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Concile de Troyes - Valérie Alanièce

Le Concile de Troyes, 1128 ou la Naissance de l'Ordre du Temple

Ce ne fut ni le premier ni le dernier concile à se tenir à Troyes, pas même le plus solennel puisqu'il n'était pas présidé par le pape. Mais le concile, simplement régional, qu'accueillit en 1128 - ou plutôt 1129 - la cathédrale, reste historiquement le plus important. Il accorda une reconnaissance officielle et une règle de vie aux Templiers dont l'Ordre avait été fondé quelques années plus tôt en Terre Sainte par Hugues de Payns, seigneur champenois et Geoffroy de Saint-Omer.

Aujourd'hui encore, ce concile reste l'attestation de la part prépondérante que prit le comté de Champagne, lui-même à l'aube de son apogée, dans les débuts glorieux du premier ordre de moines-soldats dont l'épopée dura presque deux siècles.

Alors que le comte Hugues de Champagne s'était lui-même engagé en 1125-1126 dans ce qui s'appelait encore « Milice des pauvres chevaliers du Christ », abdiquant son comté en faveur de son neveu Thibaud II, Troyes était en pleine expansion. Le nouveau comte travaillait à organiser les foires qui allaient faire de son comté le carrefour commercial de l'Europe. Il multipliait dans le même temps les donations pieuses, était l'ami de Bernard de Clairvaux et le protecteur d'Abélard et d'Héloïse. Il ne pouvait qu'encourager l'initiative d'Hugues de Payns bénie à la fois par le pape et l'abbé de Clairvaux.

Pourquoi cette mission d'officialiser l'ordre du Temple revint-elle à un concile ? Pourquoi s'est-il tenu à Troyes ? En quelle année exactement ?
Quelle étaient l'architecture et la décoration de la cathédrale qui abrita les participants ? Qui y assista ?
Quel fut précisément le rôle du concile ?
Quelles en furent les conséquences à court et moyen termes ?

Ce sont autant de questions dont les réponses permettent de montrer que ces journées troyennes de 1128-1129 portaient en elles les ferments de l'essor rapide de l'ordre du Temple.

Les conciles au Moyen Age: appliquer la réforme grégorienne

Au Moyen Age, on distingue trois catégories de conciles: les conciles oecuméniques (ou universels), les conciles généraux et les conciles régionaux également appelés synodes.

Le concile oecuménique, historiquement le plus ancien, correspond à l'expression de l'Église universelle, représentée par l'ensemble des évêques considérés comme les successeurs des apôtres. Par la force des choses (survivance de l'Empire d'Orient, état embryonnaire de la plupart des chrétientés d'Occident, nécessité de juguler les doctrines hérétiques naissantes autour de Byzance), les premiers grands conciles oecuméniques se déroulent en Orient: Nicée en 325, Constantinople en 381, Éphèse en 431 et Calcédoine en 451. Ils restent aujourd'hui encore les quatre grands conciles oecuméniques reconnus par tous les chrétiens. Après le schisme de 1054, le concile oecuménique tombe en désuétude en Orient comme en Occident: pendant des siècles, les conciles se limiteront à un ensemble de provinces, voire à une seule province.

Le terme de concile universel réapparaît au XIIe siècle, lorsque le pape est victorieux des schismes d'Occident. Mais l'appellation de concile oecuménique demeure sujette à caution: elle n'est pas admise par les églises orientales. Même en Occident, on lui préfère le synonyme « générale concilium ». C'est le terme usité quand le concile est présidé par le pape ou par ses légats dès lors qu'il dépasse largement les cadres provinciaux de l'époque. C'est a posteriori que ces « conciles généraux » ont été qualifiés de « conciles oecuméniques », la notion d'oecuménicité n'étant alors plus chrétienne mais catholique (1). oecuméniques ou généraux, ils désignent les assemblées qui débattent de questions théologiques et légifèrent sur les affaires de doctrine ou de discipline.

En fait, la papauté va s'appuyer sur les conciles régionaux pour asseoir son autorité. Les papes à partir de Léon IX (1049-1054) (2) vont s'attacher à instaurer une hiérarchie verticale pour d'une part moraliser l'Église, d'autre part christianiser la société.

Afin d'éviter que les biens de l'Église soient considérés avant tout pour leur valeur temporelle, le mariage des clercs, des prêtres et des évêques est interdit. Ceci pour mettre un terme au « nicolaïsme »: la transmission des biens ecclésiastiques de père en fils instituait de véritables dynasties épiscopales. Le point central de la réforme porte sur les « investitures »: des évêchés, des paroisses, des monastères étaient littéralement vendus. Le bénéficiaire ainsi pourvu ne pouvait ensuite que se rembourser en vendant à son tour les services qu'on attendait de lui, et avant tout les sacrements: c'était la simonie.

Pape de 1073 à 1085, Grégoire VII en vient à des mesures générales. Dès 1074, il interdit aux fidèles d'assister aux offices des prêtres simoniaques ou nicolaïtes et de recevoir d'eux les sacrements. Puis il interdit à tout clerc de recevoir d'un laïc, même gratuitement, un évêché ou une abbaye. De là, le conflit est ouvert avec les princes, en particulier avec l'empereur germanique Henri IV et connaîtra son apogée avec l'humiliation d'Henri IV à Canossa en 1077. Après des sursauts de mécontentements en Germanie comme en Angleterre ou en France, un compromis sera établi à Worms en 1122 à la suite des rencontres à Mouzon (Ardennes - 08) en 1119 entre Pascal II et l'empereur Henri V Hugues de Champagne étant l'un des conciliateurs. C'est le concile de Latran de 1123 qui entérinera ce compromis.

Nombreux sont dans les années qui suivent, les synodes réformateurs qui en France et en Bourgogne, en Angleterre et en Normandie, en Espagne, promulguent la législation de Latran I: à Westminster en 1125, 1127, 1129, à Rouen en 1128, Chartres, Clermont, Beauvais, Vienne, Besançon en 1125 ; à Nantes en 1127 ; à Arras en 1128, à Châlons-en-Champagne et à Paris en 1129, à Barcelone en 1126...
D'après Nicolas Des Guerrois, la règle du temple fut le seul ordre du jour du concile de Troyes. Mais pour autant qu'il y paraisse, cet ordre du jour n'était pas totalement étranger à la réforme grégorienne qui avait également comme objectif à moyen terme, après la moralisation de l'Église, une christianisation de la société. Pour reprendre l'expression d'Alain Demurger, « elle étend aux laïcs la réforme morale en leur offrant par exemple, un modèle de sainteté: le chevalier du Christ (3) ». En cela, la règle du Temple élaborée à Troyes permet de concilier l'idéal du moine et l'idéal du chevalier. Il incite le seigneur du XIIe siècle à une conversion intérieure et à mettre son épée, symbole du temporel au service du spirituel... Le concile de Troyes reste donc bien inscrit dans le cadre de la mise en oeuvre de la réforme grégorienne dont les fers de lances sont alors les cisterciens.

1128 n'est pas la première année à voir un concile se tenir à Troyes. Certains considèrent que le premier aurait eu lieu en 429, autour de saint Loup. Le concile suivant ne s'ouvre que quatre siècles plus tard: le 25 octobre 867 (4), à propos du divorce de Lothaire. Il s'en tient un autre dix ans plus tard, considéré parfois comme universel, en août 878 (5), convoqué et présidé par le pape Jean VIII, alors chassé de Rome. Le 2 avril 1104, s'ouvre un nouveau concile, dans le cadre de la mise en application de la réforme grégorienne. Il a été convoqué par Pascal II mais c'est son légat en France, Matthieu d'Albano, qui le préside. Trois ans plus tard seulement (6), le 23 mai 1107, la cathédrale de Troyes et son évêque Milon Philippe de Pont accueillent un nouveau concile que Suger qualifia d'universel: il est présidé par le pape en personne, Pascal II, qui y prêche une nouvelle croisade. En revanche, les actes ont été perdus d'un concile qui se serait tenu en 1122.

Lorsque Matthieu d'Albano ouvre officiellement les débats, le jour de la Saint-Hilaire 1128, Troyes voit débuter son sixième, voire son septième concile. Ce n'est pas un concile universel ni général puisque le pape est absent mais ce concile régional restera le plus célèbre.

La préparation du concile

Neuf ans après sa fondation à Jérusalem par Hugues de Payns et Geoffroi de Saint-Omer en 1119, l'ordre des Pauvres chevaliers du Christ s'était développé en Terre Sainte. Contrairement à ce que laisse supposer la phrase de Guillaume de Tyr (7), « Alors qu'ils s'étaient engagés depuis neuf ans dans cette affaire, ils n'étaient pas plus de neuf », il est difficile d'envisager que le patriarche de Jérusalem ait doté cette jeune milice d'un lieu d'accueil dans le Temple de Salomon et que la nécessité de la faire reconnaître officiellement par le pape se soit posée si elle n'avait connu qu'un développement aussi confidentiel. On imagine mal une poignée de neuf templiers pouvant assurer à elle seule l'escorte militaire des pèlerins au nord de Jérusalem contre des bandes de brigands mobiles, très bien armés et connaissant parfaitement le terrain. Jacques de Vitry, historien et évêque d'Acre, en donne une version voisine au XIIIe siècle: « Au début, il n'y en avait que neuf qui prirent une décision si sainte ».

Nous verrons plus tard qu'Hugues de Payns est venu, pour assister au concile de Troyes, accompagné de cinq compagnons et qu'un sixième est signataire d'une charte de donation au Temple. A l'évidence, le récit des chroniqueurs n'est pas le reflet de la réalité.

Mais qui était Hugues de Payns ?
Son origine champenoise est aujourd'hui attestée. Natif du petit village de Payns, à dix kilomètres au nord de Troyes, c'est probablement lui dont il est question avant 1085-1095 sous le nom de Hugo de Pedano, Montiniaci dominus (Montigny-lès-Lagesse). Hugues est ensuite témoin d'actes du comte de Champagne en faveur de l'abbaye de Montiéramey en 1100 et d'un autre don en faveur de l'abbaye Saint-Loup à Troyes à la même époque. En 1102, il est associé à une donation de la comtesse Constance à l'abbaye bénédictine de Molesme. C'est peut-être en 1104 qu'il accompagne pour la première fois le comte Hugues de Champagne en Terre Sainte, car il disparaît momentanément de la scène champenoise. Il doit rentrer à Troyes avec le comte en 1107. En 1113, il figure une dernière fois dans une charte de Montiéramey avec le titre de seigneur de Payns. Il quitte définitivement la Champagne avec le comte Hugues en 1114, se consacrant désormais à l'organisation de la milice naissante des Pauvres chevaliers du Christ. On sait très peu de choses sur ses débuts. Les premiers disciples de Hugues de Payns prêtèrent serment au Patriarche de Jérusalem Garimond, firent entre ses mains le triple voeu de chasteté, de pauvreté et d'obéissance et vécurent selon la règle des chanoines réguliers (8).

Après la conquête de Jérusalem en 1099, le but était atteint pour la grande majorité des chevaliers partis depuis trois ans: se recueillir sur le tombeau du Christ. Beaucoup, avec le sentiment du devoir accompli, rentrèrent en Occident. Rapidement, se posa le problème de tenir militairement les conquêtes d'autant que se constituèrent les États latins d'Orient: royaume de Jérusalem, comté d'Édesse, principauté d'Antioche et le petit comté de Tripoli.

Un temps divisé et anéanti par cette conquête brutale, le monde arabe organisa sa réaction et fit peser une menace permanente sur la route d'accès à Jérusalem, menace encore accrue par le banditisme que développa le va-et-vient incessant des pèlerins occidentaux.

Il fallait protéger ces pèlerins dans les passes des Monts de Judée où le chemin devenait trop aventureux. C'était la mission que s'étaient assignée Hugues de Payns et ses amis.

En 1126, les templiers devaient être déjà si nombreux que Hugues de Payns, encouragé par le roi Baudouin II de Jérusalem, décide de rentrer en Europe pour faire reconnaître officiellement son Ordre et confirmer sa règle. Il est accompagné de quelques chevaliers. Les Pauvres chevaliers du Christ existent depuis sept ans.

Comment germa l'idée de réunir un concile, pour officialiser la jeune milice ? Qui en prit l'initiative ?


Le roi de Jérusalem semble avoir joué un rôle déterminant. Il adressa une lettre à Bernard de Clairvaux (9). Les frères du Temple s'étaient adressés à lui pour obtenir confirmation apostolique de leur ordre et bénéficier d'une règle de vie précise. Il demanda à Bernard d'accueillir ses ambassadeurs, André et Gondemar, chevaliers connus pour leur bravoure et d'extraction noble. Cette lettre a été acheminée par André et Gondemar peu avant le concile de Troyes. Le titre de prince d'Antioche reconnu à Baudouin dans la titulature initiale de cette missive la date de Syrie, à l'été 1126 (10). Il semble maintenant clairement établi qu'André était certainement André de Montbard, l'oncle de Bernard de Clairvaux.

C'est probablement en 1126 ou en 1127, qu'André vint à Clairvaux pour porter cette missive à son neveux Bernard. Il dut rester en France au moins jusqu'en 1128 et il assista peut-être au concile de Troyes quoique ne figurant pas dans la liste des participants mentionnés dans le prologue de la règle du Temple.
Il rentra en Palestine à une date indéterminée. André devint ensuite sénéchal du temple (le bras droit du grand maître, Evrard des Barres). En 1153, Bernard adressa une dernière lettre à son oncle qui se dépensait sans compter pour la cause de la Terre Sainte (11). Bernard était malade. Une affection profonde le reliait à cet oncle qui mourut le 19 août 1153. Les croisés prenaient Ascalon. Le grand maître venait de périr avec quarante templiers et André de Montbard était choisi pour le remplacer...

Comment se déroula le voyage d'Hugues de Payns et de ses chevaliers ? Qui le finança ?
Firent-ils une halte à Rome pour rencontrer le pape Honorius. Les questions restent sans réponse. L'étape à Rome, décrite par tous les historiens, n'est que pure hypothèse.

Hugues arrive en Europe comme fondateur d'Ordre, pour donner au Temple une structure, assurer sa popularité et donc recruter des adeptes. Il vient aussi à la rencontre des théologiens pour justifier le rôle militaire de ses moines dévolus à la défense de la foi. Bernard est proche du pape Honorius II et il apparaît comme le véritable organisateur de ce concile dans la lettre qu'il adresse à Thibaud II le Grand, comte de Champagne (12) à la fin de l'année 1127: « Daignez vous montrer plein d'empressement et de soumission pour le légat, en reconnaissance qu'il a fait choix de votre capitale pour en tenir un si grand concile ».

Bernard correspond également avec le légat du pape, le cardinal Matthieu d'Albano vers la fin de l'année 1127 (13) pour préparer le concile. Cette lettre nous apprend que Bernard est souffrant, qu'il pourrait être absent pour les débats et demande au légat de l'en excuser. Marion Melville en a déduit que sa présence est incertaine au concile (14). La description que donne Bernard de sa propre maladie laisse supposer qu'il est victime d'une grippe sévère. Dans cette hypothèse, il pouvait très bien être rétabli quelques semaines plus tard pour l'ouverture du concile.

La cathédrale du concile

Tous les historiens du Temple qui relatent le concile de Troyes en situent le déroulement dans la cathédrale de cette ville. Or, si la cathédrale de Troyes est bien le lieu qui a accueilli cette noble assemblée de sages, les voûtes de l'actuel édifice n'ont jamais résonné de l'écho de leurs interventions.

La cathédrale du concile a été détruite le 23 juillet 1188 par un violent incendie (15), soit une soixantaine d'années après la réunion conciliaire. De nos jours, il ne reste rien de cet édifice roman dont les derniers vestiges ont été progressivement détruits lors de l'édification de la cathédrale gothique, à partir du XIIIe siècle. La lecture attentive des auteurs anciens donne toutefois quelques renseignements sur l'histoire de cet édifice, son architecture et sa décoration, que viennent corroborer les fouilles archéologiques du XIXe siècle et celles de 1963 et 1973.

Il semble important de retrouver quelques repères pour appréhender le cadre architectural du lieu du concile et pour en pénétrer l'atmosphère.

La cathédrale de Troyes pourrait bien être bâtie sur un des premiers oratoires paléochrétiens aménagés par les saints Potentien et Sérotin comme le laisse entendre la tradition orale reprise par les historiens du XVIIe siècle (16). La première église troyenne aurait été édifiée au cours du IIIe siècle.
Après l'édit de Constantin de 313 qui accorda aux chrétiens la liberté publique de leur culte, l'oratoire de saint Potentien a dû probablement être agrandi, mais aucune archive ne permet de préciser l'évolution des constructions jusqu'au XIIe siècle. La tradition historique attribue à sainte Urse l'édification de la première cathédrale, vers 426. On sait que vers 637, l'évêque Ragnegisile fit aménager une chapelle sous le porche de l'église cathédrale pour le moine saint Frobert (17).

Au IXe siècle, l'évêque saint Prudence (18) décrit sa cathédrale comme un édifice imposant (alta domus). Son successeur, l'évêque Fulchrique y accueille le premier concile de Troyes en 867. L'évêque Otulphe (19) restaure la cathédrale, en agrandit probablement la nef. Elle accueillera le deuxième concile de Troyes en 878. A cette époque, le chroniqueur Reginon (20) nous apprend que Troyes fut ravagée par les Normands: en 878. Ils dévastèrent l'abbaye de Saint-Loup et la cathédrale Saint-Pierre. Les fouilles archéologiques de 1864 ont retrouvé sous la cathédrale des vestiges des constructions carolingiennes qui pourraient témoigner de ces destructions. C'est cent ans plus tard, vers 980, que l'évêque Milon procède à un agrandissement de la cathédrale Saint-Pierre. Il la dédie au saint Sauveur, mais son successeur la consacrera de nouveau à l'invocation de saint Pierre qu'elle conservera désormais.

C'est à partir des textes anciens que Jacques Bauer, architecte des Monuments Historiques et son successeur Serge Morisseau ont tenté d'établir le plan de cette cathédrale romane, en s'appuyant également sur les fouilles archéologiques. La cathédrale de Milon comportait une abside à cinq chapelles rayonnantes et une sixième au côté nord du choeur où était entreposé le tombeau de sainte Mathie, comme l'indique un texte du XIe siècle, repris par Camuzat 21). A l'autre extrémité s'élevait un gros clocher ou vieille tour qui précédait l'entrée de la cathédrale, probablement une tour porche. Un dernier détail nous est donné par le chroniqueur Robert d'Auxerre dans le compte rendu de l'incendie du 23 juillet 1188. La cathédrale fut gravement endommagée. Il nous apprend qu'elle était couverte de lames de plomb qui fondirent dans les flammes.

Après l'incendie, on réaménagea les ruines pour assurer le culte, comme le prouvent une vingtaine d'actes rédigés entre 1189 et 1218. C'est à partir de 1205-1206, sous l'évêque Hervée, que commencèrent les travaux de la cathédrale gothique. Il fallut détruire le mur d'enceinte gallo-romain pour élever la nouvelle abside. C'est tout ce que nous savons de l'architecture et de l'histoire de la cathédrale du concile.
Comment était-elle décorée ?
Existe-t-il encore des vestiges du mobilier et des décors ?
Des témoignages sur la sculpture architecturale de la cathédrale de Milon et des édifices qui l'ont précédée sont présents dans les archives. Quelques fragments lapidaires ornementaux ont même été conservés jusqu'à nos jours.

a) Le portail
Roserot de Melin (22) cite les comptes de la Fabrique d'octobre 1381 qui fournissent le détail de frais engagés pour restaurer le tympan d'un portail.

Cette facture nous apprend qu'il était orné d'un Christ en majesté, couronné, entouré d'un aigle et d'un boeuf ailé. S'il ne reste rien de cette oeuvre monumentale, sa description est suffisante pour la rapprocher de thèmes iconographiques romans et envisager une approche de sa datation. Le Christ en majesté ou en gloire, entouré du symbole des quatre évangélistes: l'aigle de saint Jean, le boeuf ailé de saint Luc, le lion ailé de saint Marc et l'Homme (saint Mathieu) ; apparaît aux tympans de nos églises dans la première partie du XIIe siècle. C'est à Moissac, sur le portail méridional de l'église Saint-Pierre que ce thème naît vers 1110-1115. La description de Troyes parle d'un diadème porté par le Christ et de la nécessité de restaurer sa main droite. Le Christ en majesté de Moissac porte bien une couronne et il élève la main droite dans un geste de bénédiction (23). L'étude stylistique du décor du tympan de la cathédrale de Troyes par comparaison avec les tympans contemporains permet de conclure que c'est vers 1110-1120 que ce portail a probablement été sculpté.

Où était-il situé ?

En 1381, ce tympan devait se situer au portail de la cathédrale qui, à l'évidence, n'avait pas encore été détruit par les constructions gothique. Il faut remarquer que cette partie de la vieille cathédrale ne semble pas avoir été ruinée par l'incendie de 1188.

En 1128, la cathédrale du concile devait être en chantier puisqu'on décorait seulement sa façade et notamment son portail principal. C'est sous les échafaudages que les pères du concile durent entrer dans la nef romane.

b) Quel mobilier décorait la cathédrale ?
Saint Prudence (24), évêque de Troyes au IXe siècle nous a laissé quelques vers latins dans lesquels il fait le panégyrique de la vie et de la mort de la glorieuse vierge sainte Maure. Nous y trouvons de rares renseignements sur l'ornementation intérieure de la cathédrale et sur les reliques qui y étaient vénérées. Il nous apprend que dès sa tendre enfance, sainte Maure restait tous les jours dans l'église des apôtres et qu'elle y priait devant trois « images » du Sauveur. Les deux premières ont dû disparaître, soit lors des invasions normandes à la fin du IXe siècle, soit dans l'incendie de la cathédrale de 1188. Le troisième tableau représentant le Christ en croix ornait encore la cathédrale du concile puisqu'il subsistera jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.

Cette image du Sauveur avait une très grande renommée. Elle aurait été offerte à la cathédrale par Charlemagne lui-même. Ce crucifix était couvert de lames d'argent et portait sur sa tête une couronne d'or. En 1725, le chanoine Breyer signale sa présence et précise qu'il était couvert d'une robe qui descendait jusqu'à ses pieds (25). C'était une oeuvre d'art de grande qualité, de facture byzantine, ornée d'une risse d'argent et de pierreries comme les grandes icônes orthodoxes. On pourrait la dater de l'époque carolingienne d'après l'origine impériale que nous avons rappelée. Elle disparut en 1779-1780, vendue par les chanoines de la cathédrale. Le 30 juillet, le fabricien fut autorisé à recevoir le prix de la feuille d'argent qui recouvrait le Christ de la chapelle Saint-Sauveur.

On peut regretter de nos jours la perte tardive d'une oeuvre d'art inestimable qui viendrait enrichir les collections d'art sacré de notre région.

Parmi les autres renseignements que nous communique Prudence dans la vie de sainte Maure, certaines anecdotes décrivent l'éclairage et la décoration de la cathédrale. Elle était illuminée par des lampes à huile et des luminaires de cire régulièrement entretenus par la sainte.

Les autels étaient habillés de nappes et de corporaux confectionnés par elle.

c) Les reliques conservées dans la cathédrale
Prudence nous apprend enfin que son église épiscopale recelait des reliques très précieuses.
Un reliquaire contenait les cendres vénérées des apôtres Pierre et Paul qui devaient être placées sous l'autel principal, justifiant le vocable de la cathédrale.

Sous un autre autel reposait le corps de sainte Mathie, vierge de Troyes, dont l'histoire est mal connue. Ses reliques étaient l'objet d'une dévotion très populaire. Au milieu du IXe siècle, les corps des saints évêques troyens, Urse, Camelien et Paul étaient conservés dans des tombeaux. Le corps du père de sainte Maure, Marien, était également placé dans la cathédrale. Après sa mort, Prudence y fut à son tour inhumé.

d) Les fragments lapidaires des édifices romans ou préromans
C'est Charles Fichot dans le tome III de sa « Statistique monumentale du département de l'Aube » (26) qui nous apprend que les fouilles archéologiques menées sous le choeur de la cathédrale en 1864 ont mis au jour « des chapiteaux de colonnes dont le caractère et l'extrême simplicité de style rappellent l'architecture de la fin du IXe siècle ». Ils sont aujourd'hui exposés contre le mur du collatéral sud du choeur de la cathédrale, près de l'accès de la salle du Trésor. Ce sont les seuls vestiges lapidaires de la cathédrale romane (27).

e) Les vitraux de 1170
L'évocation de ces superbes verrières donne un éclairage nouveau sur l'aménagement de la cathédrale primitive du concile. Ces verrières s'y trouvaient encore au XIXe siècle avant d'être dispersées à travers le monde (28) par le conseil de la Fabrique. Les panneaux du musée de Cluny et du Victoria and Albert Muséum ont été restaurés au XIIIe siècle. Ils en portent des traces et des bordures leur ont été ajoutées vers 1230-1240. Il est donc possible d'émettre l'hypothèse qu'ils aient été reçus de l'édifice antérieur et intégrés dans la cathédrale gothique.
Comment expliquer leur conservation malgré le terrible incendie de 1188 ?

La cathédrale romane était peut-être voûtée de pierre, limitant ainsi l'ampleur du sinistre. La voûte ne se serait alors effondrée que partiellement sous l'action du feu sans atteindre les vitraux. La pose de verrières vers 1170-1180 montre en outre que la cathédrale romane était encore en aménagement au moment de l'incendie.

Qu'est devenue la cathédrale romane qui avait abrité le concile de 1128 ?
Elle ne disparaîtra que très progressivement à mesure que les diverses parties du nouvel édifice seront élevées. Ainsi, nous savons que c'est seulement en janvier 1531 que commença la démolition de la tour porche, pour laisser place à la dernière travée de la nouvelle construction. Disparaissait ainsi la mémoire architecturale du concile de Troyes...

Déroulement du concile de 1128 ou plutôt 1129

Le concile s'ouvre au sein de la cathédrale de Troyes le 13 janvier 1128. Jean de Saint-Michel, le rédacteur du concile le précise dans le prologue de la règle du Temple: « ... pour la fête solennelle de saint Hilaire de l'an 1128 de l'incarnation du Fils du Dieu, neuvième année depuis le commencement de ladite chevalerie ». Guillaume de Tyr évoque lui aussi l'officialisation de la règle de l'Ordre des templiers dans un chapitre intitulé Les actes du concile de Troyes de 1128 (« Acta concilii Trecensis ad annum MCXXVIII »).

Pourtant le millésime 1128 a posé longtemps question aux historiens. En effet, les Champenois utilisaient le calendrier du style de l'Annonciation (29) qui fixait le début de l'année au 25 mars. L'année 1128 allait donc du 25 mars au 24 mars suivant. La question est de savoir si Jean de Saint-Michel utilisait le style de Noël ou celui de l'Annonciation. Si l'on admet que tel est le cas, la Saint-Hilaire de 1128 correspond donc au 13 janvier non pas 1128 mais 1129 du calendrier actuel. Les recherches récentes d'un historien allemand abondent en ce sens. Comme le précise le professeur Alain Demurger (30), « Rudolph Hiestand (31) se base sur le fait qu'il est impossible dans les conditions de l'époque que Matthieu d'Albano ait pu se rendre de Sicile, où il est signalé au début décembre 1127, à Troyes où il assiste au concile le 13 janvier 1128. L'auteur démontre qu'en réalité, il a gagné Troyes l'année suivante, 1129 ».

Cette datation entraîne plusieurs conséquences. D'abord, elle fait tomber les objections de Marion Melville à la présence de Bernard de Clairvaux. Sa lettre datée de décembre 1127 ne concernait donc pas le concile de Troyes et que l'abbé de Clairvaux soit cité par le clerc du concile parmi les prélats présents n'a donc plus rien d'étonnant. L'autre conséquence porte sur la date de la création de la Milice des pauvres chevaliers du Christ qu'on connaît par référence à celle du concile: « La neuvième année depuis le commencement de ladite milice », précise Jean de Saint-Michel. Hugues de Payns et ses compagnons auraient donc constitué les premiers templiers en 1120 plutôt qu'en 1119. Ce réajustement des dates connu n'empêche pas de conserver au concile de Troyes la datation de Jean de Saint-Michel. Sauf à effectuer le même réajustement pour tous les documents contemporains dont nous ne savons pas s'ils font référence au style de l'Annonciation ou au style de Noël.

Selon quel protocole se déroulait un concile ?
Entre six et dix jours, telle était en règle générale, la durée des conciles. Sur le plan de l'organisation, il se partageait en plusieurs sessions, chacune équivalant à une journée. Outre les applications de la réforme grégorienne, ces sessions avaient à traiter diverses questions relatives à la paix du royaume, aux liens conjugaux, aux privilèges de telle abbaye ou de telle paroisse qu'il fallait confirmer ou dont il fallait réprimer les abus. Les prélats avaient en effet une mission disciplinaire, même pour les laïcs. Polémiques et brouhaha pouvaient éventuellement survenir mais la règle donnait priorité aux litanies et au silence.

L'« Ordo » romain de la célébration du concile au XIIe siècle (32) précise en une trentaine d'articles le protocole à suivre en ouverture et en clôture du concile ainsi qu'au début de chaque journée: se succèdent les antiennes, les litanies, les prières, les lectures des Saintes Écritures. Après la collecte, la litanie, l'oraison, la lecture de l'Évangile et l'hymne « Veni Creator Spiritus », l'évêque ou l'archevêque s'adresse à l'assemblée dans les termes définis dans le huitième point de l'Ordo: « ... Chacun doit s'employer à corriger fidèlement et avec grande dévotion ce qui est à corriger. Et, s'il arrivait que certaines paroles déplaisent à quelqu'un, qu'il s'exprime ouvertement devant tous, sans craindre le moins du monde de discuter, pour que, Dieu aidant, on arrive au meilleur état des choses de sorte qu'il n'y ait ni discussion ni désaccord susceptible de renverser la justice ; ni rien dans cette recherche de la vérité qui puisse attiédir la vigueur de votre ordre ou votre sollicitude à son égard ». Le dixième point explique: « ... Pour ceux du dehors, si quelqu'un veut en appeler au concile pour quelque cause que ce soit, l'archidiacre de l'église fera connaître sa cause au métropolitain et celui-ci la portera devant le concile. Ainsi avec l'assentiment du concile, il sera autorisé à entrer. Que personne ne se permette de dissoudre le concile avant que toutes les affaires ne soient terminées ».

Mises à part ces généralités que connaît-on du concile de Troyes ?
Il nous en est parvenu l'essentiel: le prologue et la règle du Temple, qu'a rédigés Jean de Saint-Michel. Il fait allusion aux débats: « ... Nous avons eu le bonheur d'entendre de la bouche dudit maître Hugues la règle et l'observance de l'ordre de la chevalerie, chapitre par chapitre, nous avons approuvé ce qui nous a semblé bon, selon le peu d'étendue de nos lumières. Mais pour ce qui nous paraissait absurde et qui ne pouvait se réciter ni se représenter dans la présente assemblée sans trop de complaisance, nous l'avons remis à l'examen exact et au discernement de notre très vénérable père Honorius (33), de même qu'aux lumières sûres du très illustre Etienne (34) ».

Il est permis de penser que des problèmes de discipline ecclésiastique, des confirmations de privilèges ont été abordées. Il en demeure une allusion dans une lettre que Bernard de Clairvaux adresse ensuite à Henri, l'archevêque de Sens, à propos du conflit qui l'oppose aux moines de Molesme.

Le prologue de la règle du Temple indique les noms de nombreux participants au concile, ecclésiastiques et laïcs. Sur le siège pontifical dressé soit dans le choeur soit dans le transept, a pris place le cardinal Matthieu d'Albano. Ce n'est pas la première fois qu'il vient en Champagne et il connaît déjà les principales personnalités présentes. Et pour cause ! Le légat du pape en France, était appelé dans le monde Matthieu du Rémois. Originaire de la région de Reims, il était né vers 1050. Si hiérarchiquement il cède la première place au légat du pape, la figure la plus grande des prélats réunis à Troyes est sans aucun doute Bernard de Clairvaux dont la présence ne peut plus être mise en doute. Mais dans son compte rendu 35), Jean de Saint-Michel respecte la préséance. Ce n'est pas Bernard qu'il cite après Matthieu d'Albano mais l'archevêque de Reims, Renaud (36), puis Henri (37), l'archevêque de Sens. Il ajoute: « Ensuite venaient les prélats suivants: Rankede (38), l'évêque de Chartres, Goffen (39), évêque de Soissons, les évêques de Paris (40), de Troyes (41), d'Orléans (42), de Châlons (43), de Laon (44), de Beauvais (45), l'abbé de Vézelay (46) qui depuis a été fait archevêque de Lyon et légat de la Sainte Église romaine, l'abbé de Cîteaux (47), l'abbé de Pontigny (48), l'abbé de Trois-Fontaines (49), l'abbé de Saint-Rémi de Reims (50), l'abbé de Saint-Étienne de Dijon (51), l'abbé de Molesme (52) ci-dessus nommé, l'abbé Bernard de Clairvaux y était aussi et ses avis furent applaudis par tous ceux déjà cités. Entre les maîtres, avaient pris place Albéric de Reims et Fulger, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long de nommer. Quant aux personnes illettrées, il nous semble à propos de les citer comme témoins et amateurs de la vérité: le comte Thibaud, le comte de Nevers (53) et André de Baudement, qui ont examiné avec beaucoup d'application ce qui était le meilleur, rejetant ce qui ne leur paraissait pas raisonnable ; ce sont les raisons pour lesquelles ils assistaient au concile. Mais pour Hugues, le maître de la chevalerie, pour certain qu'il n'y manquait pas et il avait avec lui plusieurs de ses frères, par exemple Godefroy, le frère Roralle, le frère Geoffroy Bisol, le frère Payen de Montdidier, Archambaud de Saint-Amand ».

L'oeuvre du concile: l'officialisation de la règle du Temple

Le concile de 1128 est resté dans l'histoire parce qu'il légalise officiellement un ordre à la fois religieux et militaire, offrant un bras armé à l'Église, notamment au pape et à la Terre Sainte. Parallèlement, il institue un modèle moral pour la chevalerie.

L'officialisation de cet ordre se concrétise par une règle de vie communautaire, rédigée par Jean de Saint-Michel en latin et composée de soixante-douze articles 54) qui statuent sur la discipline imposée aux templiers, qu'il s'agisse de leur comportement au sein de la communauté, de leur obéissance au maître, de leurs devoirs religieux, de leur alimentation ou de leur équipement militaire. C'est un cadre moral, brossé à larges traits. Elle régit également l'accueil réservé à tous ceux qui souhaitent s'associer au Temple, particulièrement en Orient: militaires à terme, couples mariés, etc. En fait, cette règle comporte peu de différence avec celle d'un ordre religieux ; ses lois explicitent au quotidien les voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Elle intègre néanmoins les considérations militaires: la règle ne contraint pas les templiers à une vie d'ascètes: pas de jeûnes prolongés ni de trop longues stations debout pendant les offices. Elle sait ménager la force des soldats et dès l'article I, leur enseigne que leur mission première est le courage.

Tous les historiens s'accordent sur le fait que ce ne sont pas les pères du concile de Troyes qui ont élaboré cette règle de vie. Du reste, Jean de Saint-Michel le précise lui-même. S'il est clair que la règle n'a pas été écrite de la main de l'abbé de Clairvaux et qu'elle n'a pas été rédigée « ex nihilo » au concile de Troyes, cela ne diminue pas pour autant l'influence de Bernard et de la doctrine cistercienne. Elle sera éclatante lorsqu'il publiera le « De laudae novae militiae » vers 1130 mais dès le concile de 1128, il porte une attention particulière à ce nouvel ordre. Ce prestigieux parrainage semble demeuré légendaire dans les rangs des templiers. Pour preuve, cette déposition de plusieurs templiers lors du procès - et notamment de Raoul de Gisy, longtemps précepteur de Troyes (55) - rappelant l'illustre parrainage bernardin pour affirmer que les templiers n'avaient jamais enfreint sa règle.

Tout au long des décennies suivantes, la règle du Temple sera amendée pour être adaptée à l'expansion de l'ordre et pour fixer au plus près le cadre de vie des commanderies qui se multiplient en Orient et en Occident. En 1260, elle comptait quelque 678 articles ! La règle publiée en 1866 par Henri de Curzon en compte 686. Si dans les débuts de l'Ordre, la réception d'un nouveau frère n'allait pas sans une lecture de la règle, un siècle et demi plus tard, c'est devenu impossible et il ne lui en est donné qu'un résumé comme en témoignent d'ailleurs les templiers interrogés durant le procès.

L'esprit de la règle n'en a pas pour autant été modifié, si ce n'est dès 1139, lorsque Robert de Craon obtint que l'ordre du Temple fût directement placé sous la férule du pape. Cela apparaît dans la transcription française de la règle, d'un an postérieure à la Bulle « Omne datum optimum »: les allusions aux prérogatives des évêques sont supprimées.

Deux modifications surtout semblent importantes. Le premier texte prévoyait un noviciat. La version française ne l'évoque plus.

L'autre modification concerne la suppression d'une négation qui inverse le sens de l'art 12 (règle française) « Là où vous saurez que sont assemblés des chevaliers non excommuniés, nous vous recommandons d'aller... » Dit la règle latine. Et la règle française: « Là ou vous saurez que sont assemblés des chevaliers excommuniés, nous vous recommandons d'aller. Et s'il y en a qui veut rentrer et s'adjoindre à l'ordre de chevalerie des régions d'Outre-mer, vous de devez pas seulement considérer le profit temporel que vous pouvez en attendre, mais aussi le salut éternel de son âme. Nous vous commandons de le recevoir à la condition qu'il se présente devant l'évêque de la province, et fasse part de sa résolution. Et quand l'évêque l'aura entendu et absous, s'il le demande au maître et aux frères du Temple, si sa vie est honnête et digne de la compagnie de ces derniers, et s'il semble bien au maître et aux frères, qu'il soit reçu avec miséricorde... ».

Est-ce à dire que les pères du concile s'étaient octroyé le droit de contrôler l'entrée dans l'ordre du Temple ? Ce n'est forcément plus le cas et officiellement dès 1139. Traduisant alors la règle en français, les templiers l'adaptent à la nouvelle situation et remanient l'ordre des articles mais le texte primitif est corrigé au minimum: une négation est supprimée, le mot « absous » est ajouté. En fait, comme l'analyse Alain Demurger, « Version latine et version française obéissent à deux logiques différentes (56) ». La première interdit tout contact avec les excommuniés et donne un rôle actif à l'évêque: le Temple laisse venir à lui les volontaires. La seconde rejette le rôle de l'évêque pour donner aux frères et au maître une entière responsabilité sur le recrutement de nouveaux templiers puisqu'elle les autorise à aller convaincre les chevaliers excommuniés d'entrer dans leurs rangs.

S'il était interdit aux frères de posséder un exemplaire de la règle, ils pouvaient librement la consulter. Chaque commanderie devait donc logiquement posséder une édition complète de la règle. De ces manuscrits, nous sont parvenus douze exemplaires selon Laurent Dailliez. Huit sont encore accessibles.

Le texte le plus ancien qui soit conservé est celui de Guillaume de Tyr (57) qui le premier a transcrit le prologue et la règle édictée au concile de Troyes pour les faire figurer dans son « Historia rerum in partibus transmarinis gestarum (58) ». Un autre manuscrit, le plus ancien connu, provient de l'abbaye de Dunes, il est conservé à la bibliothèque de Bruges mais il se limite à l'incipit de la règle. Les archives de Côte-d'Or possèdent une copie de la règle française (59). La Bibliothèque nationale de France (60) aussi. D'autres exemplaires sont encore conservés à la bibliothèque municipale de Nîmes (61), à l'académie des Lincei de Rome (62) et enfin, il existe un exemplaire de la règle catalane à Barcelone (63), dans les archives du royaume d'Aragon. Un autre manuscrit français de la règle a été retrouvé aux Etats-Unis, à la Walters Art Gallery de Baltimore. Daté des années 1250-1275, il proviendrait de la maison templière de Dauges, près de Douai (Nord).

La règle attestée en 1128 à Troyes fut fondamentale pour l'ordre du temple mais également pour tous les autres ordres religieux et militaires. A commencer par l'ordre des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Cet ordre qui, à l'origine, avait une vocation uniquement hospitalière obtint du pape peu après les templiers un statut d'ordre religieux et militaire.

La règle du Temple inspira aussi directement les ordres religieux et militaires qui se constituèrent dans la péninsule ibérique. D'abord, en 1156, l'ordre de San Julio del Pereiro fondé à l'imitation des templiers pour combattre les Maures. Puis en 1217, l'ordre d'Alcantara formé par les moines-soldats qui après avoir défendu cette ville, la reçurent du roi en cadeau et en prirent le nom. De même pour l'ordre de Calatrava: prise par les Castillans aux Maures en 1145 et de nouveau attaquée en 1158, Calatrava fut défendue par un groupe de chevaliers et de religieux (64) qui vécurent ensuite selon la règle du Temple. Elle inspira aussi directement la règle des Teutoniques quand en 1128, Célestin III octroya le statut d'ordre religieux et militaire à l'ordre hospitalier que des chevaliers allemands avaient fondé pendant le siège de Saint-Jean d'Acre, en 1191.

Après la dissolution de l'ordre du Temple en 1312, la règle ne disparut pas mais fut reprise en 1318 au Portugal, pour l'ordre du Christ que fonda Denis Ier afin de protéger son royaume des musulmans.

Le concile de Troyes et l'expansion de l'ordre du Temple

En Occident, les premières donations furent consenties aux templiers dès le retour d'Hugues de Payns en Champagne pour préparer le concile de Troyes. L'action menée par la Milice des pauvres chevaliers du Christ en Terre Sainte devait être bien perçue et elle était certainement déjà très populaire pour expliquer l'importance de ces libéralités.

La noblesse champenoise, nous allons le voir, sera particulièrement généreuse.
En 1127, le comte Thibaud II de Champagne venait de succéder à son oncle Hugues, parti en Terre Sainte pour revêtir l'habit templier. Le 31 octobre, le comte fait don à la milice du Temple d'une exploitation agricole qu'il possédait dans la châtellenie de Sézanne, à Barbonne. Dans la charte, la datation est la suivante: huit ans à partir de l'institution des prénommés Chevaliers du Christ, la veille de la Toussaint à Provins (65). A Barbonne comme ailleurs en Champagne et bientôt dans de nombreux pays d'Occident, autour des donations de terres et de maisons, viennent s'organiser les premiers lieux de vie qui deviendront les commanderies templières, petits monastères ordonnés autour de leur chapelle.

Barbonne (Barbonne-Fayel, dans la Marne) peut être considérée comme la première commanderie templière d'Occident. Le comte Thibaud a consenti cette donation deux mois avant le concile de Troyes. Cet engouement de la noblesse champenoise pour la « nouvelle Milice du Temple » allait multiplier les donations. Celle de Troyes a pu avoir lieu pendant le concile. Voici les arguments qui nous ont amenés à développer cette thèse. C'est l'évêque Hatton qui rappelle cette donation aux templiers dans une charte de confirmation datée de 1143 où il énumère tous les dons consentis au Temple dans son diocèse (66).

Un certain Raoul le Gros, dit Crassus, fait don, avec l'assentiment de sa femme, d'une ferme qu'il possède aux portes de Troyes. Nous n'avons pas la date de cette charte mais la donation est officialisée en présence de Hugues de Payns, maître du Temple (magister) et des frères qui l'accompagnaient: Geoffroi de Saint-Omer et Payen de Montdidier avec deux autres chevaliers, Raoul et Jean 67).

La charte de Troyes a dû être signée pendant le concile et peut être datée de 1128 (1129). Elle nous livre les prénoms de deux autres templiers qui accompagnaient Hugues de Payns. Un certain Raoul, qui peut être assimilé à Roralle ou Rotald de certaines versions du prologue. Un autre templier est prénommé Jean, ce qui porte à six le nombre des frères qui entouraient Hugues de Payns.

Une troisième donation a pour cadre le petit village de Baudement (canton d'Anglure dans la Marne). Elle nous est connue par une charte du cartulaire de Provins (68). En 1133, le seigneur Lethericus de Baudement déclare donner à Dieu et aux chevaliers du Temple tout ce qu'il possédait à Baudement et de Baudement à Chantemerle, biens qu'il détenait en fief d'André de Baudement, le sénéchal de Champagne. Or c'est ce même André de Baudement qui assiste au concile de Troyes aux côtés du Comte Thibaud de Champagne et du comte Guillaume II de Nevers. La charte de 113 3 nous apprend qu'André le Sénéchal de Champagne approuve la donation de Lethericus et joint une libéralité personnelle: des serfs (hommes et femmes) et tout ce qu'il avait à Baudement. Dans cette première version de la charte, il est précisé qu'André le Sénéchal a déjà donné au Temple à une date antérieure une villa appelée Dolgast (Le Gault, Marne).

André a-t-il consenti cette donation au moment du concile ? Nous n'en avons pas la preuve mais c'est probable.

L'élan étant donné, Hugues de Payns et ses compagnons, par de nombreux déplacements en Occident vont assurer à l'Ordre une croissance rapide des implantations communautaires et l'engagement de nombreuses recrues. Cette phase de prosélytisme particulièrement actif va durer jusqu'au retour définitif d'Hugues en Terre Sainte, en 1129. Il se rend à Provins puis on le retrouve en Anjou et dans le Maine. Il va retrouver Foulque d'Anjou qu'il a connu à Jérusalem quand ce dernier entreprit son premier voyage en Orient en 1120-1121. Foulque logeait alors chez les Templiers. Hugues le décide à reprendre la croix le jour de l'Ascension 1128 (69) et lui propose d'épouser Mélisende, la fille du roi de Jérusalem, Baudouin II. Le roi lui avait confié cette mission diplomatique à son départ de Terre Sainte. Ces faits témoignent pour le moins d'une estime et d'une confiance mutuelles entre le roi de Jérusalem et le maître du Temple, et nous éclairent sur la personnalité d'Hugues de Payns. Ami des comtes de Champagne, des rois et des princes, ce n'était pas l'obscur seigneur feudataire des comtes de Troyes qu'on a trop souvent décrit.
Hugues parcourt ensuite le Poitou et la Normandie où il rencontre Henri II, roi d'Angleterre. C'est autour du vieux Temple de Holborn qu'Hugues développe ses fondations anglaises. Il revient d'Angleterre par les Flandres et fait un dernier séjour en Champagne au printemps 1129. De nombreuses recrues l'accompagnent désormais, issues du milieu de la chevalerie, les nouveaux Templiers sont prêts à s'embarquer avec lui pour l'Orient. Ils sont anglais, flamands ou français.

Parallèlement, ses disciples mènent campagne. Dans les Flandres, c'est Geoffroi de Saint-Omer; dans le Beauvaisis, Payen de Montdidier qui recueille de nombreux dons. Hugues Rigaud, originaire du Dauphiné, une des premières recrues du concile de Troyes, mène une campagne très fructueuse en Provence et en Languedoc. Il confie à Raymond Bernard les régions ibériques.
Le succès de la tournée d'Hugues de Payns et de ses compagnons est considérable. Sur les nombreuses donations de terres et de maisons s'organisent les premiers lieux de vie Templiers, les futures commanderies d'Occident.

Elles vont assurer le rayonnement de l'Ordre. Permettre par une action d'information de proximité de recruter des frères pour la Palestine. L'activité économique de ces commanderies va rapidement dégager les profits nécessaires au soutien logistique des campagnes d'Orient, lorsque le Temple deviendra peu à peu le fer de lance des croisades.

Les acteurs du concile font que, dès l'origine, l'implantation de l'Ordre est particulièrement ancrée dans les provinces de Champagne, de Bourgogne, de Flandres et de Picardie.

Les Templiers essaiment rapidement très loin: dès 1128, la comtesse Thérèse leur donne le château de Soure au Portugal (70). A la même époque, les premières donations sont consenties dans le royaume d'Aragon (71). Les maures d'Espagne étaient les premiers infidèles qu'il fallait combattre.

En 1129, à une date indéterminée, Hugues de Payns descend la vallée du Rhône en compagnie de Foulque d'Anjou (72). Dès l'automne 1129 (73) Hugues et ses compagnons sont engagés dans une opération militaire contre Damas.

Quand Hugues de Payns s'est embarqué pour l'Orient, il a déjà structuré le Temple en France, en nommant Payen de Montdidier, « Maître en France (74) ». Il s'est implanté en Angleterre, en Espagne et au Portugal et beaucoup de chevaliers se sont enrôlés dans ses rangs pour protéger la Terre Sainte...

Après le concile: la crise morale de l'ordre du Temple

Prier et donner la mort. Être moine et soldat.

La règle du Temple concilie théoriquement les deux états dans ses soixante-douze articles: un temps pour prier et un temps pour s'entraîner au métier des armes.

Cette règle n'est pas nouvelle puisqu'elle rythme la vie des Templiers en terre sainte depuis neuf ans, la date de leur fondation.

Hugues de Payns a quitté la terre sainte pour se rendre au concile de Troyes. Là-bas, les Templiers continuent leur tâche accablante: assurer la sécurité du royaume de Jérusalem, escorter les pèlerins dans les coupe-gorge des Monts de Judée ; mettre en déroute les bandes de pillards qui les harcèlent; repousser les incursions arabes à partir d'Ascalon.

Les templiers sont de plus en plus seuls. L'idée de croisade a perdu de son sens depuis la prise de Jérusalem. Les renforts d'Occident se font rares. Les templiers essuient des pertes de plus en plus lourdes. Ils entrent dans une logique de guerre, combattant comme des troupes régulières et semant la mort ; la mort de l'infidèle, certes, mais la mort. Le doute s'installe dans les consciences et des voix s'élèvent pour l'exprimer.

On possède ainsi une lettre adressée par Guigues, prieur de la Grande Chartreuse, à Hugues de Payns (75). Cette lettre peut être datée de 1129: « Comme ni à votre retour, ni à votre départ, nous n'avons pu jouir du plaisir de vous entretenir de vive voix ». C'est peu de temps après le départ d'Hugues de Payns pour la terre sainte que Guigues a dû lui écrire cette épître. C'est une incitation à la prudence et à l'humilité. Visiblement, une partie de l'Église manifestait des réticences envers les moines soldats d'Hugues de Payns.

Hugues va réagir. En réponse, il va adresser une lettre d'exhortation à ses frères templiers. Cette lettre a été découverte à la Bibliothèque municipale de Nîmes (76), interposée entre la règle du Temple et une copie des Louanges de la nouvelle Milice. Beaucoup d'auteurs l'ont attribuée à Hugues de Saint-Victor, considérant que les arguments développés et notamment les connaissances de l'auteur en droit canon ne pouvaient pas émaner d'Hugues de Payns. C'est faire fi de la personnalité du fondateur des templiers, et surtout négliger la dédicace de la lettre: elle est écrite par un certain Hugo Peccator, et adressée à ses frères « Milites Christi ».

Hugues de Payns est communément appelé Hugo Paganus en Champagne, Hugues le Payen. Que le copiste de la lettre ait fait un « lapsus sémantique » entre Paganus, payen et Peccator, pécheur, est hautement probable.

Pour nous, aucun doute, il s'agit bien d'Hugues de Payns. Il s'adresse d'ailleurs dans cette lettre à ses « frères très chers ».

Que leur dit-il ? Qu'il sait que le doute s'installe chez eux car leur vocation est décriée par certains qui affirment que porter les armes contre les ennemis de la foi constituerait un péché.
L'autre problème soulevé par Hugues est celui de la hiérarchie. En réalité, dit Hugues, les supérieurs critiquent les soucis de leur commandement et les serviteurs se plaignent de ne pas participer au commandement, dans la même absence d'humilité.

Cette lettre pose le double problème de la justification théologique de l'action militaire des soldats de Dieu et de la hiérarchie de l'ordre du Temple qui délaisse les humbles servants et les maintient hors de la confrérie.

Elle nous révèle Hugues de Payns sous un jour totalement nouveau. Il est non seulement un grand personnage, mais il possède de très solides connaissances théologiques. C'est un excellent rhétoricien, capable de brillantes démonstrations philosophiques, nourries de références bibliques.

Le « De laudae novae » ou « Les louanges de la nouvelle milice »

On ignore la date de la publication du De Laudae par Bernard de Clairvaux, mais si nous suivons la logique de notre raisonnement, c'est très tôt après le retour d'Hugues en terre sainte qu'il a dû adresser cette exhortation aux Templiers, peut-être en 1129 -1130 et c'est à la demande de Hugues de Payns: « par trois fois, dit-il à Hugues, vous m'avez demandé de vous écrire, à vous et vos compagnons d'arme, des paroles d'encouragement ».

Le souci de Bernard apparaît d'emblée: on lui demande d'être l'autorité théologique qui arbitre le conflit entre les Templiers et une partie de l'Église.

« Un nouveau genre de milice est né, dit-on, sur la terre, dans le pays même que le soleil levant est venu visiter du haut des cieux (...) en sorte que l'épée de cette brave milice en exterminera bientôt (...) les enfants de l'infidélité ».

« Quelle gloire pour ceux qui reviennent victorieux du combat, mais quel bonheur pour ceux qui trouvent le martyre ».

Le chapitre suivant est consacré à la « milice séculière », en somme la chevalerie qui constitue les bataillons des croisades. Bernard fait le reproche à ces chevaliers d'aller à la guerre, parés des oripeaux de leur gloire. Il décrit ensuite la vie des soldats du Christ, résumant les principes mêmes de la vie primitive des Templiers.

Discipline et obéissance. Sobriété du costume. Nourriture simple. Ils vivent en communauté, sans femme ni enfant, ne possédant rien en propre. Ils ne sont jamais oisifs, entre deux combats, s'occupant à entretenir leur équipement (armes et vêtements). Ils oublient rang et noblesse, ne rendant honneur qu'au mérite. Ils évitent les éclats de rires et les distractions ludiques (jeux, spectacles). Ils ne chassent pas, fût-ce au faucon. Ils se coupent les cheveux, mais ne consacrent pas de temps à s'occuper de leur personne: gardant la barbe, se baignant rarement, hâlés par le soleil et couverts de poussière.

Le chapitre suivant est consacré au Temple. Bernard oppose les marbres, les peintures et les ornements du vieux Temple de Salomon à la parure morale vertueuse des soldats du Temple qui y habitent en communauté. Les seuls décors des murs sont aujourd'hui des armures et des boucliers.

Qui sont les Templiers accourus à Jérusalem ? Bernard nous apprend que, venus de tous les pays, ils étaient auparavant des scélérats et des impies, des ravisseurs et des sacrilèges, des homicides, des parjures et des adultères. Dès les débuts de l'ordre, le recrutement des Templiers s'opérait parmi les milieux marginaux de la chevalerie, en rupture de société, les recrues au lourd passé venaient chercher une forme de rédemption dans les combats d'orient. On comprend mieux l'engagement valeureux de tels éléments qui n'avaient pas que des motivations religieuses. Le parallèle sociologique avec les légionnaires éclairerait certainement d'un jour nouveau leur comportement.

Le De laudae se termine par plusieurs chapitres où l'auteur commente des passages des saintes Écritures en faisant voyager le lecteur dans les différents lieux saints de la Palestine comme pour démontrer le bien fondé de leur protection.

Bernard de Clairvaux ne sera pas la seule autorité religieuse à venir au secours des Templiers. Pierre le Vénérable, le saint abbé de Cluny, utilise les mêmes arguments pour les défendre: « Qui ne se réjouirait et n'éprouverait la plus vive allégresse en vous voyant marcher non pas à un simple mais à un double combat à la fois... Vous êtes des moines par vos vertus et des soldats par vos actes ». Plus tard, Jean de Salisbury, le futur évêque de Chartres, estimera que seuls les Templiers dans le monde entier font légitimement la guerre...

Cisterciens et templiers, solidarité et complicité.

Le frère Chrysostome Henriques (77) cite dans son tome II, le serment du Maître des Templiers de Lusitanie (Portugal).

Ce serment comporte un paragraphe qui montre les liens privilégiés existant entre les Templiers et les cisterciens.

« Je ne refuserai point aux personnes religieuses, principalement aux religieux de Cîteaux et à leurs abbés, comme étant nos frères et nos compagnons, aucun secours, soit par paroles, par bonnes oeuvres, et même par les armes ».

L'introduction rappelle « selon les statuts qui nous ont été prescrits par notre père saint Bernard ».

Ce serment était prêté par le Maître du Portugal nouvellement élu. Henriques nous apprend qu'il provient d'un manuscrit de la bibliothèque de l'abbaye cistercienne d'Alcobaça. Elle aurait été fondée vers 1148 par Pierre, le frère du roi Alphonse du Portugal qui était moine à Clairvaux.
De Clairvaux à Alcobaça, la mémoire des origines du Temple et du concile de Troyes était encore très présente en 1148.

L'Ordre venait de traverser une grave crise morale. Les premiers conflits avec le pouvoir de l'église allaient se faire jour.

Les usages non écrits des Templiers avant le concile de Troyes les mettaient sous la dépendance du Patriarche de Jérusalem qui recevait leurs voeux.

A Troyes, le concile, nous l'avons vu, avait précisé et complété leur règle de vie. Dès le retour d'Hugues de Payns en Palestine, le Patriarche Etienne de La Ferté, l'ancien vicomte de Chartres, va amender cette règle.

Il propose les services de chapelains pour les offices des Templiers amorçant l'organisation religieuse propre au Temple. L'avenant le plus important concerne les chevaliers-hôtes ou chevaliers servant à terme (78) dont il précise les conditions d'engagement: ils dépendront du patriarche auquel ils seront liés par serment. Ces chevaliers sont des croisés d'Occident qui, au cours de leur pèlerinage en terre sainte expriment le désir de se mettre temporairement au service de la milice templière, généralement pour un an. Ces recrues de passage auront rapidement une influence néfaste sur l'Ordre par le goût du luxe et les appétits profanes qui les animent.

C'est le patriarche qui impose le manteau blanc aux chevaliers et la bure noire ou brune aux frères servants (79) accentuant la hiérarchie de l'Ordre. Il entend garder une mainmise absolue sur l'ordre et augmenter sa puissance, mécontentant tout à la fois le roi Baudouin et les Templiers. La conséquence ne se fera pas attendre. En appelant l'arbitrage du pape, le roi de Jérusalem et le Maître du Temple obtiendront de Innocent II, huit ans plus tard (1139) la bulle « Omne datum optimum ». Elle affranchira définitivement les templiers du clergé séculier, et notamment de la tutelle du patriarche de Jérusalem. Ils dépendront désormais directement du pape. Non seulement les Templiers ne pourront plus être assujettis au paiement de la dîme, mais ils toucheront les revenus des paroisses qu'ils contrôlent. Quand on sait la formidable expansion que va subir l'ordre du Temple en Occident, on comprend le mécanisme de compétition qui va l'opposer désormais au clergé séculier. C'est ce qui précipitera sa chute cent cinquante ans plus tard quand le roi de France, Philippe le Bel décidera de le supprimer.

Conclusion

Le concile de Troyes fut le temps fort de la campagne de prosélytisme que vinrent effectuer Hugues de Payns et ses amis en occident, de 1127 à 1129.

A Troyes, l'ordre du Temple obtint l'officialisation de sa mission et de son statut, religieux en même temps que militaire. Cette reconnaissance des autorités ecclésiastiques répondait à un besoin moral des templiers mais suscita aussi une formidable mobilisation d'hommes et de moyens autour d'Hugues de Payns. Les premières donations, il les reçut des Champenois; les recrues qui vinrent grossir les rangs Templiers furent d'abord des Champenois.

Mais ni Hugues ni les autorités du concile de Troyes n'avaient sans doute prévu que l'ordre du Temple serait vite confronté aux difficultés provoquées par son succès. La règle officialisée à Troyes ne brossait qu'à larges traits le cadre de vie des moines-soldats.

La crise fut rapidement hiérarchique puis morale. Elle se fit jour en Terre Sainte parmi les Templiers d'Orient avant même le retour d'Hugues de Payns. Ce fut lui qui s'attacha à la résoudre depuis l'Occident: une lettre est encore conservée à Nîmes dont il est probablement l'auteur. Il la destine à ses « frères », développant de solides connaissances théologiques nourries de références bibliques, de brillantes démonstrations philosophiques et une excellente rhétorique.

Quelques années plus tard, vers 1130, à la demande répétée d'Hugues de Payns, c'est Bernard de Clairvaux avec son « Eloge de la nouvelle chevalerie » (« De laudae novae militiae ») qui apporta une réponse définitive a tous les doutes des frères du Temple qui vivaient mal le fait de prier et de porter l'épée. Il justifia théologiquement qu'une vocation puisse être, face aux « infidèles », à la fois religieuse et militaire. Mieux il fit l'apologie de l'engagement Templier, opposant la vérité de leur action à la vanité de la chevalerie courtoise.

Depuis son abbaye de Champagne méridionale, Bernard de Clairvaux parachevait ainsi l'oeuvre du concile de Troyes, scellant une complicité qui demeurerait infaillible entre les cisterciens et les templiers.
Sources: Valérie ALANIÈCE Journaliste et François GILET Président du Centre d'Études Médiévales de la Région Champagne-Ardenne. Mémoire de Champagne Tome I - 2000 - Dominique Guéniot Editeur

Notes

1 — Foreville Raymonde, Histoire des conciles oecuméniques, Latran I, II, III et Latran IV, éd. de l'Orante, Paris, 1965, page 26 et suivantes.
2 — Bruno de Dagsbourg, ancien évêque de Toul. Il a pour conseiller son compatriote Humbert de Moyenmoutier.
3 — Demurger Alain, Vie et mort de l'ordre du Temple, éd du Seuil, 1989, page 44.
4 — Boutiot Théophile, Histoire de la Ville de Troyes et de la Champagne méridionale, Dufour-Bouquot, Troyes 1877, page 153 et suivantes.
5 — Le 8 août selon Defer, le II août selon Boutiot.
6 — Selon Boutiot un autre concile se serait tenu à Troyes en 1105 ou 1106. Il aurait été convoqué pour régler un différend entre l'abbé de Saint-Pierre-le-Vif, de Sens et son archevêque. Les actes n'en ont pas été conservés, (cf. opuscule cité, vol. 1, page 181).
7 — Guillaume de Tyr, « Historia rerum in partibus transmarinis gestarum », Revue des historiens des croisades, Paris 1844-1849. 8 — « In manus domini patriarchae, Christi servitiose mancipantes, more canonicarum regularium, in castitate et obedientia, et sine proprio velle perpetuo vivere professi sunt... », in Guillaume de Tyr, opuscule cité
9 — Reproduite deux fois par Henriques (Fr. Chrysostomus) in Menologium cistertiense antverpiae, 1630. Tome I, page 194-195 et Tome II Militum Templi origo, page 477 (Bibliothèque municipale de Troyes, EE3: 457).
10 — Dom Patrice Cousin, Les débuts de l'ordre du Temple et saint Bernard, op. cit, page 50.
11 — In Migne, Patrologie latine, lettre 288, col. 493.
12 — Migne, opuscule cité, lettre XXXX, col. 146-147.
13 — Migne, opuscule cité, lettre XXI, col. 123-124.
14 — Marion Melville, La vie des templiers, page 18, note 5.
15 — Chronique du moine Robert d'Auxerre, vers 1250, cité par Roserot, page 9.
6 — Camuzat Nicolas, Promptuarium antiquitatum Tricassine diocesis, 1610, fol. II6v° , et Des Guerrois Nicolas, La saincteté chrétienne, 1637, fol. 2 r° et v.
17 — Camuzat, Promptuarium, opuscule cité, fol. 5 v° .
18 — Mort en 861.
19 — 870-883.
20 — Roserot, Tome I, page 6, note n° 4.
21 — Camuzat, Promptuarium.
22 — Roserot, Bibliographie commentée des sources d'une histoire de la cathédrale de Troyes, t. II, page 7.
23 — Mazenot, page 365.
24 — Saint Prudentius, Sermo de vita et mortae gloriosae virginis Morae, in Migne, Patrologie latine, Tome LXV, colonne 13.
25 — Breyer, Les vies de saint Prudence et de sainte Maure, page 197.
26 — Fichot Charles, Statistique monumentale du département de l'Aube, 1891, page 293.
27 — Reproduction photographique dans Roserot, Tome II, page 16-17.
28 — Dix-sept panneaux de cette série ont pu être identifiés dans les musées de France (musée de Cluny à Paris), d'Angleterre (Victoria and Albert Muséum, Londres), dans les collections privées aux États-Unis et au Metropolitan Muséum (don Ella Brummer 1977. Cf., L'Europe au Moyen Age, Grund, 1988, page 73). Deux panneaux ont été acquis par le Trésor de la cathédrale de Troyes en 1974. L'iconographie de ces verrières est consacrée à la tentation du Christ, à la vie publique du Christ, à la mort de la Vierge et à la vie de saint Nicolas.
29 — Style de l'Annonciation: apparue au VIe siècle dans le calendrier liturgique, la fête de l'Annonciation (25 mars) coïncide approximativement avec l'équinoxe de printemps, d'où sa grande popularité. Certaines régions comme la Champagne, la Lorraine, la Picardie ont suivi ce calendrier qui fixait le début de l'année à la fête de l'Annonciation. D'autres régions suivaient le calendrier du style de Noël, de la Circoncision (Ier janvier) surtout la Normandie, la Bretagne et l'Aquitaine. Pour les uns, l'année commence donc trois mois après le début de l'année du style de Noël et du 1er janvier qui n'est devenu obligatoire en France qu'en janvier 1564, par ordonnance de Charles IX. (Cf. Favier Jean, Dictionnaire de la France médiévale, page 51 et 52).
30 — Lettre à E GILET du 2 avril 1997.
31 — Hiestand Rudolph, « Kardinalbisscof Matthaus von Albano, das Konzil von Troyes und die Enstehung des Templerordens », in Zeitschrift fur Kirchengeschichte, 99 (1988).
32 — Andrieu M., Le Pontifical romain au Moyen Age, I. Le Pontifical romain au XIIe siècle (Studi e Testi 86), Cité du Vatican 1938, page 255-260 (cité par Raymonde Foreville, opuscule cité, page 195).
33 — Honorius II, pape de 1124 à 1130.
34 — Patriarche de Jérusalem de 1128 à 1130.
35 — Nous nous référons à la traduction et aux notes de Pierre Girard-Augry, Aux origines de l'ordre du Temple, Opéra éditions, page 125-128.
36 — Renaud de Martigné, 1124 (ou 1128) - 13 janvier 1138.
37 — Henri Sanglier, décembre 1122-1141.
38 — Geoffroi de Lèves, 24 janvier 1116-24 janvier 1149.
39 — Gocelin de Vierzy, 1126-24 décembre 1152.
40 — Etienne de Sentis, 1124-6 juin 1142.
41 — Hatton, 1123-1145.
42 — Jean H, 1096-1135.
43 — Erlebert, 1127-8 octobre 1130.
44 — Barthélémy de Vire ou de Jura, 1113-1151.
45 — Pierre de Dammartin, 12 juin 1114-8 novembre 1133.
46 — Renaud de Semur, 16e abbé de Vézelay (Yonne), abbaye de l'ordre de Saint-Benoît, nommé archevêque de Lyon en 1128.
47 — Etienne Harding, 3e abbé de Cîteaux (Côte-d'Or), chef d'ordre de Saint-Benoît.
48 — Hugues, comte de Mâcon, premier abbé en 1114 de Pontigny (Yonne), abbaye cistercienne, évêque d'Auxerre en 1136.
49 — Gui, 2e abbé de Trois-Fontaine (Marne), abbaye cistercienne.
50 — Dans la règle publiée par Henri de Curzon, il s'agit de Saint-Denis (et non Saint-Rémi) de Reims, abbaye bénédictine dont Ursion était alors le deuxième abbé.
51 — Herbert, 16e abbé de Saint-Etienne de Dijon, ordre de Saint-Augustin.
52 — Gui, 3e abbé de Molesme (Côte-d'Or), ordre de Saint-Benoît.
53 — Guillaume II, comte d'Auxerre, de Nevers et de Tonnerre, 1089-1147.
54 — Selon Schnurer et Valous, ce qu'on appelle « la règle primitive » n'est pas celle édictée au concile de Troyes mais le texte déjà revu et corrigé par le patriarche de Jérusalem qui en aurait modifié douze articles et ajouté vingt-quatre. Hiestand rejette cette thèse et Demurger ne lui est pas non plus favorable.
55 — Procès des templiers, interrogatoire de Raoul de Gisy du 15 janvier 1311.
56 — Alain Demurger, Vie et mort de l'ordre du Temple, Seuil, 1989, page 73.
57 — Guillaume, évêque de Tyr: il naquit en Terre Sainte en 1130 y mourut en 1185.
58 — Guillaume de Tyr, Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, R. B. Huygens (éd.), Tournai, éditions Brepols, 1986, 2 vol.
59 — ADCO, Ms H III.
60 — BNF, Mns. fr. n° 1977.
61 — BM de Nîmes, Mns 37 f. 169 v° à 172 v° .
62 — Accademie de Lincei, COD 44 A 14.
63 — Archives catalanes, Chartes du royaume d'Aragon, cartas reales n° 3344.
64 — Il fut rattaché à la couronne d'Espagne en 1523. Il eut dès lors le roi pour grand maître.
65 — Victor Carrière, Histoire et cartulaire des Templiers de Provins, charte XCIII, page III (L'original est à Paris, AN, S 5162, Suppl. n° 25, F 40).
66 — E. Mannier, Ordre de Malte, Les commanderies du grand Prieuré de France, page 302 (la lettre de Haton se trouve aux A N. S 4968 suppl. n° II).
67 — Cette charte est également reproduite dans le cartulaire de d'Albon, page 16 n° XXII et page 22 n° XXVIII.
68 — Victor Carrière, Histoire et cartulaire des Templiers de Provins. Charte LXXXI. Elle est conservée aux AN S 4968A liasse 24 n° 13.
69 — « Sacrae domus militiae Templi Hierosolymitani magistri ». Cf. M. L. Bulst-Thiele, Untersuchung zur Geschichte des templerordens, Gottingen, 1974, page 25 (cité par Demurger, page 354).
70 — Sur le Mondego, il fermait la marche sud du royaume du Portugal. Marion Melville, opuscule cité, page 29.
71 — A J. Forey, The Templars in the corone d'Aragon, Oxford, 1978, page 7.
72 — M. L. Bulst-Thiele, opuscule cité, page 25, note 23 (cité par Demurger).
73 — Id. page 28, note 39.
74 — D'Albon, Cartulaire général n° XXXI, page 23-24. 1130 Beauvais. « Nivardus, cognomine Paganus de Montisderio, miles Templi Domini de votus, cui Hugo magister militum Templi curam rerum suarum tum tempore commiserat in partibus istis » (Cf. Manon Melville, page 31).
75 — Pierre Girard-Augry, opuscule cité, page 83.
76 — Manuscrit 37, f° I69v° -I72v° .
77 — Pierre Girard-Augry, opuscule cité, page 170 et Henriques, opuscule cité, in « Militum Templi origo régula et privilégia », page 477-481 « Forma iuramenti quod debet facere Magister Templi, secundum regulam à S. P N Bernardo editam, ex Alcobaciensi m. s. eruta... ».
78 — « Remanens ad tempus », et plus loin: « ad terminum ».
79 — Demurger, page 69.

Sources: Valérie ALANIÈCE Journaliste et François GILET Président du Centre d'Études Médiévales de la Région Champagne-Ardenne. Mémoire de Champagne Tome I - 2000 - Dominique Guéniot Editeur

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