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Domaine du Temple de Dax

Département: Landes, Arrondissement et Cantons: Dax, Commune: La Torte - 40

Domaine du Temple de Dax
Domaine du Temple de Dax

Les chevaliers du Temple en Gascogne occidentale au XIIe siècle. Une milice au service de la paix

Résumé

La publication récente du cartulaire de la cathédrale de Dax par Georges Pon et Jean Cabanot (Liber rubeus) permet de suivre les premières décennies de l'implantation de l'ordre du Temple en Gascogne occidentale, entre les années 1140 et 1160. La précocité de création de la commanderie de La Torte, au sud de Dax, au regard des fondations plus tardives du Bazadais et du Bordelais peut être expliquée par la plus grande popularité, au sud de la région, des thèmes de la croisade et de la lutte contre l'infidèle, en raison de la proximité géographique du front aragonais de la Reconquista. Le même cartulaire de Dax souligne le rôle des Templiers et des Hospitaliers dans le programme de paix et de Trêve de Dieu que la papauté triomphante du XIIe siècle réactive à son profit: les ordres militaires sont dans ce cadre les agents d'une politique de centralisation pontificale. On mesure enfin, toujours grâce au cartulaire de Dax, l'effritement du capital initial de sympathie suscité par les Templiers dans la région et la montée des critiques à leur encontre.

I. Les premières implantations de l'ordre

Chronologie

Les premières implantations templières dans la région remontent à la charnière des années 1130 et 1140. La première est la commanderie de La Torte, près de Dax (dans la paroisse Saint-Vincent de Xaintes) fondée, d'après le Liber rubeus vers 1140-1143. En Bazadais, les commanderies templières de Cours et de Romestaing datent des années 1160. Quant à la commanderie templière d'Arveyres, en Entre-deux-Mers bordelais, sa fondation date d'avant 1170.

Les Templiers arrivent avec un temps de retard par rapport aux Hospitaliers, il est vrai organisé plus tôt. La commanderie hospitalière de Pomerol, dotée par le vicomte de Castillon et fondée peu avant 1120. La commanderie de Benon fut fondée, dans des circonstances que l'on ignore, peu avant 1154. La commanderie hospitalière de Bordeaux (milieu du XIIe siècle) a d'abord été installée dans la chapelle Sainte-Catherine, puis à l'Hôpital du Pont-Saint-Jean (attestée en 1182). Celle de Grayan en Médoc en 1168. Les hospitaliers de Saint-Etienne d'Arribe-Labourd sont mentionnés en 1187.

La Torte s'inscrit dans la première génération des commanderies templières, fondées dans les années 1136-1146, une période que Damien Carraz appelle le « temps des missions. » Elle suit le concile de Troyes (13 janvier 1129) en présence d'Hugues de Payns qui consacre l'approbation de la Règle. Cette période faste est caractérisée par l'activité de frères missionnaires dans le pays, comme le frère Uc Rigaud qui parcourt entre 1129 et 1134 l'espace compris entre la Haute-Loire et les Pyrénées, jusqu'à Barcelone et fonde la future commanderie de Jalès dans les Cévennes. On n'a malheureusement pas de traces de leur passage en Gascogne.

La précocité de La Torte

La chronologie et la géographie des fondations templières en Gascogne (la plus précoce au sud, la plus tardive au nord), sont assez remarquables. Cette différence géographique se retrouve aussi par un plus grand nombre de mentions des Templiers dans le cartulaire de Dax, par rapport aux cartulaires bénédictins ou canoniaux du Bordelais.

Ce déséquilibre n'est certainement pas un effet du hasard. Je l'expliquerais par deux raisons, une structurelle, une autre plus conjoncturelle.
1. — Une plus grande réceptivité des Gascons méridionaux à l'idée de croisade comme j'ai eu l'occasion de le constater dans un article consacré à la participation des Gascons à la croisade et à la Reconquista. C'est la conséquence de la proximité avec l'Espagne musulmane et du fait qu'y résonne, plus nettement qu'ailleurs, l'écho des exploits des héros de la première croisade, au premier rang desquels le vicomte de Béarn, Gaston IV dit le Croisé (1090-1131). Véritable légende vivante, Gaston IV a participé à la première croisade où il s'est couvert de gloire lors de la prise de Jérusalem; il a également participé activement aux combats de la Reconquista aragonaise, aux côtés du roi d'Aragon et de Navarre Alphonse le Batailleur (1104-1134): la prise de Saragosse 1118, le raid vers Grenade et Cordoue en 1125... Or, en Gascogne, Gaston IV est engagé dans une lutte contre les vicomtes de Dax; il porte lui-même pendant quelques années le titre vicomtal de Dax et fonde le château de Montgiscard entre Orthez et Dax. Autre croisé célèbre dans la région, le vicomte Pierre III de Gabardan-Béarn (1147-1154), qui participe à la croisade contre Fraga et Lérida dans la basse vallée de l'Ebre (1149) aux côtés du comte de Barcelone Raimond Béranger IV.
Cet état de guerre permanent contre les sarrasins d'Espagne de l'autre côté des Pyrénées, est propice à la création de confréries militaires comme la confrérie de chevaliers de Belchite, créée par Alphonse Ier d'Aragon peu après la prise de Saragosse ou celle de Monreal del Campo (fondée par Alphonse Ier en 1124). Les templiers sont donc d'autant mieux vus, qu'ils participent aux combats de la Reconquista catalano-aragonaise, en s'alliant avec Raimond Béranger IV (1143) et en participent avec lui au siège de Tortosa puis à la prise de Lérida en 1149.

2. — Seconde raison, selon moi, expliquant la précocité de la Torte en Gascogne: le souvenir du testament d'Alphonse le Batailleur en octobre 1131, rédigé ici même pendant le siège de Bayonne. Le roi n'a pas de fils ou de fille pour lui succéder et son seule frère, Ramire, est moine (et évêque élu de Rida). Alphonse institue comme héritier le « Sépulcre du seigneur qui est à Jérusalem et ceux qui veillent et le gardent et servent Dieu en ce lieu; à savoir l'Hôpital des pauvres qui est à Jérusalem et le Temple avec ses chevaliers qui veillent là-bas à la défense du nom de la chrétienté. A ces trois je concède tout mon royaume ... et en plus à la chevalerie du Temple, je donne mon cheval et mes armes. » Le roi ne meurt pas de suite, seulement 3 ans plus tard après avoir confirmé son testament.

La commanderie de la Torte

Ce que l'historiographie appelle une commanderie, ou préceptorie et qui n'est pas autrement appelé dans les textes de cette époque que « maison » (domus) est à la fois une réalité matérielle (bâtiments, patrimoine et droits attachés à la seigneurie) et une communauté de frères vivant sous l'autorité de l'un des leurs. On estime que l'on a faire à une commanderie lorsque le patrimoine rassemblé devient assez important pour nécessiter l'établissement d'un chef à demeure. à La Torte s'est bien le cas: Griset, le premier maître de la Torte, est reconnu comme tel aussitôt après la constitution du temporel de la commanderie.

Ce premier maître n'est pas d'humble extraction. Il appartient à la famille vicomtale de Dax: Griset est le fils du vicomte Navarre (mort en 1090), frère de Pierre Ier et oncle du vicomte Raymond II Arnaud. Dans ces conditions, nulle surprise à constater que la commanderie de La Torte procède de donations de cette famille, donations contestées on va le voir. Les notices du Liber Rubeus évoquant cette fondation racontent que dans un premier temps la villa de La Torte fut donnée à la cathédrale de Dax par le vicomte Pierre Ier. A sa mort, la vicomté passa dans les mains de sa sœur Guiraude qui, « annula le testament de son frère et arracha tyranniquement la villa de La Torte aux chanoines de Dax. » Son fils, le vicomte Raimond Arnaud, donna alors cette terre à son oncle Griset, le Templier, qui recherchait une terre pour le compte de la milice du Temple. Ayant appris cela, les chanoines de Dax se sont élevés contre cette donation, en rappelant que la villa leur avait été arrachée, ce qui provoqua les scrupules de Griset. Cas de conscience! « Très éprise d'équité, le seigneur Griset refusa de refusa de recevoir le don en raison de la plainte interjetée. » Il fallut partager la villa en question pour donner satisfaction aux deux parties.

On ne dispose malheureusement pas de témoignages aussi précis sur les autres implantations du Temple dans la région. Du reste, elles sont peu nombreuses. Rien ne prouve que La Torte ait joué le rôle que la première génération de commanderies assume dans le Bas Rhône de Damien Carraz, générant une seconde vague de fondation de commanderies, dans les années 1150-1160, avec des commanderies secondaires liées à des maisons mères fondatrices et aboutissant à la mise en place d'un réseau hiérarchisé (vers les castra).

Une entreprise de peuplement

En revanche, les notices qui rapportent la création de la commanderie de La Torte mettent pleinement en lumière un rôle bien connu des Templiers de cette période, celui d'entrepreneurs de peuplement et de colonisation rurale, comme Charles Higounet l'a bien montré dans un article de 1984. Charles Higounet estime à une soixantaine le nombre d'habitats nouveaux fondés par les Hospitaliers et les Templiers au XIIe dans le sud-ouest, qu'il s'agisse de sauveté ou de castelnaux. Les premiers, les Hospitaliers, se sont coulés dans le modèle des sauvetés créées par les bénédictins pour de nouveaux peuplements. Ainsi, en Comminges, en relevant les donations ad salvetatem faciendam entre 1100 et 1120, Paul Ourliac a pu estimer à une quarantaine le nombre de villages planifiés par les Hospitaliers dans la forêt de la Bouconne. Les Templiers arrivés plus tard, ne sont pas en reste; la première initiative documentée concerne le lancement de la sauveté templière de Laramet, près de Toulouse (1134) suivie en 1144 par celle de Lavilledieu (1144), près de Montauban.

À la Torte, le texte ne parle pas de sauveté, seulement de bourg, ce qui est tout comme. Intéressons-nous de plus près à cette notice, à cet accord, car il permet de se représenter le paysage de cette fondation et les modalités de sa mise en place : Nous avons partagé par moitié tout le reste de la villa avec ses dépendances (...). La partie située au-dessus du chemin n'est pas à nous mais appartient entièrement aux frères du Temple, à l'exception de deux paysans avec leurs biens (...) De ce qui se trouve sous le chemin ou en bas du chemin, rien n'est à eux, mais tout est intégralement à nous (...) S'ils faisaient un moulin ou des nasses, ils les posséderaient en commun avec l'abbé de Sorde (...) . S'ils établissaient un bourg sur le chemin, le bourg serait aussi commun et indivis, sauf le ban et la justice qui seraient à eux. La chapelle serait à nous, tout le reste en commun, tant les redevances de nos hommes que les leurs ou de nouveaux arrivants. Il ne sera permis de défricher et de s'étendre, ni à nos hommes au-dessus du chemin, ni aux leurs au-dessous du chemin.

Première remarque sur le partage des tâches et la stricte délimitation des droits seigneuriaux entre Templiers et chanoines: c'est la preuve d'une sorte de paréage, un accord entre deux seigneurs pour mettre en place un nouveau peuplement, selon un schéma fréquent à cette époque en raison des coûts d'une telle opération. Chacune des deux parties s'attache à définir son périmètre, les parties de la villa où chacun des deux seigneurs est chez lui et d'autres où il y a indivision.

Le chemin qui partage la villa en deux parties est celui qui mène vers Sorde-l'abbaye. Il s'agit d'un tronçon de la voie du pèlerinage vers Saint-Jacques de Compostelle, ce qui témoigne du souci des Templiers d'installer des commanderies sur cet axe de pèlerinage, comme Joan Fuguet Sans l'a montré en 2006 dans un article consacré aux « maisons templières ces chemins ibériques de Saint-Jacques » : héberger les pèlerins, assurer la sécurité sur ce tronçon du pèlerinage font partie de leurs missions.

Le bourg prévu par l'accord est une petite agglomération nouvelle, ce qu'on appelle aussi sauveté dans la Gascogne toulousaine. Le bourg doit être équipé d'une chapelle (dont les chanoines se réservent apparemment la nomination du desservant ainsi que la dîme).Difficile de dire quel est le plan que l'on imagine pour lui. Il s'agit probablement, comme le sont beaucoup de bourgs de l'époque, d'un simple village-rue, à développement linéaire de part et d'autres du chemin. Cependant, le bourg de La Torte n'a pas dépassé le stade du hameau. Si on ne compare à certaines sauvetés hospitalières du Toulousain, comme Laramet, devenues de grosses bourgades, on ne peut pas s'empêcher de penser à un échec. La commanderie de La Torte, dont on peut voir les ruines dans une ancienne ferme du sud de Dax, est surtout restée une exploitation agricole.

II. Une milice au service de la paix

Un des documents les plus intéressants du cartulaire de Dax est un statut de Paix et de Trêve de Dieu passé en 1149 à l'occasion d'une assemblée interprovinciale organisée par les archevêques de Bordeaux et d'Auch, à Mimizan, au sud du diocèse de Bordeaux.

La réactivation d'un vieux programme

Il s'agit alors de réactiver un vieux programme né dans les années 980, dans l'est de l'Aquitaine, visant à placer sous la paix de Dieu des personnes et des biens, afin de les mettre à l'abri des violences du siècle. Les évêques d'Aquitaine avaient alors pris l'initiative de se substituer au roi et aux comtes, peu capables de faire régner l'ordre public en ces contrées, pour organiser des réunions rassemblant plusieurs évêques et abbés, où tous les laïcs, puissants et humbles, étaient invités à prêter serment de ne pas attaquer les inermes, c'est à dire les clercs, les paysans, les veuves, les marchands, ainsi que tous leurs biens. Dès l'origine ce programme connut un grand succès comme en témoigne le nombre d'assemblées de paix de Dieu organisées dans les décennies suivantes, en Aquitaine, Septimanie, Bourgogne, et dans le nord-est de la France. Au fur et à mesure, les statuts de paix s'enrichirent de nouvelles dispositions: on délimita par exemple précisément l'aire de paix qui s'étendait autour des églises ou des monastères (à 30 ou 60 pas).

Parmi les nouveautés qui émergèrent dans les années 1020-1030, il faut citer la trêve de Dieu. Il ne s'agissait plus seulement de mettre sous la paix de Dieu des personnes et des biens, mais de l'étendre au temps. Les évêques firent prêter le serment de ne pas attaquer qui que ce soit pendant des périodes de l'année bien déterminées: d'abord chaque semaine du jeudi au dimanche; puis pendant les principales périodes liturgiques du calendrier (Avent, Carême, Pâques, Ascension, Pentecôte...). Au total, c'est près de 270 jours de l'année qui furent sanctuarisés !

Au XIIe siècle, ce vieux programme de paix et de Trêve de Dieu est repris à son compte par la papauté. Celle-ci vient de sortir victorieuse du bras de fer qui l'a opposé à l'empereur pendant la longue Querelle des Investitures (1059-1118), et elle entend profiter de sa toute nouvelle prééminence pour mieux mettre en application le projet du pape Grégoire VII, c'est à dire exercer le « dominium mundi », la direction du monde chrétien selon un modèle quasi théocratique.

À cette fin, les papes du XIIe siècle réunissent des conciles œcuméniques, Latran I (1123), Latran II (1139) et Latran III (1179), dont certains des canons remettent au goût du jour les statuts de paix et de Trêve de Dieu du XIe siècle. à leur tour, les archevêques réunissent des conciles et synodes pour diffuser dans leurs provinces ecclésiastiques les canons de paix et de Trêve de Dieu. On a ainsi conservé le décret de paix de Dieu de l'archevêque d'Auch, Guilhem d'Andozile (c. 1160) valable pour les 10 diocèses de sa province (dont Dax, Aire, Bayonne, et Bazas). Il faut noter qu'à la différence de ce qu'il était à la fin du Xe et au XIe siècle, le programme de paix de Dieu du XIIe siècle est initié par la papauté qui y voit un moyen de mieux renforcer sa volonté de primauté sur l'église et la société.

La place des ordres militaires dans la paix de Mimizan-Dax

C'est donc avec dans ce contexte que sont édictés, le 15 aout 1149, des statuts de paix et de trêve de Dieu à Mimizan par les deux archevêques d'Auch et de Bordeaux. A l'instar des autres statuts de paix du XIIe siècle celui de Mimizan ne se contente pas de reprendre des vielles dispositions. Il apporte, comme les autres, une poignée de nouveautés. J'en soulignerai deux: la mise en place de milices de paix et surtout la levée d'un impôt de paix, payé en conques de froment tous les 29 août — la conque est une ancienne mesure équivalente à 76 à 120 litres — et en deniers — un denier par paire de bœuf bénite — C'est à propos de cet impôt de paix que le rôle des ordres militaires est précisé
1. — Ils reçoivent les conques de froment à part égales (3/7e pour les Templiers, 3/7e aux Hospitaliers et 1/7e pour la fabrique de la cathédrale de Bordeaux)
2. — Ils ont obligation de passer dans chaque paroisse bénir du signe de la croix les paires de bœufs dont les propriétaires acquittent le denier, et de partager les deniers recueillis selon la même proportion.

Cet impôt de paix à la levée duquel sont associés les templiers est une grande nouveauté d'un point de vue fiscal, puisqu'il s'agit des premiers impôts généraux et ayant des velléités de proportionnalité : chaque propriétaire d'une paire de bœuf verse une conque ou une demi conque si l'on a qu'un seul bœuf. La contribution est donc modulée selon la taille du train d'attelage. Concernant les Templiers, ce que l'on voit dans ce texte n'est pas exceptionnel. Dans les statuts de paix de l'archevêque de Narbonne, Arnaud de Levézou, les chevaliers du Temple reçoivent un setier de froment pour chaque araire (« pro unoquo etiam aratro sextarium frumenti eisdem militibus annualiter persolvatur »). De même, les statuts de paix et de trêve prononcés par l'évêque de Béziers, vers 1160, confient aux Templiers la perception de l'impôt pro pace. En Comminges, des statuts de paix édictés entre 1145 et 1153 confient aux Templiers le droit de lever une mesure de grain par paire de bœuf bénite.

Les raisons qui ont poussé les initiateurs des statuts de paix à confier un tel rôle aux ordres militaires, et en particulier aux Templiers, sont longtemps restées éludées dans l'historiographie ou incomprises. Ainsi, Dominic Selwood, qui étudie pourtant les Templiers et Hospitaliers en Occitanie entre 1100 et 1300, ne fait aucune allusion à cette mission ni aux raisons qui l'ont déterminée. Thomas Bisson, qui y revient à plusieurs reprises, met en avant ce qu'il considère être un précédent. En 1140, l'archevêque de Narbonne, Arnaud de Lévezou avait accordé aux Templiers le droit de lever sur l'ensemble des fidèles de la province une taxe pour aider l'évêque d'Elne à racheter les chrétiens capturés par les Sarrazins. S'appuyant sur ce précédent, le même archevêque leur aurait ensuite accordé, quelques années plus tard, le droit lever l'impôt de paix. Selon Thomas Bisson, les confirmations papales ultérieures, et diffusées peut-on penser à l'ensemble des maisons de l'ordre, auraient favorisé l'adoption de ces mesures dans d'autres provinces, jusqu'en Gascogne.
D'autres comme Jacques Dubourg pensent que la participation des ordres militaires à la levée de cet impôt de paix, en fait un impôt destiné à la Terre Sainte.

La paix de Dieu au service de la centralisation pontificale

L'explication la plus convaincante a été fournie il y a peu, dans la thèse de Damien Carraz, soutenue en 2003 et publiée en 2005: L'ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Cette remarquable étude, qui s'appuie sur des sources templières conséquentes, aborde tous les aspects de ce que la documentation écrite et archéologique nous permet d'aborder et elle renouvelle notre vision sur les Templiers sur des tas de domaines.

Damien Carraz lie le rôle des Templiers dans le programme de paix de Dieu du XIIe siècle aux liens privilégiés que l'ordre entretien avec la papauté. En effet, grâce à la bulle « Omne datum optimum » (29 mars 1139), les Templiers bénéficient de la protection apostolique et de l'autorisation d'avoir leurs propres prêtres. La protection apostolique est un privilège qui n'est pas nouveau. Beaucoup de monastères des Xe et XIe siècles l'ont recherché et obtenu pour se soustraire aux immixtions de l'évêque de leur diocèse, par ce qu'on appelle une exemption. Pour le Temple, la bulle « Omne datum optimum » entraine l'élection du maître par les frères sans intervention extérieure; l'affirmation de l'autorité du maître sur les frères; la totale obéissance de ces derniers au maître; l'interdiction à quiconque de changer la Règle, sauf au maître avec l'assentiment des frères. La protection apostolique s'étend aussi à la « familia » et aux sergents. Avant d'être élargie aux paysans, aux troupeaux, aux biens. Les Templiers obtiennent même d'être exemptés des sentences d'excommunication prononcées par les évêques: seul le pape peut les excommunier.

Aussi, l'allégeance exclusive des Templiers au saint Siège faits d'eux un moyen idéal pour la mise en place du projet politique poursuivi par la papauté, c'est à dire la construction d'une institution ecclésiale centralisée et autonome par rapport aux pouvoirs laïcs. Pour une papauté réformée qui voit son autorité de manière théocratique, le réseau des Hospitaliers et des Templiers est un outil de choix: il sert idéalement la pénétration de la juridiction apostolique, en court-circuitant dans chaque diocèse les juridictions épiscopales, princières ou seigneuriales. On comprend mieux dès lors pourquoi les papes multiplient les bulles pontificales à l'adresse des Templiers, renouvelant et élargissant à chaque fois les privilèges de « Omne datum optimum », sans manquer d'exhorter les fidèles et les prélats à défendre les ordres militaires.
Mais on devine aussi, à voir cette série de bulles, qu'il subsiste encore des évêques hostiles au centralisme pontifical et au rôle dévolu aux ordres militaires dans cette politique.

III. Les premières réticences

Les premières décennies où les Templiers reçoivent bon accueil ne durent pas. Le cartulaire de Dax conserve quelques témoignages de l'expression des premières réticences à l'encontre les Ordres militaires dans la région.

Sans surprise, celles-ci proviennent des ordres religieux et établissement antérieurs, inquiets de la concurrence des ordres nouveaux. En 1156, un nouvel accord sur La Torte, témoigne de la persistante de frictions entre les Templiers et le chapitre de Dax. Les moines-soldats obtiennent de l'évêque de Dax la consécration d'une chapelle pourvue d'un portique et d'un cimetière, mais que l'évêque réserve aux seuls frères du Temple et à leurs « donats » ; l'accès en est défendu aux paroissiens de Saint-Vincent, qui ne peuvent y entendre la messe, même depuis l'extérieur, y recevoir les sacrements et y être enseveli. Les droits du chapitre sont ainsi préservés sur ses paroissiens et sur les dîmes. Les Templiers s'engagent à les verser aux chanoines, y compris celles qui proviennent des « artigues », sauf sur les productions animales « gros bétail, fromage, œufs. » Il leur faut aussi accepter d'abandonner les « artigues » qu'ils se gardaient jusque-là et que revendiquaient les chanoines.

L'arbitrage de l'évêque s'en tient à la lettre des bulles papales, comme « Omne datum optimum » d'Innocent II, « Milites Templi » en 1144 (Célestin II), « Militia Dei » (1145) qui accordent aux Templiers le droit d'avoir une chapelle, un cimetière et de percevoir certaines dîmes. Mais ici, cette législation est appliquée de manière stricte, puisque les Templiers doivent accepter l'abandon d'une part importante de leurs revenus agricoles, de leur seigneurie, pour pouvoir disposer d'une chapelle non paroissiale. Contrairement à ce que l'on peut voir en Provence, en Dacquois les Templiers ne sont pas vus par l'évêque comme des auxiliaires de son œuvre pastorale, l'aidant à renforcer l'encadrement spirituel sur des espaces en voie de peuplement.

Les évêques de Gascogne commencent aussi à les regarder avec un œil moins bienveillant; c'est ce que montrent deux bulles papales, de 1168 ou 1169, qui restreignent les possibilités des Templiers. Par la première, le pape Alexandre III défend à ses « fils bien aimés, Templiers et Hospitaliers, à tous les moines aussi blancs que noirs, ainsi qu'aux moniales de Fontevraud », de recevoir la profession de foi des excommuniés ainsi que leur sépulture; il leur défend aussi de recevoir une église des mains d'un laïc sans la permission de l'évêque du diocèse sous peine de se voir privé des « libertés » canoniques. La seconde bulle du même Alexandre III fait suite à des plaintes venus de l'archevêque d'Auch et des évêques de sa province, qui reprochaient aux moines noirs, Templiers et Hospitaliers, d'abuser des privilèges octroyés par la papauté pour de moquer de l'autorité des évêques de leurs diocèses. Il leur est reproché d'accueillir les excommuniés ayant été sanctionnés par les évêques, pour avoir commis des crimes, des incendies, violé la paix de Dieu, envahit des sauvetés, pillé les pèlerins, les orphelins, les veuves ou porté la main sur les clercs. Le pape ordonne donc aux ordres militaires de respecter les condamnations épiscopales en n'accueillant pas les excommuniés, ni à la messe ni en sépulture, à moins qu'ils aient été absous par un évêque. Le pape se fait même menaçant: « Fils Templiers et Hospitaliers, écrit-il (...) si vous pensez devoir vous obstiner à résister à nos demandes et si vous abusez du privilège qui vous a été octroyé par le siège apostolique, nous requerrons plus durement contre vous et nous punirons votre désobéissance selon qu'il conviendra. Il vous faudra aussi craindre beaucoup de perdre entièrement la liberté dont vous bénéficiez maintenant. »

Il est regrettable de ne pas connaître l'identité des excommuniés que les Templiers accueillent chez eux. Il s'agit probablement de combattants, chevaliers laïcs, excommuniés pour leurs méfaits et qui obtiennent d'être intégrés à la milice du Temple. Quoi qu'il en soit, les critiques qui se font jour dans les années 1150-1160 dans cette partie de la Gascogne ne portent, pour ce que l'on en sait, que sur ce problème de l'accueil des excommuniés. Pas d'allusion à la richesse de l'ordre comme l'écrivent le cistercien Isaac, abbé de l'Etoile en Poitou 1145, ou Gautier Map, l'auteur des « Contes pour gens de cour », qui persifle: « Ils ne sont pauvres qu'à Jérusalem » !
Sources : Frédéric Boutoulle. L'archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d'enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.
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