chronique qui vient d'être citée.
24 — Voyez le continuateur de Guillaume de Tyr, t I, Bibliothèque des Croisades.
25 — Il existe des poésies de Richard : elles ont été rapportées par Warburton, (History of the English Poetry, et dans l'Archeologia.)
26 — Lisez l'anecdote fabuleuse à laquelle l'historien anglais Knigthon rapporta l'origine da ce surnom donné à Richard (Bibliothèque des Croisades, t, II).
27 — Les aventures de ce prince, et toutes les circonstances de sa captivité, brièvement racontées dans les monuments contemporains, ont fourni à un chroniqueur ou plutôt à un romancier du treizième ou du quatorzième siècle, le sujet d'un assez long ouvrage sous ce titre : Blondeau. Il est parmi les manuscrits de Sorbonne, n. 454 (Bibliothèque du roi). Cette chronique, dont nous ne pouvons garantir l'authenticité, s'occupe principalement du ménestrel Blondel et de la délivrance du prisonnier. Il est à croire que c'est cette chronique qui a fourni les premiers éléments des romans plus modernes sur la Captivité du monarque. Les historiens anglais ont puisé leur récit sur Richard dans les chroniques contemporaines que nous avons consultées et dans les pièces diplomatiques conservées par Rymer.
Mills, Additional Notes of the History of Crusades, rapporte la chanson de Blondel et la réponse de Richard : ce chant est en langue romane extrêmement difficile à entendre ; en voici la traduction libre :
Blondel : Personne, charmante dame, ne peut vous voir sans aimer ; mais votre coeur froid ne satisfait aucune passion : c'est pourquoi je supporte mon mal, puisque tous souffrent comme moi.
Richard : Aucune dame ne peut dompter mon coeur, si elle garde des faveurs pour tous, sans se fixer à un seul. J'aime mieux être haï tout seul que d'être aimé avec d'autres.
28 — Gauthier d'Hemingford. Mathieu Paris, Bibliothèque des Croisades, t. II.
29 — Voyez, dans les actes de Rymer, t, I, les lettres de la reine éléonore, et celles du vénérable Pierre de Blois adressées au pape en faveur de Richard, (Bibliothèque des Croisade).
30 — Rymer a rapporté une suite d'actes et de pièces diplomatiques relatifs à la captivité du roi : tels sont, par exemple, le traité conclu entre l'empereur Henri VI et Richard, les lettres écrites par ce prince pour rappeler les barons à leurs obligations féodales concernant sa rançon. L'Angleterre et la commune de Londres furent chargées d'en payer les deux tiers ; le troisième fut acquitté par les Juifs (Voyez les Actes de Rymer, Bibliothèque des Croisades, t, I.)
31 — Boha-Eddin fut témoin de la mort de Saladin (Bibliothèque des Croisades, t. IV).

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

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