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Les commanderies de l'Aube et le Procès - par l'Abbé Auguste Pétel

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    La Commanderie de Bonlieu dans le procès des Templiers

    Trois Templiers seulement sont mentionnés dans les pièces du Procès comme se rattachant à la maison de Bonlieu ; ce sont : les frères servants Pierre Picard et Pariset de Bure, parce qu'ils y firent profession, et le chevalier Hugues de Paraud, parce qu'il en fut Commandeur. Nous les suivrons tous crois, pas à pas, dans les différentes phases du drame et, soumettant à une critique impartiale leurs dépositions, nous continuerons ainsi la révision partielle du procès, commencée dans nos précédentes études.

     

    Pierre Picard

    Le frère servant Pierre Picard était originaire de Bure (Côte d'Or, arr. de Châtillon, cant. De Recey). Il avait fait profession dans la chapelle du Temple de Bonlieu et il était précepteur de « Loages », diocèse de Troyes, au moment de son arrestation. Nous ne savons rien de son attitude devant les officiers royaux ni devant les inquisiteurs. Il comparut devant la commission pontificale le 14 février 1310 et c'est la première fois qu'il est fait mention de lui dans les pièces du procès. Ce silence autorise à penser que ; dans l'interrogatoire qu'il subit, immédiatement après son arrestation, il n'avait pas avoué les crimes imputés à l'Ordre, car, dans l'hypothèse contraire, il aurait été, sans délai, transféré à Paris pour renouveler ses aveux devant le grand inquisiteur.

    A la question qui lui fut posée par les commissaires :
    « Voulez-vous défendre l'Ordre du Temple ? »

    Il répondit :
    « Avant de prendre une décision, je désire consulter le grand maître. »

    Nous le retrouvons, six semaines après, parmi les cinq cent quarante-quatre membres de l'ordre qui, refusant de constituer procureurs, protestèrent de leur innocence et firent entendre leurs doléances à la Commission dans la déclaration collective du 28 mars « voir cette déclaration dans le procès des Templiers de Sancey. »

    Il était des soixante-quinze Templiers incarcérés au Temple de Paris. Lorsque, le 31 mars, l'es notaires vinrent demander à ce groupe de prisonniers s'ils avaient constitué des procureurs pour la défense de l'Ordre, comme la Commission les avait invités à le faire quelques jours auparavant, l'un d'entre eux, le prêtre Pierre de Boulogne, chargé de répondre au nom de tous, fit la déclaration suivante, que les notaires écrivirent sous sa dictée :
    « Non, nous n'avons pas constitué procureurs, ne pouvant et ne devant le faire sans l'autorisation de notre supérieur. A quoi bon, du reste ?  »

    Puisque nous sommes prêts à nous présenter nous-mêmes personnellement devant la Commission, pour défendre l'Ordre.

    Les accusations formulées dans la bulle du pape, dont on nous a donné lecture, sont fausses et mensongères ; elles ont été fabriquées et inventées par des imposteurs, nos ennemis acharnés.

    L'Ordre du Temple est pur et sans tache ; il n'a jamais été souillé de pareils vices, et ceux qui le prétendent, en vue de semer la zizanie dans le champ du Seigneur, sont aussi peu dignes de foi que des hérétiques et des infidèles.

    Nous sommes prêts à le prouver, à défendre l'Ordre, de coeur, de bouche, par écrit, en un mot par tous les moyens en notre pouvoir.

    Pour cela nous demandons qu'on noue rende la liberté ; qu'on nous permettre d'assister au Concile général, et que ceux qui seront dans l'impossibilité de s'y rendre personnellement, puissent s'y faire représenter par d'autres, qui accepteront cette mission, si les portes de la prison leur sont ouvertes.

    Tous les frères qui ont fait des aveux complets ou partiels ont menti, par crainte de la mort, et sous l'empire d'horribles tourments ; leurs aveux ne peuvent donc tirer à conséquence et porter préjudice à l'Ordre.

    Si quelques-uns n'ont pas été soumis personnellement à la torture, ils ont été témoins de ce supplice infligé à d'autres, et le mensonge étant pour eus l'unique moyen de l'éviter, ils l'ont employé, en avouant des fautes qu'ils n'avaient pas commises.

    D'autres se sont laissé gagner par de belles promesses, par prières, par menaces et même par argent.

    Tout cela est de notoriété publique et au-dessus de toute contestation.

    En conséquence, nous demandons, au nom de Dieu, qu'on rende justice à des innocents, qui gémissent depuis trop longtemps dans l'oppression, et qu'on accorde aux bons et fidèles chrétiens que nous sommes, la consolation de participer aux sacrements de l' Eglise.

    Il est donc bien avéré que, le 31 mars 1310, les soixante-quinze Frères détenus au Temple de Paris, y compris Pierre Picard, proclamaient hautement l'innocence de l'Ordre, et s'offraient à le défendre contre les accusations dont il était l'objet. Les condamnations rigoureuses prononcées par le Concile de Sens (Sur le rôle du Concile de Sens dans le procès des Templiers, voir Les Templiers à Sancey, 32, 33, 53) et le sinistre autodafé du, 12 mai, où cinquante-quatre Templiers périrent sur le bûcher, devaient bientôt modifier, sinon les sentiments, du moins l'attitude de plusieurs d'entre eux. Pierre Picard fut, du nombre des quarante-quatre Templiers qui, terrifiés, se présentèrent, le 19 mai, devant la Commission papale et déclarèrent purement et simplement, sans la moindre explication, renoncer à la défense de l'Ordre.

    Cette faiblesse, hélas ! Trop naturelle, fut à bref délai suivi d'une autre. Il demanda sa sécularisation et quitta définitivement le manteau de Templier, qu'il portait depuis trente ans. On le récompensa de cette. Défaillance par sa mise en liberté. Ayant fait couper sa barbe, il se rendit à Chartres, où il fut absous et réconcilié par l'évêque. Il avait alors soixante ans. Il resta naturellement à la disposition des agents du roi, et, le 8 février 1311, nous le voyons comparaître, comme témoin à charge, devant la Commission pontificale, qui, depuis le 3 novembre, avait repris son enquête interrompue pendant six mois. Invité à jurer de dire la vérité, il eut soin, avant de prêter serment, de faire observer, conjointement avec les autres témoins, qu'il voulait s'en tenir rigoureusement, aux déclarations qu'il avait faites à l'évêque de Chartres, et que s'il lui arrivait de s'en écarter, ce serait « per simplicitatem », sans que cela par conséquent puisse lui être imputé à faute ; et infirmer ses aveux. Sa déposition eut lieu le lendemain. Sommé de s'expliquer sur les treize premiers articles de l'acte d'accusation, dont on venait de lui donner lecture, il le fit ainsi :
    « J'ignore si ces imputations sont vraies, car je n'ai assisté à aucun chapitre, ni à aucune profession. J'ai été reçu dans l'Ordre par frère Humbert, précepteur d'Avalleur, il y a eu trente ans à la fête de la Toussaint. La cérémonie eut lieu dans la chapelle du Temple de Bonlieu, en présence de deux frères servants, aujourd'hui défunts : Pierre Valence et Humbert, dont j'ignore le surnom.
    Voici comment les choses se sont passées : Par trois fois je demandai le pain, l'eau, la société et le pauvre vêtement des Frères du Temple, affirmant ma volonté de me faire le serviteur, l'esclave de l'Ordre, et me disant prêt à sacrifier ma vie pour Dieu.
    Par trois fois il me fut répondu : C'est là une très grave affaire ;
    Réfléchissez bien ;
    Il vous faudra renoncer à votre volonté, pour vous soumettre à celle d'un autre ;
    Passer outre mer quand vous voudriez rester en France ;
    Remplir des devoirs pénibles et, accepter de très durs sacrifices. »


    Je me déclarai prêt à tout souffrir.
    « Humbert me fit alors prononcer les voeux d'obéissance, de chasteté et de pauvreté, et promettre, avec serment prêté sur certain livre, d'observer les bonnes coutumes de l'ordre, présentes et futures. Il m'imposa ensuite le manteau de Templier et m'embrassa sur la bouche, ce que firent également les deux Frères présents. Ceux-ci s'étant retirés, et la porte de la chapelle ayant été fermée, Humbert m'entraîna près de l'autel et, me montrant une croix de bois sans crucifix, il m'ordonna de cracher dessus. Je refusai. Il insista en disant : « Il le faut ; vous devez même renier Dieu ; obéissez ; vous vous confesserez ensuite à quelque prêtre, sans révéler à aucun de vos frères ce que vous aurez fait. »

    « Alors je crachai, non pas sur la croix, mais à côté, et je reniai Dieu de bouche mais non de coeur. Dans les trois jours qui suivirent, je me confessai dans l'église des Frères Prêcheurs de Troyes, à l'un d'entre eux nommé Pierre, qui était alors confesseur de l'évêque. Il me donna l'absolution en m'imposant comme pénitence, de jeûner tous les vendredis, ce que je fis pendant un an. »
    Il me dit entre autres choses : « C'est peut-être pour vous éprouver qu'on vous a donné de pareils ordres ; on aura voulu voir si vous renieriez la foi chrétienne dans le cas où, envoyé outre mer, vous seriez pris par les Infidèles. Si vous aviez persisté dans votre refus, peut-être vous aurait-on promptement envoyé en Palestine, certain qu'on eût été de votre fidélité. »

    « Frère. Humbert ne m'a rien dit touchant les baisers infâmes et la sodomie. Quant aux autres chefs d'accusation, voici tout ce que je peux dire : J'ai toujours cru aux sacrements de l'Eglise et j'ai lieu de penser que tous les Templiers croyaient comme moi. Les prêtres de l'Ordre offraient validement le Saint Sacrifice, et nous ne reconnaissions pas aux laïcs le pouvoir de remettre les péchés. Si on ne nous imposait pas de noviciat, c'était afin de pouvoir nous envoyer sans délai outre mer. Nos admissions dans l'Ordre étaient clandestines, de là les soupçons qui se sont élevés contre nous. Rien n'autorise à penser que la sodomie ait été pratiquée, que des idoles aient été adorées et que les cordelettes, passées sur nos chemises en guise de ceinture, aient été mises en contact avec la tête, puisque nous les prenions où bon nous semblait. »

    « Nous jurions de ne pas révéler les secrets des chapitres, ni le mode de notre réception. Si nous l'avions fait, nous aurions été punis, mais j'ignore dans quelle mesure. »

    « Il est vraisemblable que ce qui se passa dans ma profession eut lieu également dans toutes les autres. On ne saurait excuser de négligence ceux qui, connaissant les abus qui nous sont reprochés, ne les ont pas corrigés, ni dénoncés à l'Eglise. »

    « D'après ce que j'ai pu constater, l'hospitalité était pratiquée dans l'Ordre et les aumônes distribuées conformément aux prescriptions de la Règle. »

    « Je crois que les décisions prises par le grand maître, en chapitre général, étaient obligatoires pour l'Ordre tout entier, et que, pour les raisons que je viens d'exposer, nous avons causé de grands scandales. »
    « J'ai de plus entendu dire que le grand maître et d'autres membres ont avoué certaines des fautes qu'on nous reproche, mais je ne saurais dire lesquelles. »

    Telle fut la déposition de Pierre Picard. Après avoir assuré qu'il avait parlé en pleine liberté, sans être influencé par des prières, par des ordres, par la crainte, l'amour, la haine ou quelque avantage temporel, il fut congédié, avec ordre de garder le silence sur ce qu'il avait dit, jusqu'à la publication officielle des témoignages. (Michelet, procès des Templiers)


    En résumé, des quatre principaux chefs d'accusation portés contre l'Ordre du Temple, Pierre Picard en a reconnu deux comme vrais :
    Le reniement du Christ et les crachats suc la croix ;
    Il a formellement nié les deux autres :
    sodomie et baisers obscènes.

    En supposant qu'il ait parlé sincèrement, il résulte de sa déposition que les pratiques coupables reprochées aux Templiers n'étaient pas prescrites par la Règle, comme le prétendaient leurs accusateurs, car si elles avaient été ordonnées par les statuts, comment expliquer que, dans la profession de Pierre Picard, comme dans beaucoup d'autres, deux seulement aient été observées et les deux autres laissées de côté ?

    La Règle du Temple se trouve ainsi vengée, et l'Ordre ne saurait être rendu responsable des obscénités ou des impiétés que se seraient permises certains de ses membres, impiétés et obscénités qui, d'ailleurs, ne sont nullement prouvées, et que je n'admets qu'un instant et seulement comme pure hypothèse.

    Pourquoi, dira-t-on, Pierre Picard les a-t-il avouées, au moins en partie ? Parce que c'était pour lui l'unique moyen d'échapper au supplice du feu. Compromis par la part qu'il avait prise à la défense de l'Ordre devant la Commission pontificale et menacé, s'il persévérait dans cette attitude, de suivre ses frères sur le bûcher, son courage a faibli et il est entré dans la voie des aveux. Sa défection a suivi l'autodafé du 12 mai comme l'effet suit la cause et, appliquée à son cas, l'argumentation « post hoc ergo propter hoc » est rigoureusement vraie.

    Des aveux obtenus dans de telles conditions ne comptent pas, et tout juge impartial refusera de les admettre comme une preuve sérieuse de la culpabilité des Templiers.

     

    Frère Pariset de Bure

    Lors de l'arrestation des Templiers, Pariset de Bure, âgé de 45 ans, servait en qualité de berger à la Commanderie de Lagny-le-Sec (Oise, arr. de Senlis, cant, de Nanteuil-le-Haudouin) ; sa profession religieuse remontait à 1294 ; frère Ymbert, chevalier, avait reçu ses voeux dans la maison de Bonlieu. Il fit des aveux dans l'interrogatoire qui suivit immédiatement son incarcération et les officiers royaux s'empressèrent de l'envoyer à Paris pour les lui faire renouveler devant le grand inquisiteur. Il est en effet des cent quarante accusés qui furent interrogés au Temple, du 19 octobre au 24 novembre 1307, par Guillaume de Paris, ou par ses délégués. Il comparut la veille de la fête des apôtres Saint Simon et Saint Jude, c'est-à-dire le 27 octobre, devant Guillaume de Saint-Evurce (?), prieur du couvent des Dominicains de Paris, et il déposa ainsi, sous la foi du serment :
    « Après m'avoir fait promettre d'observer les statuts de l'Ordre, et m'avoir imposé le manteau de Templier, frère Ymbert m'ordonna de le baiser sur le nombril. J'obéis. En présence de tous les assistants, il me montra une croix et me demanda si je croyais au Crucifié. Je répondis affirmativement. Il m'enjoignit alors de renier trois fois Jésus-Christ et de cracher trois fois sur la croix. J'obéis. Il me fit ensuite une obligation de pratiquer la sodomie, lorsque je me sentirais porté à l'oeuvre de chair, et de céder au désir de mes frères en religion, lorsqu'ils voudraient avoir avec moi des rapports charnels. Je ne me suis pas rendu coupable de cette infamie et je n'ai pas eu à repousser ces propositions honteuses, car elles ne m'ont jamais été faites. »

    Il est probable que ces aveux furent arrachés à Pariset de Bure au moyen de la torture, car, dès qu'il apprit que le pape venait d'instituer une commission d'enquêter relativement impartiale (1), et fonctionnant sans recourir aux procédés inhumains de l'Inquisition, il demanda à être entendu par cette Commission.

    (1) « Les réserves que je crois devoir faire sur l'impartialité de la Commission pontificale sont amplement justifiées par cette considération que l'archevêque de Narbonne, Gilles Aicelin, en fut nommé président. Or, tout le monde sait que cet archevêque était tout dévoué à Philippe-le-Bel et que, dans le Différend, il avait pris parti contre Boniface VIII. Mais ce qu'on ignorait et ce que vient de nous révéler le docteur Henri Finke, c'est que dans le consistoire tenu à Poitiers, le 29 mai 1308, Gilles Aicelin affirmant nettement la culpabilité des Templiers, avait joint ses instances à celles de Guillaume de Plaisians pour que le pape se hâtât de les condamner. »
    Il emprunta son thème à l'histoire des Madianites, corrupteurs d'Israël et dit : « Il n'y a jamais eu d'hérétiques pires que les Templiers. Si quelques-uns, hérétiques ou païens, ont nié et nient la divinité de Jésus, ils reconnaissent du moins, que Jésus fut un prophète et un saint homme. Ceux-ci disent non seulement qu'il ne fut pas Dieu, mais qu'il fut un faux prophète Or, le prélat qui néglige d'étouffer l'erreur, c'est comme s'il s'en rendait lui-même coupable. Dépêchons-nous donc. L'étincelle d'Arius jaillit un jour à Alexandrie ; on ne mit pas le pied dessus : elle embrasa le monde entier » (Ch. V. Langlois : L'affaire des Templiers, dans Journal des Savants, août 1908, p. 429).

    N'est-il pas pour le moins étonnant, après ce discours, que le pape, instituant une commission d'enquête, ait choisi Gilles Aicelin pour en diriger les travaux ?

    Du diocèse de Sens où il était détenu, il fut donc amené à Paris, sous bonne garde, avec plusieurs autres Templiers dont la plupart étaient comme lui, du diocèse de Langres (2).
    (2) « Les Templiers originaires du diocèse de Langres qui, le 14 février, se présentèrent devant la Commission, résolus, comme Pariset de Bure, à défendre l'Ordre, furent : P. de Contemple, André de Bure, Jean de Terre-Fondrée, Guy de Nicey, P. de Rolampont, P. de Corbon (probablement Courban), Jean de Nicey, Martin de Monte Moreti, Pierre de Lavine, Etienne de Voulaines, Jean Rumprey, Raoul de Granduhon, Pierre Picard, Jean Laperche, Jean de Cochiaco. »

    Ils comparurent devant !es commissaires (3), le 14 février 1310, et on eu soin de les interroger séparément, non pas sur les différent chefs d'accusation, mais sur ce seul point : « Etes-vous dans l'intention de prendre la défense de l'Ordre auquel vous appartenez ? » Tous répondirent affirmativement. (Michelet, procès des Templiers).

    (3) « Sur les huit commissaires nommés par le pape, trois seulement étaient présents : les évêques de Bayeux et de Mende et Mathieu de Naples, archidiacre de Rouen. Jamais, du reste, la Commission ne siégea au complet. »

    Cette réponse équivalait à une rétractation. Dès qu'il crut pouvoir parler librement et sans crainte de nouvelles tortures, Pariset de Bure revint donc, au moins implicitement, sur les aveux qu'il avait faits.

    Nous perdons ensuite sa trace ; il n'est plus fait mention de lui dans les pièces du procès, ce qui porte à croire que la mort vint, peu après le 14 février, le délivrer de ses maux.

    Quelle eût été, s'il avait vécu, son attitude devant le Concile de Sens. Persistant dans sa résolution de défendre l'Ordre, aurait-il bravé la mort, comme les cinquante-quatre de ses frères qui montèrent héroïquement sur le bûcher, ou bien la crainte de l'horrible supplice l'aurait-elle ramené dans la voie des aveux comme son compatriote Pierre Picard ?
    Toute conjecture à ce sujet serait pour le moins téméraire.
    Ne cherchons donc pas à dégager cette inconnue, et raisonnons seulement d'après les données certaines que nous possédons.

    Les aveux de Pariset de Bure ne sauraient être retenus contre les Templiers, car, par la rétractation qu'il en a faite, en se présentant pour la défense de l'Ordre, ils deviennent caducs et perdent toute force probante.

    D'ailleurs, pris en eux mêmes, et indépendamment de toute rétractation, ils sont suspects, non seulement en raison du défaut de spontanéité, qu'il est toujours permis d'alléguer « la torture ayant été dans l'affaire le principal moyen d'information » mais encore par la considération suivante : Frère Ymbert qui présida à la profession religieuse de Pariset était certainement le même personnage que frère Humbert, commandeur d'Avalleur, qui reçut les voeux de Pierre Picard. Pour l'une comme pour l'autre profession il avait dû se rendre à Bonlieu, afin de remplacer le Commandeur absent : « Cette absence s'explique fort bien, je dirai même qu'elle devait être à peu près continuelle, le Commandeur de Bonlieu étant alors, comme nous le verrons plus loin, visiteur de France. »

    Ce qu'il demanda à l'un des deux profès, il, dut, naturellement le demander à l'autre si, comme on l'a prétendu, le cérémonial de la profession était réglé par les statuts secrets de l'Ordre ou par la tradition.

    Or, il n'en fut pas ainsi ; nous en avons pour preuve la divergence notable qui existe dans les dépositions des deux témoins. En effet, les aveux de Pariset de Bure portent sur les quatre principaux chefs d'accusation : reniement du Christ, crachats sur la croix, baiser sur le nombril, sodomie permise, voire même prescrite, tandis que ceux de Pierre Picard portent seulement sur les deux premiers.

    En outre, il est bon de faire observer que les deux dépositions échappent à tout contrôle, les deux témoins de la profession de Pierre Picard étant morts depuis quelque temps déjà lorsqu'il fit ses aveux, et Pariset de Bure n'ayant nommé aucun de ceux qui assistèrent à la sienne.

    Resterait le chevalier Humbert, mais il n'en est pas fait d'autre mention dans les pièces du Procès, ce qui porte à croire qu'il était allé lui-même de vie à trépas avant l'arrestation des Templiers.

     

    Hugues de Paraud

    La terre, dont la famille du Templier Hugues a pris le nom, est encore à identifier. Nous disons Paraud, mais rien ne justifie notre préférence, et nous pourrions tout aussi bien écrire Péraud, Peyraud, Penrault, Péralde, car toutes ces formes se trouvent dans les documents de l'époque.

    Hugues de Paraud était, en 1294, maître du Temple en France, en même temps que Commandeur de Bonlieu, comme nous l'avons constaté dans la première partie de cette étude. C'est à ce titre de Commandeur de Bonlieu que nous devons lui donner place ici, le suivre autant que possible dans les différentes phases de son existence très mouvementée, et surtout examiner son attitude dans le procès.

    Il entra dans l'Ordre du Temple en 1263. Ses voeux furent reçus par son oncle paternel ; frère Humbert de Paraud, chevalier, que le roi Louis IX honorait de sa confiance, et dont le grand maître, Thomas Bérault, avait fait un de ses lieutenants en France. (Mansuet, Humbert de Faraud était en 1263 précepteur des maisons de la milice du Temple en France. A ce titre, il notifia un accord entre l'abbaye de Mortier-en-Der et la Commanderie de Thors, au sujet de terres acquises par le Commandeur sur les finages de Vassy et de Ville-sur-Terre. (Cf. Lalore : Collection des principaux cartulaires dans le diocèse de Troyes, t. IV, p. 234).

    Il dut passer en Orient pour prendre part à la guerre sainte peu de temps après sa profession religieuse, mais, il nous est impossible de préciser la date de son départ. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il assista à un chapitre tenu à Acre par Thomas Bérauld, en 1273 au plus tard, chapitre où fut admis dans l'Ordre le chevalier Gui de Charbac, originaire du diocèse du Mans. (Michelet, procès des Templiers).

    Rien de précis non plus sur sa rentrée en Occident ; nous savons seulement, qu'il était, en 1284, Commandeur d'Epailly (Aujourd'hui simple ferme, commune de Courban, Côte-d'Or, arr. de Châtillon-sur-Seine, cant, de Montigny-sur-Aube) et qu'il ne tarda pas à devenir maître et visiteur de l'Ordre en France. (Michelet, procès des Templiers).

    En 1297, lorsque la grande maîtrise devint vacante par la mort du chevalier Gaudini, et qu'il fallut donner à ce dernier un successeur, Hugues de Paraud eut de nombreux partisans au convent d'outre mer, notamment parmi les provinciaux du Limousin et de l'Auvergne, et ce serait seulement grâce à l'habileté qu'il déploya et à la pression qu'il exerça, que Jacques de Molay aurait fini par rallier sur son nom la majorité des suffrages. C'est du moins ce qui ressort de la déposition de frère Hugues de Fauro devant la Commission pontificale. « Voyant, dit-il, que la majorité était favorable à Hugues de Paraud, Jacques de Molay déclara avec serment, en présence du Maître de L'Hôpital, du chevalier Hugues de Grandson et de plusieurs autres, qu'il consentait à l'élection de son concurrent, et qu'il déclinait toute candidature à la grande maîtrise. Son désistement n'était qu'une tactique, qui, d'ailleurs, réussit pleinement. Joyeux du retrait de sa candidature, ses adversaires lui témoignèrent leur reconnaissance en l'élevant à la charge de grand prieur ou de grand précepteur, c'est-à-dire d'administrateur provisoire de l'Ordre pendant la vacance de la grande maîtrise. Investi de cette dignité, Jacques de Molay revint à son ambition première, et lorsque le jour de l'élection définitive à la grande maîtrise fut venu, il enjoignit aux membres du couvent de faire d'une chape un capuchon, c'est-à-dire un grand maître de celui qu'ils avaient nommé grand précepteur, parce que, de leur consentement ou non, il aurait la grande maîtrise ; et il l'obtint en effet, grâce à cette pression. »

    En 1302, Boniface VIII, déjà en lutte contre Philippe-le-Bel ; manda à Rome Hugues de Paraud par une lettre très sèche laissant l'impression qu'il avait contre le visiteur du Temple de graves sujets de mécontentement. Cette lettre, datée du 18 février, a été récemment publiée par le docteur Henri Finke. En voici la traduction : « Boniface, évêque, serviteur des, serviteurs de Dieu, à son cher fils, frère Hugues de Proto (sic), visiteur général. de l'Ordre du Temple dans les pays cismarins, salut et bénédiction apostolique. Ayant actuellement besoin de te voir, nous voulons et nous t'enjoignons strictement, par écrit apostolique, et en vertu de l'obéissance qui nous est due, de venir en personne près de nous, pour la fête prochaine de la Résurrection de Notre Seigneur, au plus tard, disposé à exécuter les ordres que nous croirons devoir te donner. »

    Donné à Latran le 12 des Calendes de Mars, la huitième année de notre Pontificat.

    Hugues de Paraud se rendit-il à l'appel du chef de la catholicité ?
    Je ne saurais le dire ; en tout cas, supposé qu'elle ait eu lieu, l'entrevue ne donna pas les heureux résultats que Boniface VIII avait pu espérer. Hugues de Paraud revint impénitent et, l'année suivante, le différend entre les deux pouvoirs s'étant accentué, il prit nettement parti pour le roi contre le pape. Il figure en effet parmi les trente-neuf représentants du clergé de France, qui, à l'assemblée du 15 juin 1303, adhérèrent à la convocation d'un concile général chargé de statuer, conformément aux prescriptions canoniques, sur les graves accusations portées contre le pape par Guillaume de Plaisians.

    Du reste, dès le 10 avril précédent, d'après M. Ch. V. Langlois, il avait conclu avec Philippe-le-Bel, un traité d'alliance contre Boniface VIII.

    Il est donc invraisemblable, étant donnée cette attitude du visiteur général, que l'Ordre du Temple ait été victime de son attachement à la papauté, comme l'ont affirmé le P. Tosti 3 et M. Kervyn de Lettenhove. (Le P. Tosti a pris son désir pour la réalité lorsqu'il a écrit : « La milice du Temple bravait l'autorité royale. Nous avons trouvé des évêques et des barons aux Etats da Notre-Dame et du Louvre, mais pas de Templiers ; nous avons entendu partout dans les églises, et dans les couvents, le cri d'appel au Concile, mais les Temples de la milice sacrée étaient restés silencieux. » (Hist. de Boniface VIII, t. II, p. 385).

    Les meilleurs rapports existaient alors entre Philippe le Bel et les Templiers. Nous en avons la preuve, le séjour que le roi et sa famille firent au Temple de Paris, et les lettres du 10 juillet 1303, par lesquelles il institua Hugues de Paraud intendant des finaces, le chargeant de la perception des revenus de la couronne dans la France entière.

    En 1306, d'après un ordre du Saint-Siège le patrice Pierre de Lengres et ses frères Humbert Blanc, précepteur d'Auvergne, s'était mis en tête d'une expédition pour le recouvrement de la Terre Sainte. Par une circulaire datée des ides d'avril, Clément V fit appel au dévouement des évêques et des princes, pour venir en aide à ces vaillants et grossir leur nombre par des recrues levées en Occident. Au mois de novembre, Hugues de Paraud, entrant pleinement dans les vues du pape, se disposait à s'embarquer avec plusieurs membres de la milice du Temple, et non des moindres, mais, pour un motif resté mystérieux, Clément V l'en empêcha et le retint en France. (Mansuet, Source non indiquée : Regesta de Clément V).

    Ce devait être pour son malheur, car, s'il était passé outre mer, il aurait vraisemblablement échappé, sinon par une mort glorieuse sur un champ de bataille, tout au moins par l'éloignement, à une persécution hypocrite, dont il devait sortir amoindri, voire même déshonoré.

    A la suite des accusations formulées contre les Templiers par Philippe-le-Bel, dans l'entrevue qu'il eut avec le pape, à Poitiers, au printemps de l'année 1307, le grand maître fut mandé par Clément V. Il se présenta avec les trois principaux officiers de l'Ordre : Rambaud de Caron, précepteur de Chypre, Geoffroy de Gonneville, précepteur d'Aquitaine, et Hugues de Paraud, visiteur de France.

    Loin de reconnaître les fautes imputées à l'Ordre, lès quatre dignitaires protestèrent de son innocence et réclamèrent une enquête, dont le résultat, disaient-ils, serait leur pleine et entière justification. Le 24 août, dans la lettre qu'il écrivait à Philippe-le-Bel, pour l'engager à faire la paix avec l'Angleterre, Clément V informait le roi de leur attitude, lui disant que les accusations lui paraissaient invraisemblables, puis il ajoutait : « Ne voulant rien négliger dans une affaire où il s'agit de la foi, et parce que ce qui nous en a été dit de votre part est d'un grand poids dans notre esprit, nous avons résolu, par le conseil de nos frères les cardinaux, de commencer incessamment des informations et nous vous prions de nous transmettre les renseignements que vous avez pu recueillir vous-même. »

    Cependant Molay et ses compagnons, pleinement rassurés au sortir de l'audience pontificale, avaient repris le chemin de la capitale et ils y vivaient, semble-t-il, sans la moindre appréhension lorsque, le matin du 7 octobre, renouvelant le procédé dont il avait usé l'année précédente contre les Juifs, le roi lès fit brutalement arrêter et incarcérer, en même temps que tous les Templiers de France.

    D'une lettre anonyme, écrite de Poitiers en novembre 1307 aux Templiers d'Ascho et publiée par M. Finke, il résulte toutefois que le visiteur de France, Hugues de Paraud, fut arrêté non pas à Paris, mais à Poitiers, où il était revenu, le mois précédent, avec d'autres dignitaires de l'Ordre, voir le pape, « à cause des grandes demandes que le roi de France faisait aux Frères du Temple. »

    Comme nous l'avons dit ailleurs, les Templiers à qui les officiers royaux avaient pu arracher des aveux furent appelés à les renouveler devant les inquisiteurs, qui seuls avaient qualité pour connaître du crime d'hérésie, dont ils étaient accusés. C'est ainsi que Hugues de Paraud fut amené au Temple de Paris le 9 novembre 1307, devant le dominicain Nicolas d'Anisiaco, délégué du grand inquisiteur, qui, après lui ,avoir fait jurer sur les saints évangiles de dire là vérité, procéda de la façon suivante à son interrogatoire :

    — Où, quand et comment avez-vous été admis dans l'Ordre du Temple ?
    — J'ai été reçu dans la maison de Lyon, par frère Humbert de Paraud, mon oncle paternel, il y a eu quarante-quatre ans à la fête des Mages, en présence de frère Henri de Dola, de frère Jean, qui devint précepteur de la Muce (Laumuse), et d'autres dont j'ai oublié les noms. Après ma promesse d'observer les statuts de l'Ordre, on m'imposa le manteau de Templier, puis le dit Jean m'entraîna derrière l'autel. Là, me montrant un crucifix, il m'ordonna de renier le Christ et de cracher sur la croix. Je reniai à contre-coeur, une seule fois, et je crachai non sur la croix, mais à côté.
    — Des baisers furent-ils échangés entre le président et vous ?
    — Oui, mais sur la bouche seulement.
    — Avez-vous présidé vous-même à des réceptions ?
    — Oui, plusieurs fois.
    — Quel mode avez-vous suivi ?
    — Après avoir fait promettre aux postulants d'observer les statuts et de garder les secrets de l'Ordre, je leur imposais l'habit, puis, les menant à l'écart, je me faisais baiser par eux au bas de l'épine dorsale, sur le, nombril et sur la bouche. Ensuite, leur présentant une croix, je leur disais que ; d'après nos statuts, ils devaient, par trois fois, renier le Christ et cracher sur la croix. C'est bien à contrecoeur que je leur donnais de pareils ordres.
    — Avez-vous rencontré quelquefois de la résistance ?
    — Oui ; mais j'ai toujours fini par en triompher.
    — Je disais en outre aux nouveaux profès que lorsqu'ils sentiraient les ardeurs de la chair, ils pourraient licitement avoir des rapports charnels avec leurs frères. Je ne le pensais pas ; c'étaient mes lèvres et non mon coeur qui parlaient ainsi.
    — Pourquoi alors teniez-vous un tel langage ?
    — farce que nos statuts m'y obligeaient.
    — Dans les réceptions que vous n'avez pas présidées personnellement, mais qui ont eu lieu sous vos ordres et par vos délégués, les choses se passaient-elles de la même façon ?
    — Je l'ignore ; ce qui se passe en chapitre ne devant pas être révélé et ne pouvant, par conséquent, être connu des absents.
    — Croyez-vous que tous les membres de l'Ordre ont été reçus de la même manière que vous ?
    — Non ; je ne le crois pas.
    Ici les notaires ont ouvert une parenthèse pour constater que, le même jour, Hugues de Paraud revint sur cette dernière déclaration. Il dit qu'il n'avait pas bien saisi la question qui lui avait été posée et qu'il avait mal répondu. Il convenait donc de remplacer la négative par l'affirmative.
    — Avez-vous vu la tête ?
    — Oui, je l'ai vue, tenue, palpée dans un Chapitre, à Montpellier et je l'ai adorée, ou plutôt j'ai fait semblant de l'adorer avec les Frères présents. J'ignore si les autres l'adoraient de coeur.
    — Où est maintenant cette tête ?
    — Je l'ai laissée au Frère Pierre Alemaudin, précepteur du Temple de Montpellier (Personnage inconnu ; c'est la seule fois qu'il soit fait mention de lui dans les pièces du Procès), mais je ne saurais dire si elle était encore dans cette maison lors de notre arrestation, et si les gens du roi l'y ont trouvée. Coite tête avait quatre pieds : deux par devant et deux par derrière.
    — La violence, la crainte des tourments, de la prison, ou toute autre cause, ont-elles pu influer sur votre déposition, vous portant à mentir, ou à ne dire qu'une partie de la vérité ?
    — Non ; j'ai parlé en toute sincérité et le moindre mensonge ne se trouve pas dans mes déclarations. (Michelet, procès des Templiers).
    Hugues de Paraud revint bientôt sur ces aveux ; c'est Philippe le Bel lui-même qui nous l'apprend. Voici comment : « Mécontent que l'arrestation des Templiers ait été faite sans son assentiment préalable, et voulant sauvegarder les immunités ecclésiastiques, le pape avait interrompu la procédure, suspendu les pouvoirs des inquisiteurs, évoqué l'affaire à son tribunal et envoyé à Paris deux cardinaux, Bérenger de Frédol et Etienne de Suisi, avec ordre au roi de remettre entre leurs mains les personnes et les biens des prisonniers. De concert avec les évêques et le grand Inquisiteur », Philippe-le-Bel répondit : « qu'il avait été nécessaire de prévenir les mauvais desseins des Templiers, parce qu'ils tendaient à un notable préjudice de la foi, puis, se plaignant amèrement de ce qu'il appelait l'indifférence du pape, sa froideur, sa négligence à le seconder, il l'invitait à sortir de son indolence et à faire attention que Dieu ne hait rien tant que les tièdes. Apporter le moindre délai dans une affaire aussi claire, dit-il, c'est conniver aux crimes des coupables, fomenter leur arrogance et les autoriser dans leur opiniâtreté. Au lieu de suspendre le pouvoir des évêques, il eut fallu les encourager. »

    N'est-ce pas une faute énorme que de mépriser ainsi ceux qui sont les envoyés de Dieu ?

    Quel est donc, ô très Saint Père, le sacrilège qui vous a conseillé de traiter si indignement Jésus-Christ dans ceux qui le représentent ?

    Les pouvoirs du grand inquisiteur étant suspendus et ses fonctions interrompues, on verra les Templiers s'enhardir, reprendre courage, concevoir l'espérance d'être soutenus par le Saint Siège et se rassurer en voyant leur cause commise à un tribunal où elle traînera en longueur sans jamais finir. Déjà un grand nombre se sont dédits et ont rétracté ce qu'ils avaient reconnu librement, et sans torture. A peine les deux cardinaux ont-ils été arrivés en France, que les prisonniers s'en sont prévalus, notamment Hugues de Paraud, qui, après avoir tout avoué, s'est rétracté en leur présence et a même eu l'honneur de s'asseoir â leur table.

    Nous constatons les mêmes variations, les mêmes contradictions chez le grand maître : de là perplexité, embarras des agents du roi, qui ne pouvaient plus arguer des aveux obtenus, pour établir la culpabilité de l'Ordre, puisque ces aveux avaient été formellement rétractés. En février 1308, Nogaret soumit le cas à un légiste : « Dans un premier interrogatoire, dit-il, le grand maître a reconnu publiquement les fautes imputées à l'Ordre ; dans un second, il les a niées, disant qu'il avait été poussé à les reconnaître par crainte de la torture ; dans un troisième, il est revenu à ses premiers aveux, et il variera peut-être encore ; comment, dans de telles conditions, doit-on se comporter envers lui ? »

    Le légiste consulté répondit : « D'après les règles du droit canon, du droit civil et même du droit naturel, il est inadmissible que celui qui a fait une fois des aveux, puisse les infirmer par son propre témoignage. Il faut donc s'en tenir à ceux du grand maître, qui ont été faits librement, quoi qu'il dise, et qui sont d'ailleurs confirmés par de nombreux témoignages. L'Église ne saurait, sans scandale, avoir pitié d'un tel homme. Si Dieu a permis qu'il vive jusqu'à ce jour, c'est afin qu'il soit puni, et qu'il serve d'exemple aux autres. »

    Puis il ajoutait : « Ce que je dis du grand Maître, je le dis également de frère Hugues de Paraud, qui est connu pour avoir entraîné plus de mille de ses frères dans l'hérésie »

    Il est donc surabondamment établi que le visiteur Hugues de Paraud rétracta ses premiers aveux.

    Afin de triompher des velléités de résistance manifestées par Clément V, Philippe-le-Bel crut devoir intervenir personnellement auprès du pape et, dans ce but, il alla s'installer près de lui à Poitiers. Durant les trois mois qu'il y séjourna, on dirigea sur cette ville, des diverses parties de la France, pour les soumettre à un nouvel interrogatoire, un certain nombre de Templiers qui avaient fait des aveux. Il importait de les leur faire renouveler. On y arriva par les moyens employés précédemment : promesse d'impunité pour les complaisants, torture pour les récalcitrants.

    Vieux, épuisés, malades, quelques Templiers ne purent supporter la fatigue du voyage et les agents du roi, craignant de les voir mourir en route, se virent contraints de les laisser à Chinon. Le grand Maître et le Visiteur étaient du nombre de ces infortunés. En raison de l'importance qu'on attachait à leur témoignage, des commissaires royaux et trois délégués du pape, les cardinaux Bérenger de Frédol, Etienne de Suisi, et Landulph de Brancace, furent envoyés à Chinon pour les interroger. Après un jour d'hésitation, les deux dignitaires renouvelèrent les aveux qu'ils avaient faits à Paris et demandèrent l'absolution, abjurant toute erreur, toute hérésie (19 août 1308). Ils furent absous et rendus à l'unité de l'Eglise. Les cardinaux en informèrent le roi et la lettre par laquelle ils lui rendirent compte de leur mission se termine par ce touchant appel à la pitié

    « Puisqu'il est juste, illustre prince, d'accorder miséricorde à celui qui la demande, et que ces infortunés, le grand maître surtout, le visiteur et le précepteur d'outre-mer, ont mérité grâce devant Dieu et devant les hommes, par une confession humble et sincère, nous supplions très affectueusement Votre Majesté de leur donner telles marques de bonté et de clémence, qu'ils s'aperçoivent qu'ils n'ont pas en vain mérité vos faveurs et votre protection. »

    Ces termes donnent à penser, fait observer Mansuet, que les trois supérieurs avaient témoigné dans leurs réponses plus de complaisance pour le roi que de respect pour la vérité.

    A cette juste réflexion j'en ajouterai une autre. Les cardinaux auraient-ils demandé grâce pour les trois dignitaires, s'ils avaient été réellement convaincus de leur culpabilité ?
    Cela parait bien invraisemblable, étant donnés les crimes abominables qu'on leur imputait. Si donc ils intervinrent en leur faveur, c'est qu'ils les croyaient innocents. Proclamer hautement cette innocence, c'eût été infliger au roi un blâme, une condamnation qu'il n'aurait certainement pas acceptés ; de là l'idée de faire appel à sa pitié plutôt qu'à sa justice. Mais pour un appel à la pitié il fallait nécessairement les aveux et les rétractations des inculpés.
    Serait-il téméraire de penser que les cardinaux leur conseillèrent ces aveux comme l'unique moyen de salut qui pouvait leur rester ?

    Le délai d'un jour que le grand Maître et le Visiteur demandèrent pour réfléchir, et qui leur fut accordé par les cardinaux ; leur hésitation manifeste à prendre parti et à parler dans un sens plutôt que dans l'autre, viennent à l'appui de cette hypothèse, que nous pourrions d'ailleurs confirmer par l'indignation du premier et par les réticences du second quand, comparaissant devant la Commission pontificale, on leur donna, lecture de la déposition qu'ils avaient faite à Chinon. Mais n'insistons pas, et, sortant du domaine de l'hypothèse, rentrons dans celui des faits historiquement établis.

    Cédant aux instances du roi, le pape, avait rendu aux Inquisiteurs et aux Ordinaires les pouvoirs qu'il leur avait enlevés, en limitant toutefois ces pouvoirs aux personnes, et en se réservant à lui-même le jugement de l'Ordre, après informations prises par une Commission spéciale qu'il venait d'instituer. Dès que cette Commission fut entrée en fonctions, l'évêque de Paris alla personnellement en informer le grand Maître et le Visiteur dans la prison où ils étaient détenus, leur donnant lecture des lettres par lesquelles les commissaires citaient à comparaître devant eux tous les Templiers qui désireraient être entendus. Jacques de Molay et Hugues de Paraud ayant déclaré que telle était leur volonté, ordre fut donné à leurs gardiens, Philippe de Vohet et Jean de Janville, de les amener, sous bonne garde, devant la Commission. Ils comparurent le 29 novembre 1309.

    A la question :
    Pourquoi êtes-vous venu ?
    Est-ce avec l'intention de défendre l'Ordre ?

    Hugues répondit d'une manière évasive : « Je suis venu, dit-il, pour vous voir, l'évêque de Paris m'ayant dit que vous étiez disposés à entendre tous ceux qui se présenteraient devant vous pour le fait du Temple. Je viens vous prier d'intervenir auprès du pape et du roi pour que les biens de l'Ordre ne soient pas dissipés, mais conservés et appliqués au secours de la Terre Sainte, conformément à leur destination primitive. J'ai exposé l'état de l'Ordre au pape d'abord, puis aux trois cardinaux, ses délégués; je suis encore prêt à parler, mais devant le pape seulement. »

    Et comme les commissaires insistaient, se déclarant prêts à l'entendre s'il voulait défendre l'Ordre, il coupa court à leurs instances par cette déclaration : « Je n'en dirai pas davantage. »

    Amené de nouveau devant la Commission le 13 mars 1310, c'est-à-dire quatre mois plus tard, et invité à parler soit pour, soit contre l'Ordre, il se tint sur la même réserve, déclarant qu'il n'avait rien à ajouter à ce qu'il avait dit lors de sa première comparution. (Michelet, procès des Templiers).

    Etait-ce par tactique, pour affaiblir la résistance des Templiers en les isolant de leurs chefs, et pour endormir ces derniers, par l'espoir égoïste d'un acquittement final, que le pape s'était réservé le jugement des grands dignitaires de l'Ordre ?

    On l'a dit, mais j'ai peine à le croire. Ce qui me paraît plus probable, c'est que convaincu de l'inutilité de ses efforts devant le parti pris bien arrêté du roi, et se voyant acculé à ce qu'il considérait comme une nécessité, Clément V décida en principe, « in petto », la suppression de l'Ordre. Mais pour légitimer, ou du moins pour colorer une pareille mesure, il fallait des preuves de culpabilité, et l'aveu des dignitaires était certainement la meilleure de toutes. Pour l'obtenir, il importait de les rassurer sur leur sort ; de là, l'acte par lequel le pape les enleva à la juridiction ordinaire et se réserva leur jugement. C'était leur dire : « la résistance est désormais impossible ; vous avez tout à perdre en la prolongeant, car le roi est tout-puissant et il a juré votre perte ; vous avez, au contraire, tout à gagner en reconnaissant les fautes dont on vous accuse, car c'est moi, moi seul qui vous jugerai et je sais à quoi m'en tenir. »

    Tactique pour tactique, j'aime mieux celle-ci que l'autre indiquée ci-dessus ; elle est d'ailleurs moins machiavélique et partant moins indigne du chef de l'Eglise.

    Quoi qu'il en soit, du 13 mars 1310 au 3 avril 1312, date de la suppression de l'Ordre au Concile de Vienne, on ne voit pas intervenir personnellement Hugues de Paraud,

    Et ce n'est qu'incidemment qu'il est fait mention de lui dans les procès-verbaux des séances de la Commission. Il languissait en prison avec Jacques de Molay, Geoffroy de Gonneville, précepteur d'Aquitaine, Gui, précepteur de Normandie, frère du dauphin d'Auvergne, et le grand Commandeur d'outre-mer, quand, le 22 décembre 1313, Clément V se décidant enfin à agir, envoya à Paris trois cardinaux français avec mission de statuer, en son nom, sur le sort de ces infortunés. Ces trois cardinaux étaient Arnaud de Farges, du titre de Sainte-Sabine, Arnaud Novelli du titre de Saint-Prisque, et Nicolas de Fréauville, du titre de Saint-Eusèbe. Le premier était neveu du pape ; le second, moine de Cîteaux, était pensionnaire de France ; le troisième, frère prêcheur, ancien confesseur et conseiller du roi, appartenait à la famille des Marigny et il s'adjoignit son cousin, l'archevêque de Sens, qui, en 1310, avait convoqué et présidé le trop fameux Concile provincial, à la suite duquel cinquante-quatre Templiers avaient été envoyés au bûcher.

    De pareils juges, il faut en convenir, n'offraient pas de bien sérieuses garanties d'impartialité. Ils venaient, du reste, non pas pour recommencer l'instruction et procéder à un nouvel examen, mais pour prononcer une sentence d'après les aveux antérieurement faits par les inculpés, sans chercher à savoir dans quelles conditions ces aveux avaient été obtenus. Le jugement fut ajourné, on se demande pourquoi, au 19 mars 1314 ; il ne fut pas tel que pouvaient l'espérer les prisonniers, vu les lettres de recommandation écrites au roi en leur faveur, les promesses d'impunité qu'on avait dû leur faire et la satisfaction donnée à leurs ennemis par la suppression de l'Ordre. Ils furent condamnés à un emprisonnement perpétuel, avec cette clause qu'ils seraient exposés en public, sur un échafaud, pour entendre la lecture de leur condamnation, La raison de cette clause, dit Mansuet, « était qu'en donnant ainsi, les hauts officiers en spectacle à la populace, on aurait occasion de leur faire déclarer publiquement qu'ils étaient coupables, leur Ordre corrompu et plongé dans toutes les noirceurs dont on l'avait accusé ; on ne voyait pas d'autre moyen d'effacer de l'esprit du public l'idée qu'il avait conçue de leur innocence ; bien des gens avaient été étrangement scandalisés en voyant tant de feux allumés, et les Parisiens surtout, qui avaient vu conduire au supplice l'élite de la noblesse (Il y a ici exagération ; les 54 Templiers brûlés à Paris dans l'autodafé du 11 mai 1310, loin d'appartenir à l'élite de la noblesse, n'étaient pour la plupart que de simples frères servants) ; il était par conséquent de la dernière importance de calmer les esprits. »

    Un échafaud fut donc dressé, le 10 mars 1314, en face de l'église Notre-Dame de Paris. Jacques de Molay, Hugues de Paraud, Gui (Godeffroy de Charnay), précepteur de Normandie, et Geoffroy de Gonneville, maître d'Aquitaine, amenés par le prévôt de Paris, y montèrent, chargés de chaînes. « La scène commença par un discours au peuple, où le prédicateur, après avoir relevé le zèle du pape et le désintéressement du roi, s'étendit beaucoup sur les désordres et les impiétés dont les chevaliers avaient, disait-il, été convaincus dans leurs dépositions. Pendant ce temps-là, des exécuteurs de la justice, en haleine, s'occupaient à élever un bûcher, pour montrer aux prévenus à quoi ils devaient s'attendre s'ils ne persistaient dans leurs premiers aveux (Mansuet). »

    Tout le monde sait comment le grand maître et le précepteur de Normandie, après une courageuse rétractation, périrent dans les flammes. Quant au Visiteur et au précepteur d'Aquitaine, ils échappèrent au supplice en confirmant leurs aveux et furent reconduits dans leur geôle. L'un y mourut lentement et misérablement ; l'autre, d'après Paul Emile, fut lui-même, dans la suite, condamné au supplice du feu, pour avoir, sous l'empire du remords, rétracté ses aveux, demandé à Dieu et aux hommes pardon de sa faiblesse et proclamé à son tour l'innocence de l'Ordre. (Mansuet).

    Rien n'autorise à attribuer à Hugues de Paraud cette rétractation tardive, de sorte que s'il fournit un nouvel argument aux apologistes de l'Ordre du Temple, le fait relaté par Paul Emile ne saurait, en raison de son imprécision, quant à !a personne, entrer en ligne de compte lorsqu'il s'agit d'apprécier l'attitude de l'ancien Commandeur de Bonlieu.

    La question qui se pose encore aujourd'hui est donc celle-ci : les aveux d'Hugues de Paraud ont-ils été sincères ?

    Il est plus que permis d'en douter ; aussi, pour plusieurs raisons que je vais exposer, ces aveux ne sauraient être invoqués comme une preuve sérieuse de la culpabilité de l'Ordre.

    D'abord, avant l'arrestation des Templiers, Hugues de Paraud a non seulement affirmé au pape l'innocence de sa famille religieuse, mais il a instamment demandé une enquête, afin de faire bonne justice des accusations qu'on formulait contre elle. Le pape tarde à ordonner cette enquête. Hugues de Paraud revient près de lui à Poitiers, porteur des doléances de ses frères contre de nouvelles exigences de Philippe-le-Bel.
    Au moment même où il remplit sa mission, on l'arrête ;
    On l'emprisonne, en même temps que tous les autres membres de la milice ;
    On le soumet à la question ;
    On lui promet l'impunité s'il avoue les crimes imputés à l'Ordre ;
    On le menace de supplices atroces s'il ne veut pas les reconnaître ;
    Son courage faiblit ;

     

    Il fait les aveux désirés

    On lui, avait dit que, dans les mesures de rigueur prises contre les Templiers ;
    Le pape et le roi agissaient de concert et son arrestation à Poitiers, au moment même où il était en mission près de la Cour pontificale, rendait l'assertion très vraisemblable. Il apprend bientôt qu'il n'en est rien ;
    Que Clément V, au contraire, proteste et qu'il exige la remise des personnes et des biens du Temple à deux cardinaux députés « ad toc » ; alors il revient sur ses aveux, et les deux cardinaux doutent si peu de sa sincérité et de son innocence qu'ils l'invitent à leur table.

    Plus tard, la fatigue, l'épuisement, la maladie, l'appréhension de nouvelles tortures, et aussi, croyons-nous, les conseils, les promesses,

    Les instances de trois princes de l'Eglise, ont amené de nouveaux aveux ; mais la réserve qu'Hugues de Paraud a ensuite gardée devant la Commission pontificale autorise à penser qu'ils n'étaient pas conformes à la vérité.

    Pourquoi alors, dira-t-on, ne les a-t-il pas une seconde fois rétractés ? Par crainte d'être condamné comme relaps au supplice du feu, ou bien encore par égoïsme, pour ne pas perdre le bénéfice de la promesse d'impunité qu'on avait dû lui faire à Chinon.

    Voilà ce qui explique sa réserve, sa neutralité, son indifférence au moins apparente, lorsque plus de cinq cents Templiers se levèrent pour la défense de l'Ordre.

    Du reste, ses aveux ont été contredits et ils n'offrent pas par conséquent une garantie certaine de véracité. Hugues de Paraud, comme nous l'avons vu, a reconnu avoir prescrit les baisers, les reniements, les crachats sur la croix et la sodomie dans toutes les professions religieuses qu'il eut à présider.
    Or, les pièces du procès lui donnent à ce sujet plusieurs démentis. D'après le dépouillement que nous en avons fait, sur trente-six Templiers dont il reçut les voeux, quinze déclarèrent que rien d'illicite, rien de déshonnête n'eut lieu dans la cérémonie de leur profession ;
    Dix reconnurent que les baisers, les reniements, etc., leur avaient été prescrits, mais après la cérémonie et par d'autres que par le président ;
    Onze seulement l'en ont formellement rendu responsable et lui en ont attribué l'initiative.


    Confirmés par onze témoins, les aveux d'Hugues de Paraud sont donc en réalité contredits par vingt-cinq ;
    Ils ne sauraient par conséquent, constituer, une preuve historique ou juridique.


    D'autre part, Hugues de Paraud était non seulement visiteur de l'Ordre en France, mais encore en Angleterre, et à ce titre, il passa plusieurs fois en Grande-Bretagne. Si les statuts de l'Ordre avaient réellement prescrit les infamies relatées dans l'acte d'accusation, il aurait dû veiller à leur observation aussi bien en Angleterre qu'en France. Or, il n'y a pas la moindre apparence qu'il l'ait fait ; nous avons même des preuves du contraire.

    En effet, le 17 novembre 1309, deux Templiers écossais ; Guillaume de Middleton et Gauthier de Cliston, les seuls qui comparurent devant les inquisiteurs dans (abbaye de Sainte-Croix d'Edimbourg, affirmèrent que rien d'illicite n'avait eu lieu dans la cérémonie de leur profession. Tous deux furent amenés à parler d'Hugues de Paraud, qu'ils avaient vu dans l'exercice de ses fonctions, et pas un mot défavorable n'est tombé de leurs lèvres.

    Du 9 janvier au 13 février 1310, trente-quatre Templiers anglais furent interrogés séparément par les Inquisiteurs, dans l'église Saint-Martin de Lugdate, sur les principaux chefs d'accusation. Tous déclarèrent que leurs observances étaient réglées par le chapitre général, qui se tenait en Chypre ; que c'était de là, et non des Français, qu'ils recevaient leurs constitutions ; qu'à la vérité, Jacques de Molay et Hugues de Paraud avaient tenu des chapitres en Angleterre et qu'ils y avaient fait des règlements, mais que ces règlements étaient de tout point contraires aux pratiques impies et obscènes prêtées à l'Ordre.

    « Tout ce dont on nous charge, dirent-ils, loin d'être notoire, n'est qu'imposture, et ceux qui, sur ces points, ont fait des aveux, sont des menteurs. »

    Peu après, les Templiers de Lincoln et d'York parlèrent dans le même sens.

    Une voix discordante se fit cependant entendre, celle de frère Thomas Tocci de Torolbedi, qui finit par avouer, en 1311, ce qu'il avait nié à Londres et à Lincoln, touchant les reniements et les crachats. Il déclara que ces pratiques sacrilèges avaient été introduites en Angleterre par un Français : frère Adélard ou frère Hugues de Paraud, précepteur de la Grande-Bretagne. « Je ne puis, dit-il, déterminer d'une manière certaine par lequel des deux, mais je présume que ce fut par celui qui était précepteur il y a cinquante ou soixante ans. (Mansuet). »

    L'accusation tombe d'elle-même ; non seulement Hugues de Paraud ne fut jamais précepteur de la Grande-Bretagne, mais, à la date indiquée, il n'était pas encore entré dans la milice du Temple.

    « Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ? »

    En France, les quelques témoignages qui lui sont défavorables paraissent pour le moins suspects ; c'est ce que nous allons établir en les soumettant, l'un après l'autre, à un sérieux examen.

    Commençons par celui de notre compatriote, Etienne de Troyes, qui est peut-être le plus accablant de tous. Ce témoignage a pour nous la saveur de l'inédit ; il ne se trouve pas en effet dans le « Procès des Templiers », de Michelet, et c'est par le docteur Henri Finke, qui l'ut récemment découvert aux archives du Vatican, que nous le connaissons.

    Interrogé au Temple de Poitiers, à la fin de juin 1308, Etienne de Troyes, ancien frère servant, fit, sous la foi du serment, la déposition suivante : « J'ai été reçu dans l'Ordre du Temple il y a environ onze ans, à Sablonnières (Seine-et-Marne, arr. de Coulommiers, cant, de Rebais), diocèse de Meaux, ou diocèse circonvoisin de Meaux, par le Frère Hugues de Paraud, visiteur, de France. »

    « Il m'ordonna de renier mes parents, mes consanguins, mes amis, et de ne plus travailler désormais à leur profit ; puis il me fit jurer, sur un missel, d'observer tous les statuts de l'Ordre et d'en garder les secrets, sous peine d'être condamné à la prison perpétuelle. »

    « Il m'enjoignit ensuite de renier les apôtres et tous les saints du Paradis. Je refusai ; mais je dus céder, contraint par ses menaces et sous le coup da la terreur. »

    « Me montrant une croix : — Tu vois, me dit-il, l'image du Prophète ; qu'on appelle Crucifix.
    — Mieux que cela, répondis-je, je vois l'image de Notre Seigneur, qui a souffert pour nous.
    Il faut, répliqua-t-il, que tu renies Celui que cette image représente. »

    « Je résistai de toutes mes forces, mais un des frères tira son épée et me touchant au côté avec la pointe », il me cria « Si tu ne renies pas le Christ, je vais te percer de cette épée et tu mourras sur-le-champ. »

    « Tous les autres me menaçaient également de la mort ; aussi, je finis par renier le Christ, une fois seulement. »

    « Ils m'ordonnèrent de cracher trois fois sur la Croix. Ici encore il me fallut obéir ; cependant, je crachai non sur la croix, mais à côté, par terre. »

    « Je me dépouillai de mes vêtements sur l'injonction d'Hugues de Paraud, qui me dit : Pour mieux t'honorer, et pour rendre plus étroite notre fraternité, je te baise. »

    « Et il me baisa au bas de l'épine dorsale, puis sur le nombril, puis sur la bouche. Il me mit une nouvelle chemise et me ceignit d'une cordelette qui, disait-il, avait enroulé une tête à laquelle l'Ordre devait son établissement et sa conservation. Cette cordelette, d'après lui, était très sainte, et je devrais continuellement la porter sous ma chemise comme une ceinture. »

    « Etaient présents, témoins oculaires et complices du Visiteur :
    Raoul de Gisi, receveur des finances royales en Champagne ;
    Raoul de Compiègne ;
    Le prêtre Roger ;
    Tous trois frères de la Milice du Temple, qui, après cela, me revêtirent de l'habit de Templier. »

    « Relativement à la tête dont il a été fait mention, voici ce que je puis dire :
    C'est une coutume de l'Ordre de tenir, chaque année, à la fête des apôtres Saint Pierre et Saint Paul, un chapitre général.
    L'année de ma profession, ce chapitre eut lieu à Paris et j'y assistai, les trois jours qu'il dura.
    Les séances commençaient à la nuit et se prolongeaient jusqu'à l'heure de Prime.
    La première nuit, un prêtre, précédé de deux frères tenant de grosses torches avec candélabres d'argent, apporta une tête et la déposa près de l'autel, sur deux coussins placés eux-mêmes sur un tapis de soie.
    Cette tête m'a paru être de chair depuis le sommet jusqu'au noeud du cou, avec des cheveux blancs ;
    Sans aucun placage d'or ni d'argent.
    La face était également de chair; elle m'a paru très livide, très pâle, avec une barbe de poils noirs et blancs, semblable à celle des Templiers. »

    « Le visiteur, se levant, dit à l'assemblée :
    Allons ! Adorons la tète ! Offrons nos hommages à celui qui nous a faits ce que nous sommes et qui nous continue sa protection.
    Tous, s'inclinant devant cet ordre, adorèrent la tête avec grande révérence. J'ai ouï dire que cette tête était celle du premier grand maure du Temple, Hugues de Pagnes (sic). Du noeud du cou jusqu'aux épaules inclusivement, elle était incrustée d'or, d'argent et de pierres précieuses. »

    « Dans ce chapitre, on décida d'envoyer trois cents frères outre-mer. Je fus l'un de ces trois cents. Après deux ans et demi de séjour en Orient, je revins en France. J'y étais depuis deus ans déjà lorsqu'un de mes frères, resté dans le monde, me détermina à quitter l'Ordre. Rentré dans le siècle, je m'attachai au comte de Bretagne et demeurai à son service jusqu'à sa mort, l'espace de six ans. »

    « Un jour que j'étais allé visiter ma mère, les Templiers m'arrêtèrent et me tinrent prisonnier pendant cinq semaines. Ma mère me racheta 200 livres, à la condition que désormais je pourrais rester avec elle sans être inquiété. Les Templiers prirent cet engagement et s'y montrèrent fidèles. »

    « Conduit au roi de France avant leur emprisonnement, je n'osai rien lui révéler. Voyant ensuite qu'il prenait l'affaire à coeur et qu'il la menait énergiquement, je lui dis tout, en présence de son confesseur et des maîtres P, de Chambili et Guillaume de Martigny. Je renouvelai ensuite mes aveux devant les évêques de Bayeux et de Coutances, et je jure sur mon âme qu'ils sont conformes à la vérité. »

    « Touchant la sodomie, frère P. de Valleceli voulut, une fois me faire tomber dans ce vice infâme. Plein d'horreur pour une pareille faute, je lui résistai fortement. Il me frappa alors à la mâchoire et me brisa trois dents, blessure dont on voit encore la trace. » Il me dit en même temps : « Tu ignores les points de l'Ordre. C'en est un que le frère ne doit pas se refuser à son frère. » Je portai plainte au Visiteur ; il me répondit que « P. de Valleceli avait bien fait de me frapper, car en pareille matière je ne devais pas lui résister. »

    « D'après ce que j'ai entendu dire, les statuts relatifs au reniement du Christ et aux autres infamies dont je viens de parler, sont écrits dans une Règle, qui ne se trouve qu'entre les mains des Visiteurs. Seuls, ils ont qualité pour recevoir les professions. Ils peuvent, il est vrai, déléguer leurs pouvoirs, mais ils ne le font qu'à des anciens connaissant la règle et les points secrets de l'Ordre, qu'on se garde bien de livrer aux jeunes. »

    « Quant aux Sacrements, ma conviction est que les Templiers n'y participent pas, surtout au Sacrement de l'autel. »

    « Dans le but de masquer leur irréligion, ils reçoivent, aux grandes fêtes, une hostie qui n'a été ni consacrée, ni bénite. »

    « C'est là croyance générale, au delà de la mer et en de ça, et je la partage. »

    « Tant que j'ai été dans l'Ordre, je ne me suis pas confessé, et je crois qu'il en est de même des autres frères. Il y a cependant deux péchés qu'on reconnaît comme graves, et dont on cherche à inspirer l'horreur : la fornication avec les femmes et les vols au préjudice de l'Ordre. »

    « J'ai quitté la milice à cause des turpitudes dont j'étais le témoin, et aussi, comme je l'ai dit, à l'instigation d'un de mes frères selon la chair. »

    Comme témoins de sa profession, et par conséquent comme garants de ses dires, Etienne de Troyes nomme Raoul de Gisi, le prêtre Roger et le frère servant Raoul de Compiègne.

    Le premier doit être récusé, sa mauvaise foi ayant été surabondamment démontrée dans notre étude « Les Templiers ci Sancey. »

    Le second est complètement inconnu ; il n'est pas une seule fois cité dans les pièces du Procès, ce qui autorise à penser qu'il était mort avant l'arrestation des Templiers. Nous n'avons donc, comme instrument de contrôle, que le troisième, Raoul de Compiègne.

    Or, celui-ci, loin de confirmer la déposition d'Etienne de Troyes, l'a implicitement contredite. Non seulement il ne reste de lui aucun aveu des fautes imputées aux Templiers, mais il protesta publiquement contre les accusations dont ils étaient l'objet, dès qu'il fut possible de le faire sans danger.

    Comparaissant devant la Commission pontificale le 27 février 1310, il affirme l'innocence de l'Ordre et déclare vouloir le défendre. Le 28 mars il s'associe aux doléances et aux protestations collectives que 544 de ses frères font entendre à la Commission. Il est encore dans les mêmes dispositions le 2, le 3 et le 6 avril (Michelet, procès des Templiers), puis il disparaît, nous perdons sa traces, nous n'entendons plus parler de lui.

    Ce silence absolu autorise à penser qu'il persévéra dans sa courageuse attitude et qu'en conséquence il fut condamné soit au bûcher, soit à la prison perpétuelle, car s'il avait fait des aveux on n'aurait pas manqué de les enregistrer et nous le verrions comparaître de nouveau devant la Commission pontificale pour les ratifier.

    Singulière, Commission, dirons-nous en passant. Si elle avait fonctionné sérieusement, avec un vrai désir dé découvrir la vérité, elle aurait opposé à Raoul de Compiègne les déclarations d'Etienne de Troyes, d'autant plus qu'un de ses membres, l'évêque de Baveux, avait, parait-il, reçu les aveux de ce dernier. Mais on siégeait et on instrumentait pour la forme, comme plusieurs fois déjà nous avons eu occasion de le constater.

    Suspectes comme émanant d'un transfuge, d'un défroqué, les accusations portées par Etienne de Troyes contre la famille religieuse qu'il avait abandonnée, et en particulier contre Hugues de Paraud, se trouvent contredites implicitement par un témoin offrant toutes les garanties désirables de véracité ; elles perdent donc toute valeur juridique, toute autorité.

    Elles ne concordent pas du reste avec celles d'Hugues de Paraud, de sorte que dans leurs dépositions contre L'Ordre, sur plus d'un point les deux témoins à charge se contredisent l'un l'autre. Relevons les principales divergences.

    « La Tête. »
    Hugues de Paraud : L'a vue et adorée une seule fois, à Montpellier où elle est restée ; elle avait quatre pieds, deux par devant, deux par derrière.

    Etienne de Troyes : A vu la tête, l'année même de sa profession, dans un chapitre tenu à Paris sous la présidence d'Hugues de Paraud, qui a ordonné aux capitulants de l'adorer comme la Providence de l'Ordre. Rien des quatre pieds dans la description qu'il en donne.

    « Le Baisers. »
    Hugues de Paraud : Ils étaient donnés par le nouveau profès au président de la cérémonie.

    Etienne de Troyes : Ils étaient donnés parle Président au nouveau profès, pour l'honorer et en signe de fraternité.

    « La Sodomie. »
    Hugues de Paraud : La prescrivait, dans la cérémonie même de la profession, à ceux qui ne pourraient garder la continence, leur interdisant tout commerce avec les femmes. A sa connaissance, cependant, il n'y a guère que deux ou trois frères qui se rendirent coupables de cette faute dans les pays d'outre-mer, et, comme punition, ils furent emprisonnés à Château-Pellerin.

    Etienne de Troyes : On ne lui parla pas de la sodomie le jour de sa profession. Plus tard seulement des propositions honteuses lui furent faites par P. de Valleceli, un Templier dont il n'est pas fait d'autre mention dans le Procès. Frappé pour avoir résisté, il porta plainte à Hugues de Paraud, qui lui dit : « P. de Valleceli a bien fait, car en pareille circonstance un frère ne doit pas se refuser à un frère. »

    « Le Reniements. »
    Hugues de Faraud : N'a prescrit, que les reniements du Christ.

    Etienne de Troyes : Il lui a été enjoint de renier, en outre, sa famille, ses amis et tous les saints du Paradis.

    La déposition d'Etienne de Troyes n'est donc pas une confirmation de celle d'Hugues de Paraud ; elle en est plutôt la contradiction et dans l'impossibilité de savoir lequel a menti « supposé qu'ils n'aient pas menti tous deux » un juge impartial devra rejeter le témoignage de l'un, aussi bien que celui de l'autre.

    Puis, quelle invraisemblance dans le récit d'Etienne, notamment en ce qui concerne son emprisonnement par les Templiers, son rachat et sa mise en liberté moyennant 200 livres payées par sa mère, son refus de faire au roi la moindre révélation avant l'arrestation des Templiers, ses déclarations touchant la confession, qui n'aurait pas été en usage dans l'Ordre.

    D'autre part, quelle réserve ou plutôt quelles réticences voulues, calculées, sur le nom du frère qui tira l'épée contre lui le jour de sa profession, sur le Temple où il résida durant les deux années qui suivirent son retour d'outremer, sur la date et le lieu où P, de Valleceli lui fit des propositions honteuses, sur le domicile de sa mère et sur la Commanderie où il eut à subir un emprisonnement de cinq semaines.

    Ce qui paraît probable, et l'impression que me laisse la lecture de ce nouveau document, c'est qu'Etienne de Troyes était un aventurier, qui avait quitté l'Ordre pour des motifs inavouables ; que, circonvenu, acheté peut-être par les gens du roi, il eut pour eux toutes les complaisances, même celle de se rendre à Poitiers, pour influer sur la détermination du pape par un faux témoignage.

     

    Passons à un autre : Raoul de Taverny

    Le 2 mars 1311, le frère servant Raoul de Taverny, ancien Commandeur de Villedieu (Villedieu (ou La Villedieu) en Drugesin, hameau de la commune de Laons, Eure-et-Loir, arrondissement de Dreux, canton de Brezolles), absous et réconcilié au Concile de Reims, parut devant la Commission pontificale et affirma que six ans auparavant il avait vu recevoir dans l'Ordre, en chapitre général, à Paris, par Hugues de Paraud, le frère Baudoin de « Piceyo ou de Pois », originaire du diocèse d'Amiens. Sa profession, dit-il, fut de tout point semblable à la mienne. Les baisers ne furent donnés que sur la bouche, mais il y eut crachats sur la croix du manteau étendu à terre, reniements du Christ et permission, formellement donnée, de se livrer à la sodomie.

    En parlant ainsi, Raoul de Taverny s'infligeait à lui-même le plus catégorique des démentis. En effet, le 18 février 1310, il avait spontanément déclaré, devant la Commission, qu'il voulait défendre l'ordre « usque in finem », et son nom se trouve dans la liste des 544 adhérents à la protestation collective dont nous avons plus d'une fois parlé. Le 2 avril, il était des sept Templiers qui, détenus dans la maison de Robert Anuerdi, refusèrent de constituer procureurs et dirent fièrement aux notaires que leur envoyait la Commission : « L'acte d'accusation, dont on nous a donné lecture dans le verger de l'évêché de Paris, est faux et mensonger, sauf le respect que nous devons à celui qui a ordonné l'enquête. L'Ordre du Temple est bon, digne, saint, selon Dieu ; nous voulons le défendre. » Intervenant personnellement et prenant lui-même la parole, Raoul de Taverny ajouta : « J'ai vu recevoir plusieurs frères ; à chaque profession la formule employée par le président a été celle-ci » : « Au nom de la Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les saints, je te reçois dans l'Ordre et je te donne l'habit du Temple. »(Michelet, procès des Templiers).

    Le lendemain, vendredi 3 avril, quatorze Templiers, délégués par leurs frères des différentes prisons de Paris, se présentèrent devant la Commission. Raoul de Taverny était du nombre ; il représentait le groupe des sept Frères détenus dans la maison de Robert Anuerdi, rue de la Vieille-Place-des-Porcs. Au nom des quatorze délégués, Jean de Montréal (de Monte Regali) lut aux commissaires une cédule attestant l'innocence de l'Ordre et opposant une formelle dénégation aux diverses accusations formulées par ses ennemis.

    Mélange bizarre de français, de latin, d'italien et même d'espagnol, la cédule de Jean de Montréal n'en constituait pas moins un véritable plaidoyer en faveur de l'Ordre. Un juriste saurait donner à ce canevas les développements, la correction et l'élégance qui lui manquaient ; aussi, Jean de Montréal alléguant son peu de culture intellectuelle et l'ignorance de ses frères, demanda l'assistance d'un avocat. Visiblement embarrassés, les commissaires semblèrent mettre en doute la validité des pouvoirs de la délégation. Ils envoyèrent de nouveau les notaires dans chaque prison, pour demander aux détenus si les délégués avaient réellement parlé en leur nom et s'ils ratifiaient leurs déclarations. Dans cette hypothèse, les notaires leur signifieraient q'ils eussent à présenter sans délai, par un des leurs, et non par un avocat (Les procès d'hérésie n'étaient pas régis par les formes légales ordinaires, et on n'y admettait pas d'avocats), leurs moyens de défense, car la Commission n'était pas disposée à attendre davantage. Après plusieurs démarches infructueuses, les notaires obtinrent de l'évêque de Baveux l'autorisation de s'adjoindre, pour l'exécution de leur mandat, quatre Templiers : Raoul de Provins (de Pruino), Pierre de Boulogne, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, qui jouissaient dans l'Ordre d'un grand crédit et dont la plupart des prisonniers demandait le conseil et l'assistance. Ce fut le 6 avril que Raoul de Taverny et ses co-détenus furent visités par cette Commission mixte. Après en avoir délibéré avec les quatre, ils déclarèrent ne pouvoir constituer procureurs sans le consentement du grand maître et s'offrirent à défendre l'Ordre personnellement, soit au Concile général, soit ailleurs, dès que la liberté qu'ils réclamaient leur serait rendue. Ceux-là seulement qui ne pourraient se transporter, en personne, là où auraient lieu les débats, se feraient représenter par des procureurs. Ils consentirent cependant à ce que les quatre conseillers exposassent, le lendemain, à la Commission, ce qu'ils jugeraient bon pour la défense de l'Ordre, en ayant soin de stipuler, d'ailleurs, que rien de ce qui pourrait tourner au désavantage et au déshonneur de leur famille religieuse n'obtiendrait leur ratification. (Michelet, procès des Templiers).

    Il est donc bien établi qu'avant de se faire l'accusateur de l'Ordre, Raoul de Taverny en avait été l'un des plus ardents défenseurs.
    Est-ce le cri de la conscience, le souci de la vérité qui le firent ainsi passer brusquement d'un camp dans l'autre ?
    Non ; mais bien plutôt la faiblesse humaine. Terrifié par les rigoureuses condamnations prononcées par le Concile de Sens en mai 1310, et par les supplices atroces qui en furent la conséquence, il ne se sentit pas le courage de les affronter et, voyant qu'ils étaient pour lui l'unique moyen de salut, il adhéra aux aveux qu'il avait d'abord flétris comme mensongers. Dans de telles conditions, les accusations qu'il a portées contre l'Ordre en général et contre Hugues de Paraud en particulier, tombent d'elles-mêmes.

     

    Jean de Chali

    Jean de Chali avait pris la fuite lors de l'emprisonnement des Templiers.
    Arrêté, il entra dans la voie des aveux et fut absous et réconcilié par l'évêque de Mâcon.
    Sa déposition devant la Commission pontificale, le 26 mai 1311, peut se résumer ainsi :
    « J'ai été reçu dans l'Ordre au Temple de Bure en 1301, par Hugues de Paraud.
    Je l'ai baisé au nombril, vêtements interposés.
    Me présentant un crucifix de métal, il m'ordonna de renier Dieu et la croix, sous peine d'être enfermé dans un lieu où je ne verrais peut-être jamais mes pieds.
    Il me dit ensuite que je ne devais pas croire au sacrement de l'Eucharistie ; que la règle m'interdisait d'être parrain, d'entrer dans une maison où se trouverait une femme en couches et d'aller à l'offrande.
    Il me semble bien, mais je n'en suis pas sûr, qu'il m'ordonna également de fouler aux pieds la croix ; je ne l'ai pas fait.
    J'ai entendu dire par plusieurs frères, dont j'ai oublié les noms, qu'on n'insistait pas sur ce point quand le profès résistait, de sorte qu'il n'y en avait pas un sur vingt qui se rendait coupable de cracha.
    Quatre frères assistèrent à ma profession :
    Aymon Duzelet ;
    Pons de Grand Champ ;
    Richard de Bontincour ;
    et Etienne de Voulaines.
    Les trois premiers sont morts ;
    je crois que le quatrième est encore vivant. (Michelet, procès des Templiers). »

    Le défaut de mémoire de Jean de Chali, touchant l'ordre de fouler aux piéds le crucifix, parait extraordinaire ; en tout cas, on ne saurait s'arrêter à cette accusation puisqu'elle n'est pas nettement formulée, et, d'autre part ; le silence absolu gardé par le témoin, au sujet des crachats et de la sodomie, doit également profiter à Hugues de Paraud comme une reconnaissance implicite de son innocence sur ces deux chefs d'accusation.

    Quant aux autres charges, elles se trouvent réduites à néant par le témoignage d'Etienne de Voulaines, qui prit nettement la défense de l'Ordre et persévéra dans cette courageuse attitude jusqu'à sa mort, antérieure au 19 décembre 1310. (Michelet, procès des Templiers).

     

    Richard Caprosi et Etienne du Tour

    Richard de « Caprosiâ », dit le Charron, et Etienne du Tour furent reçus ensemble par Hugues de Paraud, au chapitre général tenu à Paris en 1303.
    D'après la déposition du premier devant le tribunal de l'Inquisition siégeant à Paris le 22 octobre 1307, Hugues de Paraud aurait prescrit les crachats et les reniements sans dire mot des baisers infâmes ni de la sodomie.
    D'après le second, qui comparut devant la Commission pontificale le 11 mars 1311, après avoir été absous et réconcilié par l'évêque de Paris, rien d'illicite n'aurait eu lieu pendant la cérémonie, mais, lorsqu'elle fut terminée, un des frères aurait dit au président qu'il avait oublié un point :
    le cracha sur la croix et qu'il importait de réparer cette omission.
    « Je suis obligé de partir, aurait répondu Hugues de Paraud ; laissez les nouveaux frères ; on achèvera une autre fois leur instruction. »
    La croix ne fut donc pas apportée, comme on l'avait demandé, et les nouveaux profès se retirèrent sans être autrement inquiétés.
    « Il me semble cependant, ajouta Etienne du Tour, qu'un frère, dont j'ignore le nom, prétendit alors que nous devions renier Dieu, selon la coutume de l'Ordre ; mais, dans la suite, on ne me parla plus de cette coutume et je n'ai pas entendu dire qu'on en ait parlé aux autres. (Michelet, procès des Templiers). »

    Les nombreuses contradictions qui existent entre ces deux dépositions sont trop évidentes pour que j'aie besoin de les souligner et, ici encore, la culpabilité d'Hugues de Paraud n'est nullement démontrée.

    Si Richard de « Caprosiâ » est contredit par Etienne du Tour, un autre témoin à charge, Ponce de Beneuvre (de Bono opere) (Côte-d'Or, arr. de Châtillon, cant, de Recey-sur-Ource), se contredit lui-même. Ayant fait des aveux dans l'interrogatoire qui suivit son arrestation, il fut sans délai transféré à Paris et, le 21 novembre 1307, il déposa ainsi devant Nicolas d'Anessiaco, délégué du grand Inquisiteur : « Je suis âgé de 28 ans. J'ai fait profession dans la maison de Bure, au diocèse de Langres, il y aura quatre ans à l'Ascension, entre les mains du visiteur Hugues de Paraud, en présence des frères Godefroy de Ranerio, Gui de Nicey et autres dont j'ai oublié les noms. » Après m'avoir fait prendre l'engagement d'observer les statuts de l'Ordre, on me revêtit du manteau de Templier, puis, me montrant deux croix, l'une peinte sur un livre, l'autre de bois, qu'il avait fait apporter « ad hoc », Hugues de Paraud me demanda si je croyais en la croix. Ayant répondu affirmativement, il me dit : « Il ne faudra plus y croire désormais », et il m'ordonna de cracher dessus par trois fois. Je fis semblant d'obéir et je crachai à côté.

    « Etait-ce une simple croix ou un crucifix, c'est-à-dire une croix portant l'image du Sauveur ? Je ne saurais dire, troublé et terrifié que je fus par de tels ordres, car j'ai toujours cru et je crois encore en Celui qui a souffert et qui est mort pour nous sur la croix. »

    « Hugues de Paraud m'enjoignit ensuite de le baiser sur le nombril et sur la bouche. Il ne me demanda pas de le baiser ailleurs, car il avait hâte d'en finir. »

    « Je crois que tous les frères étaient reçus de la même manière. (Michelet, procès des Templiers). »

    Ces aveux furent vraisemblablement arrachés par la torture, car deux ans après, en novembre 1309, lorsque la Commission pontificale entra en fonctions, Ponce de Beneuvre fut un des premiers à comparaître devant elle et à déclarer qu'il défendrait volontiers l'Ordre du Temple, s'il n'était mis hors d'état de le faire par sa pauvreté et par son incarcération. Il parle encore dans le même sens le 19 février 1310 ; il s'associe aux protestations et aux doléances collectives du 28 mars ; son nom figure dans la liste des 544 Templiers résolus à défendre l'Ordre et, le 31 mars, il en proclame fièrement l'innocence avec ses 75 frères détenus au Temple de Paris, lorsque les notaires de la Commission s'y présentent.

    Dans cette déclaration, que les notaires durent écrire sous la dictée des intéressés, et que nous avons ci-dessus reproduite in extenso dans la notice consacré à Pierre Picard, le cas de Ponce de Beneuvre et des autres avouant est nettement expliqué : « Tous les frères qui ont fait des aveux contre l'Ordre ont menti ; il ne faut pas cependant les juger trop sévèrement ; ils ont été amenés à ces aveux par les tourment et par la crainte de la mort. Il est possible que quelques-uns d'entre eux n'aient pas été soumis personnellement à fa torture ; mais ils ont vu torturer leurs frères et, dans la crainte de subir le même sort, ils ont dit tout ce que les inquisiteurs ont voulu. »

    Cette explication allait bientôt se trouver amplement justifiée par des faits nouveaux. Le Concile de Sens ayant traité comme relaps ceux qui étaient revenus sur leurs premiers aveux et 54 Templiers, ainsi condamnés au bûcher, ayant été brûlés dans le sinistre autodafé du 12 mai 1310, l'armée des défenseurs de l'Ordre, si vaillante, si pleine d'entrain le 31 mars, prit peur, ou plutôt fut affolée et battit précipitamment en retraite. Le 19 mai, quarante-quatre Templiers se présentèrent devant la Commission pontificale et déclarèrent purement et simplement, sans la moindre explication, qu'ils renonçaient à prendre la défense de l'Ordre. Ponce de Beneuvre était du nombre. (Michelet, procès des Templiers).

    C'était plus que la débandade, c'était la reconnaissance implicite de la culpabilité de l'Ordre, car comment justifier ce brusque changement d'attitude, sinon en reconnaissant, au moins en partie, les infamies relevées par l'acte d'accusation ? Voulant à tout prix sauver sa vie, Ponce de Beneuvre eut recours à cette tactique ; il renouvela devant le Concile de Sens les aveux qu'il avait si énergiquement rétractés devant la Commission pontificale, jeta, comme on dit vulgairement, le froc aux orties, et en récompense de son apostasie, il fut absous et réconcilié par l'évêque de Paris.

    D'avocat il devint donc témoin à charge, et, à ce titre, les agents de Philippe-le-Bel eurent soin de le garder à vue, afin de le présenter à la Commission pontificale lorsqu'elle reprendrait ses séances, qui, comme nous l'avons dit ailleurs, furent interrompues pendant six mois à la suite du désarroi causé par l'autodafé du 12 mai.

    Le 8 février 1311, cette fameuse Commission, siégeant à Paris dans la maison des Frères Mineurs, était réduite à deux membres, Mathieu de Naples et l'archidiacre de Trente. Dix témoins lui furent amenés, parmi lesquels Ponce de Beneuvre. Avant d'être interrogés séparément, les dix déclarèrent collectivement qu'ils ne voulaient en rien contredire leurs dépositions et leurs aveux devant l'Ordinaire. « Si nous le faisions, soit par ignorance, soit autrement, dirent-ils, il ne faudrait pas nous imputer cette contradiction à faute, ni à préjudice. » Et, la main sur le livre des Evangiles, ils jurèrent de dire la pure et pleine vérité.

    Congédié après son serment, Ponce de Beneuvre ne fut rappelé devant la Commission que le 12 février, et il fit alors la déposition suivante : « Je suis âgé de trente-cinq ans, environ. Pendant six mois, j'ai rempli, outre-mer, les fonctions de gardien de la grande chambre du grand Maître de l'Ordre, avant son passage en Europe. Dans ce que je vais dire, j'entends me conformer absolument aux déclarations que j'ai faites devant l'évêque de Paris, qui m'a absous et réconcilié ; s'il m'arrive de parler différemment, ce sera involontairement, et je demande qu'on ne m'en tienne pas rigueur. »

    « J'ignore si les treize premiers articles de l'acte d'accusation, dont vous venez de me donner lecture, sont vrais ou faux, car je n'ai assisté à aucune profession et je ne puis parler que de la mienne. Elle eut lieu avant le jour, dans une chambre du Temple de Bure, au diocèse de Langres, il y a eu six ans ou environ, le premier dimanche de l'Avent. Hugues de Paraud présidait ; étaient présents : les frères Gancerand, curé (sic de la maison de Bure, Gui et Martin de Nicey, morts à Paris sur le bûcher, et Pierre de Sivrey, précepteur de la dite maison. Voici comment les choses se passèrent. Ayant demandé que, pour l'amour de Dieu, on voulût bien m'admettre dans l'Ordre du Temple, dont je désirais me faire le serviteur et l'esclave, Hugues de Paraud me dit de bien réfléchir ; qu'une fois entré dans l'Ordre il me faudrait renoncer à ma volonté propre, supporter de dures épreuves, manquer peut-être de chevaux, d'habits et des, autres choses dont je voyais jouir les frères. Je répondis que j'étais prêt à tous les sacrifices. On délibéra et, après mon attestation, sous la foi du serment, que je n'étais pas engagé dans les liens du mariage ou d'un ordre religieux quelconque, que j'étais libre de toute dette, de tout engagement dans les ordres sacrés, de toute promesse faite pour favoriser mon admission et que je n'avais aucune infirmité cachée, on me fit prononcer sur un livre les voeux de chasteté, de pauvreté et d'obéissance. Je jurai également de garder les bonnes coutumes et les secrets de l'Ordre ; de ne pas rester dans un lieu où un chrétien serait injustement déshérité, et de ne pas quitter l'Ordre pour un autre, quel qu'il soit, sans l'autorisation du supérieur compétent. Après cela, on m'imposa le manteau, et tous les frères me donnèrent l'accolade. Hugues de Paraud m'instruisit alors sur le nombre de Pater poster que j'aurais à réciter pour mes Heures ; sur l'obligation de coucher revêtu d'une chemise, de braies et de chaussons de lin, et ceint d'une cordelette que je prendrais où bon me semblerait ; sur la manière de me comporter à l'église et au dehors ; sur certains cas pour lesquels je pourrais être privé de l'habit, ou encourir d'autres peines ; puis il me dit que, sur les autres points de la règle, j'aurais à m'adresser aux anciens qui se chargeraient de m'instruire. »

    « Après cela, Hugues de Paraud resta dans la chambre avec les autres frères ; seul, le précepteur de Bure en sortit avec moi et me conduisit à une garde-robe voisine de la dite chambre. Dès que j'y fus entré il me laissa, en me disant : Attendez-moi ici, je vais revenir. »

    « Un instant après, un homme se présenta porteur d'une lanterne, car il n'était pas encore jour.
    Etait-ce le précepteur ?
    Était-ce un autre frère ?
    Je ne saurais dire, car il avait le visage caché sous son capuchon. Quel qu'il fût ; ce personnage mystérieux me mit dans la main une croix de bois, ne portant pas l'image du Christ, et il me demanda si je croyais à la croix. Sur ma réponse affirmative, il me dit :
    « N'y crois plus désormais et crache dessus. »
    Je crachai non sur la croix, mais à côté, sans vouloir, par cet acte, renoncer à ma foi.
    Quant aux autres choses illicites mentionnées dans l'acte d'accusation, on ne m'en parla pas, et je n'ai rien à dire de plus touchant les treize premiers articles. »

    Les commissaires posèrent alors au témoin cette question : « Croyez-vous que les autres frères subirent la même épreuve que vous, lors de leur entrée dans l'Ordre ? »

    Ponce de Beneuvre répondit d'une manière évasive « non credebat nec discredebat » ce qui est intraduisible et équivaut à notre « ni oui, ni non. »

    Interrogé sur tous les autres articles (XIV et suivants ; le témoin répondit :
    « Je ne sais rien, sinon ce que je vais vous dire.
    J'ai toujours cru aux sacrements de l'Eglise, et, à mon avis, tous les frères y croyaient comme moi.
    Nos prêtres célébraient validement et je ne pense pas que ceux d'entre nous qui n'avaient pas reçu l'ordination sacerdotale aient eu le pouvoir d'absoudre des péchés.
    Nos professions n'étaient pas publiques, de là, soupçons contre nous.
    Je ne crois pas que la sodomie ait été pratiquée ou ordonnée.
    Je ne crois pas davantage que dans l'Ordre il y ait eu des idoles, auxquelles on faisait toucher les cordelettes dont les frères se ceignaient pendant la nuit.
    Ceux qui auraient révélé les secrets des chapitres auraient encouru une punition, mais je ne saurais dire laquelle.
    Pour la confession, nous n'étions pas obligés de nous adresser exclusivement aux prêtres de l'Ordre et j'ai vu plusieurs de nos frères se confesser aux Carmes et à d'autres.
    Si quelques-uns d'entre nous ont su qu'il y avait dans l'Ordre des abus, ils sont coupables de négligence pour ne les avoir ni corrigés, ni dénoncés à l'Eglise.
    Dans les lieux où j'ai résidé, j'ai constaté qu'on s'acquittait convenablement du devoir de l'aumône et de l'hospitalité ; il paraît cependant qu'autrefois les Templiers se montraient plus généreux sur ces deux points. »

    « Les chapitres se tenaient clandestinement, mais je ne sache pas qu'on ait jamais eu recours à des sentinelles armées pour en éloigner les indiscrets. »

    « L'Ordre tout entier devait observer ce qui était ordonné par le grand Maître, agissant de concert avec le convent. »

    « De grands scandales se sont élevés contre nous pour les raisons susdites. »

    « Je m'étais offert pour la défense de l'Ordre, mais j'ai, dans la suite, renoncé à mon projet. (Michelet, procès des Templiers). »

    Je ne m'attarderai pas à relever les nombreuses et choquantes contradictions qui existent entre les deux dépositions de Ponce de Beneuvre ; le lecteur le fera bien sans moi. Je constaterai seulement que formellement accusé dans celle de 1307 touchant les baisers et les crachats, Hugues de Paraud est complètement innocenté dans celle de 1311. Je dirai plus, l'Ordre du Temple lui-même se trouve vengé, par Ponce de Beneuvre, des indignes accusations portées contre lui. Une de ces accusations est sans doute reconnue exacte par le témoin, mais le fait incriminé, en le supposant vrai, ne saurait être imputé à l'Ordre, puisqu'il émane d'un simple particulier, sans mandat, sans autorité, d'un mauvais plaisant dont l'identité n'a pas même pu être établie.

    Comme celle de son compatriote Chrétien de Bissey, la déposition de Ponce de Beneuvre me paraît être celle d'un homme qui, obligé d'entrer dans la voie du mensonge, pour éviter la mort sur le bûcher, ne s'y engage qu'à regret et avec la ferme résolution d'y avancer le moine possible.

    Somme toute les agents de Philippe-le-Bel ont été fort Mal inspirés en le produisant comme témoin à charge, car ce n'est pas la culpabilité, mais l'innocence de l'Ordre qui se trouve établie par son témoignage.

    Un prêtre de l'Ordre, Pierre de Montigny, originaire du diocèse de Meaux, comparaissant le 24 novembre 1307 devant Nicolas d'Anessiaco, délégué du grand Inquisiteur ; déclara que lors de sa profession religieuse, qui avait eu lieu au Temple de Paris pendant le carême de l'année 1305, sous la présidence d'Hugues de Paraud, ce dernier lui avait ordonné, avec menaces, de renier le Christ, de cracher sur la croix, de le baiser sur le nombril, vêtements interposés, et l'avait autorisé à recourir à la sodomie lorsqu'il sentirait les ardeurs de la chair. (Michelet, procès des Templiers).

    Obtenus au moyen de la torture, ces aveux, comme tous ceux du même genre, ne méritent aucune créance. Pierre de Montigny étant mort peu après, « il n'est du moins plus fait mention de lui dans les pièces du procès », ne put ni les confirmer, ni les rétracter devant la Commission pontificale lorsqu'elle entra en fonctions. D'autre part, les témoins de sa profession n'étant pas nommément désignés, sa déposition échappe à tout contrôle, à toute critique ; elle ne saurait, par conséquent, constituer, une charge sérieuse contre Hugues de Paraud et moins encore contre l'Ordre du Temple.

    Les mêmes raisons nous autorisent à traiter comme quantité négligeable les dépositions de Jean de Cugy, du diocèse de Beauvais, garde du moulin de Paris, et de Guillaume de Bissey, prêtre originaire du diocèse de Langres, chapelain du grand Maître. Comparaissant le 24 octobre et le 22 novembre 1307, devant le délégué du grand Inquisiteur, ils avaient formulé contre Hugues de Paraud les mêmes accusations que Pierre de Montigny, en les aggravant même sur un point, puisqu'ils prétendirent que, dans leur profession, le baiser avait été donné non pas seulement sur le nombril, mais « in fine spinae dorsi. (Michelet, procès des Templiers). » La profession de Jean de Cugy, qui était âgé de 54 ans, avait eu lieu au Temple de Paris, en 1298, celle de Guillaume de Bissey au Temple d'Epailly, en 1295). Nous perdons ensuite complètement leur trace.

    Nous voyons disparaître, non moins brusquement, un autre accusateur, Pierre de Sivrey, chevalier, dont la torture dut avoir d'autant plus facilement raison, qu'il était à peine âgé de dix-sept ans lorsqu'il la subit. D'après sa déposition, enregistrée par le tribunal de l'inquisition le 24 octobre 1307, il avait fait profession à Paris, quelques mois seulement avant l'arrestation, dans la chambre d'Hugues de Paraud, qui, lui avait ordonné les reniements, les crachats sur la croix, le baiser sur le nombril, mais ne lui avait pas parlé de la sodomie. Le père de ce jeune homme, le chevalier Ancher de Sivrey, était lui-même engagé dans la milice du Temple. Loin de ratifier les aveux de son fils, il prit rang parmi les défenseurs de l'Ordre. (Michelet, procès des Templiers).

    A défaut d'autres éléments d'appréciation, cette opposition entre l'attitude du père et celle du fils rend cette dernière suspecte et elle porte à croire que, si plus, tard, lorsque la Commission papale entreprit son enquête, Pierre de Sivrey ne revint pas sur ses aveux pour faire cause commune avec son père, c'est qu'il avait cessé de vivre.

    Gauthier de Doullens, chevalier, originaire du diocèse d'Amiens, résidait au Temple de Vaymer, lors de l'arrestation. Il fut interrogé le 27 octobre 1307, avec les autres Templiers de la baillie de Caen, par quatre dominicains de cette ville, délégués du grand Inquisiteur.
    Après avoir prêté serment, tous répondirent négativement sur les divers chefs d'accusation.
    Le lendemain, les délégués revinrent à la charge, mais sans plus de succès. Voulant réussir, coûte que coûte, ils eurent alors recours au mensonge, aux promesses d'impunité, aux menaces et à l'isolement de chaque prisonnier. Ils amenèrent ainsi Gauthier de Doullens à faire des aveux, sauf en ce qui concernait l'idole, la cordelette qui aurait été mise en contact avec elle et le sacrement de l'Eucharistie. Or, Gauthier ayant été reçu dans l'Ordre, à Paris, par frère Hugues de Paraud, vers l'an 1294, son témoignage constitue une nouvelle charge contre le Visiteur. Ce témoignage est l'unique document qui nous reste. Gauthier de Doullens disparaît en effet après ses aveux et on chercherait en vain son nom dans la liste des Templiers qui comparurent soit devant le grand Inquisiteur, soit, devant la Commission pontificale.

    D'autre part, n'étant relatés que d'une manière vague, générale, sans spécification et sans indication des témoins de sa profession, les aveux de Gauthier de Doullens échappent à tout contrôle et nous devons nous en tenir au résumé de ses trois dépositions d'octobre 1307.

    Les deux premières innocentent Hugues de Paraud ; la troisième l'accuse. Mais quelle est la valeur de cette troisième ? Le rapport des enquêteurs va nous le dire avec une franchise que je ne sais comment qualifier, car elle peut-être tout aussi bien naïve que cynique. Transcrivons-le ; de tous les documents relatifs à l'interrogatoire des Templiers au lendemain de leur arrestation, c'est peut être le plus suggestif : « Pour ten que nous ne povions traire vérité des diz Templiers sur les erreurs contenus ès diz articles, ja soit ceu que il avoienl juré par deux fois et esté examinez le plus diligemment que nous povions... pour ten que iceux Templiers avoient tout mis en nie, leur montrasmes singulièrement, et à chascun par soi, plusieurs raisons et plusieurs voies, par quoi eux povoient avoir sauvement deu corps et de l'âme, se eux voloient vérité recognoistre et soi repentir... et nous leur promeismes à quitier toute peine temporel dont notre seigneur le roy les porroit punir de telx erreurs et mesmement pour plus mouvoir les, quant à traire vérité dels, leurs deismes et monstrasmes comme il estoit chose notoire et manifeste que la graignor partie des Templiers deu roiaume de France avoient cogneu et confessé les erreurs... et que se eus se parjuroient terche fois, bien si gardassent, que il leur convendroit souffrir tel peine, comme le cas requiert.... »

    C'était dire : « Nous ne cherchons pas la vérité ; nous la connaissons par le témoignage de la meilleure partie de vos frères. En niant par deux fois avec serment les fautes imputées à l'Ordre, vous vous êtes parjurés ; si vous recommencez une troisième fois nous vous infligerons les peines édictées contre les parjures. D'ailleurs, pourquoi ne pas avouer, comme nous le demandons, puisqu'en raison de cet aveu et du repentir que vous témoignerez, nous vous garantissons la remise de toutes les peines dont le roi notre seigneur pourrait vous frapper. »

    Ainsi placé dans l'alternative d'être supplicié comme parjure, s'il persistait dans ses dénégations, ou d'échapper à tout châtiment s'il avouait les fautes imputées à l'Ordre, Gauthier de Doullens fit ce que beaucoup d'autres, étant donnée la faiblesse humaine, auraient fait à sa place : il avoua, déclara se repentir, puis requit des Inquisiteurs « la miséricorde de l'Eglise », et des délégués du roi « la rémission de peine temporelle », ce qui lui fut octroyé. (Finke).

    La conclusion vient d'elle-même : des aveux obtenus dans de telles conditions, à la suite d'une telle pression, d'un tel marchandage, sont nuls de plein droit et ne méritent aucune créance. On ne saurait donc les retenir comme une charge contre le visiteur du Temple.

    Reste comme accusateur d'Hugues de Paraud le fameux receveur des finances royales en Champagne, frère Raoul de Gizi. Dans notre étude, Les Templiers à Sancey, nous avons reproduit in extenso ses trois dépositions, et, les discutant pied à pied, nous avons amplement démontré la mauvaise foi, la fourberie de ce personnage. Nous n'avons donc qu'à le récuser. C'est ce que nous ferons purement et simplement, ne voulant pas allonger par de fastidieuses répétitions une dissertation déjà trop longue.

    En résumé, non seulement Hugues de Paraud a varié et s'est contredit lui-même, mais il a été contredit par bon nombre de frères dont il reçut les vœux. D'autre part, les témoignages contre l'Ordre du Temple qui, sur certains points, concordent avec les siens, en différent sur plusieurs autres, et sont tous récusables comme nous venons de l'établir.

    Notre conclusion sera donc la même que celle de nos études précédentes et nous la formulerons ainsi : Dans les pièces du procès relatives aux trois Templiers qui se rattachent, à un titre quelconque, à la maison de Bonlieu, on ne trouve aucune preuve sérieuse de la culpabilité de l'Ordre du Temple.
    Sources : M. L'Abbé Auguste Pétel curé de Saint-Julien, membre résidant de la société académique de l'Aube, membres correspondant de l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon. Archives.Org

    Maison de Payns Procès



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